Dégagez l'intérêt philosophique du texte suivant en procédant à son étude ordonnée.

 

Voici le point de départ de la philosophie : la conscience du conflit qui met aux prises
les hommes entre eux, la recherche de l'origine de ce conflit, la condamnation de la
simple opinion et la défiance à son égard, une sorte de critique de l'opinion pour
déterminer si on a raison de la tenir, l'invention d'une norme, de même que nous
avons inventé la balance pour la détermination du poids, ou le cordeau pour distinguer
ce qui est droit et ce qui est tordu.

Est-ce là le point de départ de la philosophie ? Est juste tout ce qui paraît tel à chacun.
Et comment est-il possible que les opinions qui se contredisent soient justes ? Par
conséquent, non pas toutes. Mais celles qui nous paraissent à nous justes ? Pourquoi
à nous plutôt qu'aux Syriens, plutôt qu'aux Égyptiens ? Plutôt que celles qui
paraissent telles à moi ou à un tel ? Pas plus les unes que les autres. Donc l'opinion
de chacun n'est pas suffisante pour déterminer la vérité.
Nous ne nous contentons pas non plus quand il s'agit de poids ou de mesures de la
simple apparence, mais nous avons inventé une norme pour ces différents cas. Et dans
le cas présent, n'y a-t-il donc aucune norme supérieure à l'opinion ? Et comment est-il
possible qu'il n'y ait aucun moyen de déterminer et de découvrir ce qu'il y a pour les
hommes de plus nécessaire ?

Il y a donc une norme.

Alors, pourquoi ne pas la chercher et ne pas la trouver, et après l'avoir trouvée,
pourquoi ne pas nous en servir par la suite rigoureusement, sans nous en écarter d'un
pouce ?

Epictète, Entretiens

 

   

Epictète fut formé par le stoïcien Musonius Rufus, et, adhérant à la pensée stoïcienne, pensait que le monde était assujetti à un ordre immuable, et que chaque chose avait une raison d’être parfois difficile à cerner, parfois difficile à accepter, mais bien réel. La volonté des hommes de lutter contre cet ordre pour leur bonheur personnel ou leur aveuglement les conduit à se forger des opinions hautement subjectives et souvent éloignées du principe réel des choses sur lesquelles elles portaient. Il est donc nécessaire de concevoir une norme permettant de séparer le bon grain de l’ivraie, de déterminer la raison ou la réalité de chaque chose.

Dans les Entretiens, Epictète (ou plutôt son disciple Arrien, qui a posé par écrit les leçons de son maître) traite notamment du besoin de définir cette norme. Il montre le caractère irrecevable des opinions et ainsi, développe encore la notion de vérité, constitutive de la philosophie.

Dans un premier temps, nous analyserons la démarche intellectuelle et argumentative d’Epictète, avant d’étudier l’intérêt philosophique de ce texte.

 

Dans le texte étudié, Epictète traite de l’insuffisance des opinions pour parvenir à la vérité tant recherchée. Leur subjectivité, le fait qu’elles ne puissent être tenues pour acceptables que dans certaines situations suffisent à les considérer comme un obstacle à la vision philosophique du monde, une vision qui se doit d’être universelle et acceptée par tous. Une opinion ne pouvant pas être partagée par tous se heurte à d’autres opinions et des conflits que l’on pourrait éviter éclatent.

Il se demande donc s’il existe une voie, celle de l’opinion étant un cul-de-sac, pour enfin pouvoir accorder les diverses opinions. Epictète en vient ainsi à évoquer une norme, notion typiquement stoïcienne, qui permet de vérifier la réalité d’une assertion et le bien-fondé d’une opinion.

Pour lui, l’opinion est insuffisante pour déterminer ce qui est vrai, et il est absolument nécessaire de trouver la norme qui régit la pensée et le jugement et montre qu’il correspond bien à la réalité telle qu’elle est et non telle qu’elle est perçue.

Pour convaincre son auditoire, Epictète dénonce les méfaits de l’opinion et évoque l’existence d’une norme semblable à "la balance" ou "au cordeau", avant d’énoncer les raisons qui lui font conclure à la fausseté des opinions. Enfin, il place le lecteur -ou l’élève- devant la nécessité de découvrir cette fameuse norme qui permettrait d’accéder à la vérité, en étant garante qu’une opinion correspond bien au réel.

 

Epictète commence par évoquer le "point de départ de la philosophie", qui commença par "la conscience des conflits" provoqués par les opinions et qui déboucha sur leur critique par Socrate, et évoque ses raisons: en effet, quelle est la source de "conflit" chez les hommes, si ce n’est le choc d’opinions opposées ou du moins différentes? Le philosophe remonte rapidement à cette origine et la condamne, car elle est source de mésentente, de brouille, de guerre. Epictète résume même la tactique dialectique de Socrate, qui consiste à mener une "critique de l’opinion afin de déterminer si l’on a raison de la tenir", de déterminer effectivement son "poids" et de voir si cette opinion n’est pas tordue!

Puis Epictète analyse, avec une feinte naïveté, en se posant de nombreuses questions, le pourquoi de l’erreur que l’on commet lorsque l’on prend l’opinion comme vérité. Il explique les questions qu’un être raisonnable devrait se poser devant les impasses auxquelles conduisent les opinions. Adhérant à la pensée de Platon, il démontre que ce n’est pas le nombre de gens qui la partagent, ni même son unanimité qui est le gage du bien-fondé d’une opinion; pourquoi diable la majorité aurait-elle raison, alors que ceux-là mêmes que nous tenons pour la majorité ou la totalité, "les Syriens", "les Egyptiens", "nous", sont sujets à leur propre situation, et donc à caution? Pourquoi seraient "justes (les choses) qui paraissent telles à moi" plutôt qu’à "un tel"? C’est en quelque sorte l’opinion de l’un contre celle de l’autre, et donc un procédé peu enclin à mener vers la vérité. Epictète évoque des peuples aux modes de pensée radicalement différents, et donc possédant chacun leur propre opinion sur un sujet, puis examine le problème au niveau de l’individu, chacun possédant également ses propres opinions, différentes de celles de son interlocuteur: les opinions sont conditionnées par la culture et l’éducation de chacun.

Prenant l’exemple matériel des poids et des mesures, Epictète montre que, tout comme l’on a besoin d’une norme pour juger du poids d’une chose ou de sa taille, ces normes ayant été créées, l’on se retrouve dans la nécessité de devoir définir une norme permettant de jauger une opinion. Le "nous" qu’Epictète prend comme sujet renvoie au genre humain, qui a tôt fait de définir des étalons utiles à sa vie matérielle, et qui doit maintenant s'ateller à l’élaboration d’un étalon dont la nécessité est encore plus cruciale: définir la vérité.

Ainsi, Epictète se pose une question à l’allure désepérée: "n’y a-t-il donc aucune norme supérieure à l’opinion?" Il semble consterné par les ravages que l’opinion fait sur son passage, et feint de se lamenter sur le fait "qu’il n’y ait aucun moyen de déterminer et de découvrir ce qu’il y a pour les hommes de plus nécessaire". En fait, fidéle a son modèle stoïcien, Epictète est convaincu qu’il y a un principe et une marche des choses qui répondent à une logique, et qu’il est donc de l’intérêt, voire du devoir de l’homme de découvrir ce principe inaltérable, et d’en déduire une norme qui conduirait à la vérité.

Epictète, fort de sa pétition de principe, affirme qu’"il y a donc une norme".

Puis il pose une question aux allures de conseil: "Pourquoi ne pas (...) chercher" cette norme, puisqu’elle sera assurément garante de la vérité incontestable, et dont il faudra se "servir (...) rigoureusement, sans nous en écarter d’un pouce" afin d’éviter à jamais l’écueil des opinions. Il énonce cette idée dans toute son évidence et sa nécessité.

 

Le texte d’Epictète traite ainsi d’un concept fondateur de la philosophie, qui fait d’ailleurs sa particularité: le concept de vérité universelle. De la même maniére que nul ne peut contester la taille et le poids d’un objet ou d’un corps, le discours philosophique, s’il définit une norme, ne pourra qu’être reconnu et accepté par ceux qui y seront confrontés. La thèse d’Epictète, selon laquelle l’opinion est loin d’être suffisante pour expliquer la réalité, au contraire d’une norme qui correspond au réel, n’est à vrai dire pas vraiment nouvelle: c’est également le message de Platon (après Socrate), qui s’efforce de construire une ontologie, tenant un discours sur ce qui est ayant une valeur universelle. Epictète a le mérite de "coucher sur papier" ce concept, à en expliquer les fondements et les motivations.

Dans Gorgias, de Platon, on assiste à la confrontation de Socrate et de Calliclés, qui refuse de jouer le jeu du dialogue. Les philosophes sont ainsi contraints d’aller au-delà de l’obtention de l’accord de l’interlocuteur par le dialogue, et en quelque sorte, de leur asséner la vérité, le réel tel qu’il est, incontestable. Et de mettre au point, ainsi, une norme.

De plus, en insistant davantage sur la nécessité de rechercher cette norme véritable que sur l’action de la trouver, Epictète met en évidence un autre fondement de la philosophie: l’interrogation dans laquelle, pour Socrate, est la vraie tâche du philosophe.

 

Le texte d’Epictète illustre donc la pensée philosophique d’Epictète, pour qui la recherche d’une norme pouvant évaluer le répondant d’une opinion sur le réel est une tâche essentielle pour les hommes qui ont à vivre en harmonie les uns avec les autres, s’inspirant ainsi de la pensée stoïcienne à laquelle Epictète adhére. Le texte a le mérite de construire une argumentation défendant le concept de vérité et son absolue nécessité pour éviter les erreurs et les conflits.

Commentaire d'Etienne Thébault,
élève au lycée Saint Pierre Chanel de Thionville
Septembre 1998