« Il me semble de plus en plus que le philosophe, étant nécessairement l'homme de demain ou d'après demain, s'est de tout temps trouvé en contradiction avec le présent; il a toujours eu pour ennemi l'idéal du jour. Tous ces extraordinaires pionniers de l'humanité qu'on appelle des philosophes et qui eux mêmes ont rarement cru être les amis de la sagesse mais plutôt des fous déplaisants et de dangereuses énigmes, se sont toujours assigné une tâche dure, involontaire, inéluctable, mais dont ils ont fini par découvrir la grandeur, celle d'être la mauvaise conscience de leur temps. [...]

En présence d'un monde d'"idées modernes" qui voudrait confiner chacun de nous dans son coin et dans sa " spécialité", le philosophe, s'il en était encore de nos jours, se sentirait contraint de faire consister la grandeur de l'homme et la notion même de la "grandeur" dans l'étendue et la diversité des facultés, dans la totalité qui réunit des traits multiples; il déterminerait même la valeur et le rang d'un chacun d'après l'ampleur qu'il saurait donner à sa responsabilité. Aujourd'hui la vertu et le goût du jour affaiblissent et diluent le vouloir, rien n'est plus à la mode que la débilité du vouloir. »

 

NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, § 212

 

 

Quel peut bien être le rôle du philosophe ? Nietzsche s’emploie à le définir en relation avec son temps au début de l’aphorisme 212 de Par de-là le Bien et mal.

Si l’on en croit Nietzsche, le philosophe aurait un rôle de précurseur. Posté à l’avant garde de la pensée, il serait dans l’obligation de dénoncer les faux idéaux de son temps.

Il serait intéressant, après avoir rendu compte de l’argumention de Nietzsche, de mesurer la pertinence d’un tel point de vue.

 

Nietzsche tente de prouver au début de l’aphorisme 212 de Par de-là le Bien et mal que, même si la pensée d’un philosophe s’inscrit dans son époque, elle le fait avec un recul critique qui lui permet de ne pas s’enfermer dans les limites étroites des idées de son temps. Il faut comprendre par là que le philosophe est quelqu’un qui prend ses distances avec l’opinion publique &emdash; la doxa tant décriée par Platon &emdash; pour essayer d’atteindre un niveau de réflexion (comparable au monde des Idées du même Platon) qui reste inaccessible au plus grand nombre, tout en le devançant.

Comme la structure de l’extrait nous le suggère, la réflexion de Nietzsche s’articule en deux parties distinctes. Dans l’une, correspondant au premier paragraphe du texte, Nietzsche, en se plaçant à un point de vue général, évoque avant tout la nature visionnaire qui est celle du philosophe à toute époque, tandis que dans l’autre, correspondant au second paragraphe, il est davantage question de l'ouverture d’esprit du philosophe, plus nécessaire que jamais à l’époque moderne, soit, plus précisément encore, du statut spécifique de la philosophie à l’âge moderne, caractérisée par l’absence de tout cloisonnement du savoir, seule susceptible de favoriser une volonté forte, responsable.

 

Nous pouvons, après avoir constaté cette répartition des idées, essayer de les étudier de façon plus approfondie.

Pour faire valoir son idée selon laquelle la philosophie aurait une fonction essentiellement critique, Nietzsche part d’un constat simple : les philosophes ont toujours été, de l’Antiquité à nos jours, en avance sur leur temps. Nietzsche parle en ce sens d’" homme de demain ou d’après-demain ". Ce constat lui permet d’expliquer le rapport, critique, que le philosophe entretient avec son époque et d’expliquer ainsi qu’il soit " en contradiction avec le présent ". Comment ne pas évoquer ici le cas de Socrate, l’ " inventeur " de la philosophie qui le premier a dénoncé l’aveuglement de ses contemporains. On peut ici s’arrêter sur les raisons de ce déficit en perspicacité du commun des mortels. Socrate était en effet une personne qui remettait en cause à la fois les valeurs traditionnelles mais aussi les valeurs dites " progressistes ", et, plus particulièrement, démocratiques. Non que Socrate se soit contenté d’un travail de synthèse entre ces deux modes de pensée, mais en les dépassant en ce qu’elles avaient l’une et l’autre d’unilatéral et donc de trop étroit. Ce faisant il remettait en cause l’ordre établi et s’attirait les haines de tous.

On le sait, Nietzsche est comme de nombreux autres philosophes quelqu’un qui s’élève contre les préjugés. C’est sans doute pour cette raison qu’il désigne l’" idéal du jour " comme étant l’" ennemi " par excellence du philosophe. On peut s’arrêter quelques instants sur l’emploi de ces termes, qui n’est évidemment pas anodin. Au sens strict du terme, l’idéal du jour est ce que l’on tient à un moment donné comme étant le meilleur, que ce soit sur le plan moral, politique, existentiel ou même esthétique. Nietzsche, comme d’autres, s’oppose donc à cette forme de sclérose des esprits que constitue la quête de quelque chose qui serait à la fois, dérisoirement, parfait et momentané, tel l’idéal démocratique à l’époque de Platon, tant décrié par lui.

Il est nous est permis en effet de penser que Nietzsche vise, entre autres, les idéaux politiques. Le XIXème siècle, que certains pamphlétaires n’hésiteront pas à qualifier de " stupide ", est bel et bien jonché d’idéaux politiques variés et contradictoires qui se succèdent. La France est une exemple très symptomatique de cette période. Or Nietzsche dénoncera plus que tout autre ces utopies.

Nietzsche nous explique donc que le philosophe est comme condamné à être continuellement en conflit avec son temps, même s’il s’inscrit personnellement dans son époque dont il s’emploie à discréditer les idoles. Reste que ce " conflit " ne doit pas être vain : il doit mener la pensée à ne plus caresser des chimères. On voit poindre ici l’un des axes, sinon l’axe le plus essentiel de la pensée de Nietzsche, à savoir son relativisme selon lequel " rien n’est absolu, rien n’a de sens en soi ". La remise en question des valeurs, en particulier morales, de la société s’avère nécessaire pour poursuivre l’entreprise philosophique d’assainissement intellectuel.

Corroborant ce que nous disions précédemment, Nietzsche parle des " pionniers de l’humanité " en désignant les philosophes. Il leur reconnaît ainsi une fonction en quelque façon prophétique : ils ouvrent des chemins inédits à la pensée, prélude de l’action. Mais ce qui paraît plus intéressant ici est la mise en avant du regard que les philosophes attirent sur eux. L’attitude des philosophes - dont Nietzsche dit qu’ils en sont bien conscients - est de nature à les discréditer non seulement en tant qu’hommes " sages " mais aussi en tant qu’ " amis de la sagesse ", ainsi que leur nom tendrait à les faire considérer, au point, nous dit-il, de passer à leur propres yeux pour être des " fous déplaisants " ou encore de " dangereuses énigmes ". De fait, tous les philosophes, qu’ils l’aient voulu ou non, ont toujours être amenés à remettre en question l’ordre établi, en mettant en cause la pensée commune. Ainsi, sans le siècle des Lumières (le XVIIIème siècle) &emdash; ces Lumières étant avant tout des philosophes &emdash; et sa remise en cause de l’absolutisme royal au nom d’une nouvelle " rationalité " de l’Homme, autonome, la démocratie n’aurait pu voir le jour. On comprend dès lors que Nietzsche en vienne à dire que les philosophes soient la " mauvaise conscience de leur temps " et qu’il le soient en totale conformité avec leur vocation quasi-ascétique, soulignée par l’emploi des adjectifs : " dure, involontaire et inéluctable ". C’est à eux en effet que revient le rôle de mettre leurs contemporains mal à l’aise en leur faisant prendre conscience de leurs défaillances.

 

Après avoir essayé de définir le rôle du philosophe en tout temps, Nietzsche va donc le préciser pour l’époque moderne. Se trouvent ici visées vraisemblablement les idées pessimistes de Schopenhauer que Nietzsche avait commencé par admirer avant de le renier.

Nietzsche évoque ainsi, non sans ironie, les " idées modernes " qui veulent " confiner " chaque penseur " dans son coin " en faisant de la " spécialisation " le nec plus ultra du progrès ! Comment ne pas penser à ce propos au philosophe contemporain Michel Serres qui définit le philosophe comme étant un " touche à tout " au sens non péjoratif de l’expression et ajoutant, chose essentielle, que " la philosophie s’appuie sur la totalisation du savoir ". Il y a un évident besoin de pluridisciplinarité dans la démarche philosophique. C’est ce que s’évertue d’affirmer Nietzsche. Or, qu’est-ce que sont en train de faire les scientifiques de toutes espèces, rationalisateurs à tout crin ? Ils s’enferment dans leur champ réduit d’étude alors que la philosophie se caractérise par l’indétermination a priori de son champ d’investigation. C’est ce que Nietzsche affirme haut et fort. Pour lui, la pluralité des connaissances est une condition sine qua non de toute entreprise philosophique. Il dénonce donc l’amalgame qui est fait entre des esprits simplement " instruits ", érudits dans leur domaine, et des esprits " cultivés ", capables de prendre du recul grâce à des connaissances multiples. Aussi Nietzsche ne peut-il que dénoncer l’idée que se font ses contemporains de la " grandeur ", qui la font coïncider avec l’étroitesse de vue ! Et on le comprend : loin d’être une élévation de l’âme, la spécialisation à outrance de la pensée a pour effet de la confiner dans des horizons réducteurs qui lui rognent les ailes, lui interdisant toute prise de responsabilité.

Et c’est bien là ce que Nietzsche lui reproche : le philosophe, écrit-il, aux antipodes du goût des temps modernes pour la spécialisation, ne peut que " déterminer le rang de chacun d’après l’ampleur qu’il saurait donner à sa responsabilité ". La responsabilité n’est-elle pas en effet l'ampleur du sentiment par lequel chacun se reconnaît l'auteur de ses actes et des risques qu'il est prêt à véritablement assumer. Quand la responsabilité est étroite, alors la grandeur est réduite. Quand la solidarité avec le réel est totale, alors la grandeur est immense. Alors que le médiocre se voue à une irresponsabilité méprisable, la conscience noble prend tout à son compte. Le premier croupit dans les marécages de l'irresponsabilité. Le second, qui a une haute idée de lui-même et de sa mission, assume tout, et ce, grâce à son énergie surabondante.

On comprend dès lors que Nietzsche déplore, à la fin de l’extrait, de manière très acerbe la " débilité du vouloir " de l’homme moderne dont l’envergure est mesurée proportionnellement à son étroitesse de vue. Avec la spécialisation, l’énergie nécessaire à la volonté se raréfie. Avec le confinement de la pensée dans des limites étroites, la volonté ne peut, en réduisant son champ d’action, que perdre de sa puissance et devenir ainsi débile, au sens physiologique du mot, c’est-à-dire d’une maladive faiblesse. Comment faire preuve en effet de volonté lorsque l’on ne vous demande pas de voir plus loin que le bout de votre nez ? Pas de " grandeur " sans affirmation de soi dans le dépassement de ses limites ! Lorsque Nietzsche parle de " débilité du vouloir " il porte à l’encontre de son époque la condamnation la plus terrible qui soit à ses propres yeux. Pour lui l’énergie vitale se mesure en effet à l’intensité de l ’énergie du " vouloir ", de la " volonté de puissance ". Il n’y a pas pire déchéance pour lui que d’être " soumis, résigné, stupide ", selon la formule qu’il emploie par ailleurs dans Par de-là Bien et Mal. Pour Nietzsche, si l’on veut faire de la philosophie, il faut " vouloir en faire ". Derrière cette apparente répétition, on peut déceler cette signification : vouloir son indépendance de jugement, vouloir dépasser le manichéisme des notions de Bien et de Mal, référence au titre de l’œuvre, vouloir intégrer la multiplicité de ses connaissances à la totalité unifiante de sa réflexion, telle est, pour Nietzsche, semble-t-il, la formule de tout " vouloir " énergique, plein de vie. La " débilité " en est la négation. C’est un vouloir travesti, vicié, appelant les foudres de la philosophie, qui ne saurait s’accommoder de la tiédeur, dont Nietzsche dit par ailleurs qu’il la vomit tout en déclarant, par ailleurs encore, des idées modernes qu’elles sont son vomitif.

 

Nietzsche ne s’est certainement pas trompé en affirmant que le philosophe est un " ennemi de l’idéal du jour ". C’est même une nécessité pour qu’il ne se fourvoie pas dans une pensée " standardisée ". Cependant, le philosophe doit-il forcément être la " mauvaise conscience de (son) temps " ?

On est en droit de penser que la philosophie ne se limite pas à être réactive face aux idées de son temps. On peut en effet s’interroger sur la totale pertinence du jugement de Nietzsche, car si le philosophe, on en convient, ne doit pas forcément être la " bonne conscience " de son temps, doit-il en être uniquement la " mauvaise " ? On pourrait penser que le rôle du philosophe est autre, qu’il transcende la simple idée d’opposition, qu’il part d’un raisonnement tellement détaché qu’il ne peut pas être simplement considéré comme un esprit déviant, au sens sociologique du terme. C’est peut-être réduire la philosophie à la portion congrue, qu’elle devrait outrepasser, que de l’enfermer dans un rôle de contestation.

Toutefois, il est évident que l’on ne peut, malheureusement, que donner raison à Nietzsche car, hormis les scientistes ou les positivistes, en accord avec les retombées positives des révolutions Industrielles, aucun philosophe ne sera en accord avec son temps, de Socrate à Nietzsche en passant par Platon, Descartes et Kant. Chacun, à son époque, n’a-t-il pas frayé à la pensée des chemins inédits qui ont fait sauter les barrières des idées dominantes de leur temps ?

 

Après avoir observé que Nietzsche aurait été tenté de définir la philosophie comme un outil de pure contestation, on s’est rendu compte que son message dépassait cette idée réductrice. L’auteur nous prouve que les philosophes, outre la remise en question totale et profonde des valeurs qu’ils imposent à leur temps, puisent leur énergie dans un savoir ample, " totalisant ". Ce qui leur permet de détruire les idées fausses, toujours au nom d’un unique principe, selon lequel aucune " vérité absolue " n’existe, le " vouloir " philosophique, sans compromission avec " l’idéal du jour ", jouant le rôle de détonateur.

 

 

Jonathan Gindt,
élève en Terminale ES à Saint Pierre Chanel en 2001-2002,
revu et corrigé par Michel Pérignon

 

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