Albert Camus

(1913 -1960)

 

 

Romancier, dramaturge, essayiste, journaliste et résistant, Albert Camus est peut-être par excellence la figure de l'écrivain et de l'intellectuel français d'après-guerre. Profondément engagé dans les luttes et les débats de son temps, il continue, malgré les malentendus que sa renommée même a valus à son œuvre lucide et sincère, de jouer un rôle majeur dans la littérature du XXe siècle.

Le souvenir d'une jeunesse misérable semble avoir définitivement orienté une sensibilité que les honneurs n'ont pas détournée: en 1957, à Stockholm, face aux têtes couronnées, le nouveau prix Nobel de littérature rendra, à la tribune, hommage à son instituteur.

 

Un jeune homme pauvre

Albert Camus est né à Mondovi en 1913, dans une famille plus que modeste. Survient la Première Guerre mondiale; son père, ouvrier agricole, est tué au front; sa mère s'installe à Alger, dans un modeste logement, et vit de ménages et de menus travaux. Camus dira plus tard comme cette expérience de la pauvreté fut sa véritable école. Son oncle, un boucher amateur de livres, lui donne le goût de la lecture. Mais le jeune homme préfère encore consacrer son temps à l'amitié, aux baignades et au football. Encouragé par son instituteur, il bénéficie d'une bourse qui lui permet de poursuivre ses études au lycée puis à l'université d'Alger, où il obtient son diplôme de philosophie. Mais de santé fragile et craignant la routine, il renonce à enseigner.

 

L'entrée en littérature

De 1934 datent son premier mariage, qui ne durera que deux ans, et son adhésion au parti communiste, qu'il quittera trois ans plus tard. S'il se cherche dans la vie, il se trouve dans la littérature. L'Envers et l'Endroit (1937), son premier essai, contient déjà les thèmes majeurs de son œuvre: le soleil, la solitude, l'absurde destin des hommes. En 1938, Noces confirme ses dons d'écrivain et la nature d'une sensibilité à qui la méditation ne peut suffire. Le jeune auteur parvient à concilier son goût pour l'écriture, pour la réflexion et pour l'action en étant journaliste à Alger républicain et animateur d'une troupe de théâtre.

La guerre vient alors modifier le cours des choses. La censure entraîne la disparition du journal auquel il travaillait, et Camus est écarté de l'armée pour raison de santé.

 

L'élaboration d'une philosophie

Il se remarie et quitte l'Algérie pour la métropole. À Paris, il rejoint la Résistance dans le réseau «Combat», pour des missions de renseignement et de journalisme clandestin. Surtout, il travaille déjà à ce qu'on peut nommer le «cycle de l'absurde». De 1940 à 1945, en trois œuvres majeures, une philosophie s'élabore. Meursault, dans l'Étranger, tue un Arabe presque par hasard et éprouve dans sa cellule l'indifférence du monde. Au théâtre, c'est Caligula, incarné par Gérard Philipe, qui entend pousser l'absurdité des choses jusqu'à susciter la révolte. Le Mythe de Sisyphe aborde les mêmes questions de façon théorique: faute d'un sens à la vie, l'homme peut en dépasser l'absurdité par la «révolte tenace» contre sa condition.

Ces ouvrages sont à l'origine de ses premiers succès mais aussi des premières critiques et des premiers malentendus. Présenté par la presse comme un philosophe désespéré, il est associé à Jean-Paul Sartre et au courant existentialiste, ce dont il se défend, vainement. Quoi qu'il en soit, il fait maintenant partie de ce qu'on appelle l'«intelligentsia française». Les éditions Gallimard l'accueillent dans leur comité de lecture.

 

De la révolte au prix Nobel

Rédacteur en chef du journal Combat à la Libération, Camus prend désormais position sur les grands débats qui secouent le monde: la bombe atomique, les révoltes coloniales, la peine de mort... Il voyage en Algérie, en Amérique et s'émeut partout de la misère des hommes.

Dès 1947, il a entrepris un nouveau cycle sur la révolte avec un roman, la Peste, où les hommes sont confrontés au symbole d'un mal insurmontable. Les terroristes russes mis en scène dans les Justes s'interrogent eux aussi sur le sens de leurs actes à la fois meurtriers et justiciers.

 

Polémiques et crise morale

Son essai l'Homme révolté provoque une longue et violente controverse: des journalistes l'attaquent, des partis politiques, des écrivains aussi, comme Jean-Paul Sartre ou André Breton, qui lui reprochent des tendances «bourgeoises». Camus se défend, s'explique, répond. La polémique dure un an et finit par le décourager, tandis que sa santé se dégrade. Il se détourne pour un temps du genre romanesque et se consacre à des adaptations dramatiques d'auteurs étrangers: Dostoïevski, Calderón, Buzzati, Faulkner. Il continue par ailleurs d'intervenir en faveur des victimes, de s'élever contre les bourreaux. Ce retour sur soi n'est ni un retrait ni un renoncement. Du reste, la crise qu'il traverse trouve bientôt son expression littéraire et, en 1956, il publie la Chute, un récit qui marque un renouvellement de sa manière: à Amsterdam, loin du ciel méditerranéen, un ancien avocat confesse sa mauvaise conscience et sa culpabilité en un monologue plein d'ironie et de sarcasmes. Un recueil de nouvelles paraît l'année suivante, l'Exil et le Royaume, où s'expriment plus de doutes que de certitudes.

 

La consécration

Comme Jonas, le peintre d'un de ses textes, enfermé dans une cage pour échapper aux visiteurs, Camus se sent prisonnier de son public, que celui-ci l'admire ou le conteste. Si la célébrité lui pèse, elle va pourtant atteindre son sommet. En 1957, le prix Nobel de littérature lui est décerné. À quarante-trois ans, il est le plus jeune écrivain jamais distingué à Stockholm. Cette consécration internationale peut augmenter sa fatigue, elle n'entame pas son énergie: il met bientôt en chantier un nouveau roman, le Premier Homme, resté inachevé (et publié, bien après sa mort, en 1994), dont on a pu dire qu'il aurait inauguré un «cycle de l'amour».

Le 4 janvier 1960, Camus rentre à Paris avec son éditeur. Près de Villeblevin, dans l'Yonne, la voiture percute un arbre. Mort absurde, qui donne pourtant à l'œuvre son unité. Les Carnets qu'il a laissés témoignent de l'effort constant d'une vie vers la lucidité et l'authenticité.

Peut-on présumer de la place qu'occupe, qu'occupera Camus dans l'histoire littéraire? La littérature à thèse suscitant aujourd'hui moins d'intérêt, Camus pourrait apparaître d'abord comme l'héritier de Montaigne et des moralistes classiques grâce à des essais littéraires qui retiennent moins par la solidité d'un système que par la force d'un style au service d'un esprit libre et sincère.

 

Une œuvre multiple

Comme bien des écrivains de sa génération, Camus a voulu pratiquer tous les genres littéraires qui pouvaient contribuer à l'expression de ses idées ou de ses doutes. Aussi est-il plus juste d'articuler ses œuvres autour des thèmes qu'elles abordent plutôt qu'en fonction du genre dont elles relèvent: le roman, le théâtre et l'essai. Il a lui-même désigné les deux grands cycles de sa maturité: l'absurde et la révolte. Mais on ne peut négliger ni les essais de jeunesse ni les derniers récits, qui annonçaient sans doute une nouvelle manière, prématurément interrompue.

 

Ardeur de vivre et absurde

Du vivant de Camus, les polémiques ont pu faire croire à des revirements successifs. Avec la distance du temps, c'est surtout la cohérence d'un parcours et d'une œuvre qui s'impose. Les thèmes des premiers essais traversent toute l'œuvre: l'ardeur de vivre, la passion méditerranéenne du soleil et de la mer. C'est sur une plage ensoleillée que Meursault commet son crime, et les rescapés de la peste retrouvent le goût de vivre lors d'une baignade en mer. La «pensée de midi» par laquelle s'achève l'Homme révolté est aussi celle des Noces et de l'Été: lucide, solaire, ardente. Mais «tout ce qui exalte la vie accroît en même temps son absurdité».

À dire vrai, ce n'est pas le monde qui est absurde, mais le sens que l'homme y cherche, sans le trouver. Sur cette mécanique aveugle et privée de signification se fonde un divorce. Comme Meursault, comme Sisyphe, nous sommes condamnés à pousser sans fin un rocher devant nous. La vie vaut-elle alors d'être vécue? Oui, car l'homme, dans son inutile effort, est plus grand que son destin puisqu'il peut se révolter contre lui. Telle est sa liberté. «Il faut imaginer Sisyphe heureux.»

 

Révolte et humanisme

L'homme n'existe donc que par sa révolte, qui peut prendre mille formes: philosophique, historique, politique, poétique... Mais, entre l'esclavage consenti et la violence révolutionnaire, la création est la vraie liberté, le plus humble et le plus fier effort humain. C'est ce que mettent en pratique les personnages de la Peste. Pourtant, au milieu du XXe siècle, le monde reste convulsif, l'individu inquiet. Camus a le sentiment de n'avoir pu construire une vraie sagesse, et de n'avoir abouti qu'à une mauvaise conscience. Les derniers récits, désenchantés, témoignent d'un échec, d'un pessimisme tenace. Ce qui reste de cette remise en cause, c'est la vérité, la noblesse de l'homme, «la vie joyeuse et déchirée» célébrée dans le Discours de Suède.

C'est pourquoi le mot «existentialiste» définit moins Camus que celui d'«humaniste». Qu'importe si les questions ne trouvent pas de réponses? L'humanisme peut s'accomplir dans l'inquiétude, fixer sur elle sa conscience, sa mesure et ses limites. La générosité et la vertu ont-elles besoin d'espérance? Faute de sainteté, d'héroïsme et de sagesse, il convient avant tout d'être un juste. Nul doute que Camus l'ait été.

 

Un style au service de l'idée

Les idées ne sont rien sans leur expression. Et l'œuvre de Camus est celle d'un écrivain, non d'un philosophe. Il l'a dit lui-même sans dissiper cet autre malentendu. De même qu'il n'a pas voulu se cantonner à un genre, il s'est gardé de limiter son style à un seul registre. «J'ai adapté la forme au sujet, voilà tout.» En effet, selon le sujet ou le personnage, l'écriture change: neutre pour Meursault dans l'Étranger; rigoureuse, objective et pourtant passionnée pour la chronique de la Peste; ironique pour Clamence dans la Chute. Si les articles usent d'une prose impeccable et vibrante, où le mot va droit à l'idée, sans effets ni sécheresse, c'est peut-être dans les essais littéraires que s'affirme surtout la maîtrise d'un langage personnel. Mieux que des arguments, les images, les rythmes composent une méditation lumineuse, un hymne à la beauté et à l'ardeur. Parallèlement, alors qu'il revient dans l'Été au lyrisme magique des Noces, Camus, dans les derniers récits, devient moraliste et poète. Le ton de la confidence remplace celui des discours. «Les styles, disait-il, ne sont pour moi qu'un moyen.»

 

© Encyclopédie Hachette Multimédia 1998