MONTAIGNE

(1533-1592)

 

 

Montaigne, cet analyste pénétrant des états du moi, scrute ce qu'il appelle " l'arrière-boutique ", le moi, dans toute sa complexité et ses contrastes: " Je ne vise ica qu'à me découvnr moi- même, qui serai par aventure autre demain, si nouvel apprentissage me change " (Essais, I).

 

Biographie

Né en février 1533, au château de Montaigne, près de Bordeaux, Michel de Montaigne appartient à une famille de riches négociants bordelais, anoblie en 1519. Son père, Pierre Eyquem, est un humaniste: éveillé le matin en musique Montaigne apprend le latin comme une Langue vivante. Après avoir étudié La philosophie à Bordeaux et Le droit à Toulouse, il devient magistrat: conseiller à La Cour des aides de Périgueux, puis, en 1557, conseiller au parlement de Bordeaux. En 1558, il se lie d'amitié avec son collègue Etienne de La Boétie qui mourra, en 1563, à l'âge de trente-trois ans, après avoir rédigé le fameux Discours de la servitude volontaire, qui énonce la question énigmatique entre toutes: comment se fait-il que les hommes combattent pour leur servitude comme s'il s'agissait de leur salut ?

Dès 1572, Montaigne commence à rédiger les Essais, durant une retraite au château de Montaigne. Mais il est tiré de celle-ci et chargé d'une mission auprès du parlement de Bordeaux. La première édition des Essais (deux premiers livres) paraît, en 1580, à Bordeaux.

Au lendemain de cette publication, il entreprend un long voyage (15801581), en partie pour soulager par les eaux thermales sa " maladie de La pierre " (calculs rénaux avec coliques néphrétiques). Il passe par Paris, Baden et Munich, séjourne à Rome. En septembre 1581, il apprend son élection comme maire de Bordeaux. Bon administrateur, il sera réélu en 1583.

Il fait paraître une nouvelle édition des Essais (avec le troisième livre), en juin 1588. Il fait aussi La connaissance de Melle de Gournay, admiratrice des Essais et sa a fille d'alliance ". Poursuivant son enrichissement des Essais, il y travaille encore quand il meurt, avec douceur, Le 13 septembre 1592.

 

LES OEUVRESiMPORTANTES

 

Journal de voyage (1580-1581, découvert au XVIIIe siècle et publié en 1774)

Essais (1580, 1588, 1595).

 

CONCEPTS ET TERMES ESSENTIELS

 

Dieu: puissance incompréhensible, hors du temps, n'exerçant pas son action dans les affaires humaines.

Essais: expériences de la vie.

Homme: individu portant en soi La forme entière de l'humaine condition. Nature: doux guide, accordant sa protection à la totalité des êtres animés.

Philosophie: apprentissage de soi et de La sagesse. Sage: celui qui possède le gouvernement de soi.

 

 


Portrait

par J.-F. Revel, Le Point 22 AOUT 1992 -NUMÉRO 1040

 

Le Champion de la tolérance

Penser sans théorie mais n'hésiter jamais quand la morale est en jeu . Tout Montaigne est là. Et Jean-François Revel le revisite, ébloui.

Ce fut durant l'été qui suivit mon baccalauréat de philosophie que, fuyant les «morceaux choisis» auxquels le génie de Montaigne se prête fort peu, je pratiquai ma première immersion complète dans les « Essais ». Cette lecture sidérante me conduisit à me poser par contraste une question sacrilège: les systèmes philosophiques ne seraient-ils pas destinés à suppléer l'absence d'idées ? N'est-on pas acculé à construire une théorie lorsque et parce qu'on reste stupide devant chaque occurrence d'une réalité dont la diversité nous submerge ?

Montaigne étalait avec une inépuisable impétuosité ce qu'est penser sans théorie, penser en prise directe sur le réel et sur l'humain. La philosophie systématique m'apparut soudain, à mesure que je le lisais, lui qui s'en passait si souverainement, comme une prothèse, une roue de secours, un micro. Si on a besoin d'un micro, c'est qu'on n'est pas un grand chanteur, me disaisje. Puis, plus tard, je finis par entrevoir qu'un large public a besoin, lui aussi, de systèmes et de théories, qui sont comme les voyages organisés de la pensée, et répondent à son besoin de répéter au lieu de réfléchir. Les modes intellectuelles n'ont pas d'autre cause. C'est pourquoi les philosophies ne se réfutent pas: elles se démodent. J'en déduisis la permanence d'une demande de substitut philosophique à l'impuissance intellectuelle, et donc que chaque époque doit nécessairement avoir son charlatan, lequel fait beaucoup de petits.

Montaigne, quant à lui, ne s'est à aucun moment démodé pendant les quatre siècles qui nous séparent de sa mort. Il a été constamment lu, puisqu'il possède l'originalité authentique et n'avait donc pas eu à en fabriquer le mirage dans une contorsion du discours, ce qui est la recette des succès passagers. « Personne n'est exempt de dire des fadaises, le malheur est de les dire curieusement », écrit-il. Rien n'est plus superficiel que de le classer parmi les sceptiques, ou plutôt de considérer son doute comme l'adhésion à une école sceptique. Montaigne n'est d'aucune école. Si rien ne le convainc, dans l'ordre de la connaissance pure, c'est qu'à son époque rien n'était convaincant. L'héliocentrisme copernicien même reste alors une pure opinion, jusqu'à ce qu'au siècle suivant Kepler, Galilée, Huyghens, Newton fondent l'astronomie scientifique sur le calcul et l'observation. Montaigne inaugure la pensée moderne par la négation créatrice, qui est le contraire de l'ignorance résignée.

Avant la constitution des sciences exactes, quelle tâche sérieuse pouvait solliciter un esprit soucieux de connaître cet ennemi de l'imposture sinon l'attention immédiate et intégrale à l'humain ? Par quel mystère Montaigne est-il, dans l'Histoire, le premier écrivain qui se libère de toute idée préconçue pour simplement raconter l'homme, le regarder être, ou plutôt passer ? « Je ne peins pas l'être je peins le passage. Je n'enseigne point je raconte. Distinguo est le plus uniuersel membre de ma logique.»

Si la certitude intellectuelle est pour Montaigne difficile d'accès, en revanche il n'hésite jamais quand la morale est en jeu. L'image convenue d'un Montaigne refusant de choisir entre le Bien et le Mal est, à chaque ligne, démentie par les diatribes du polémiste « engagé » dont foisonnent les « Essais ». Il est le premier grand champion moderne de la tolérance. Il condamne la violence, aussi bien dans les guerres de Religion françaises, où il donne tort aux deux camps, que dans la conquête du Nouveau Monde, contre laquelle il signe le premier pamphlet anticolonialiste des Temps modernes. Mais il récuse aussi la force dans l'usage que nous avons appelé bien après lui révolutionnaire. Il argue qu'une société doit certes toujours s'amender, devenir plus juste, mais est chose trop complexe pour être améliorée par la contrainte. Le volontarisme des réformes brutales, expose-t-il, dans « De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue », engendre plus d'abus et de maux qu'il n'en corrige. Propos singulièrement actuel pour nous autres de l'ère post-communiste.

Avocat de l'équivalence ou de la relativité des cultures et des religions, il plaide aussi pour notre déculpabilisation sexuelle (relisez «Sur des vers de Virgile ») et pour l'égalité des sexes: « Je dis que les mâles et les femelles sont jetés au même moule. Sauf l'institution [= I'éducation] et l'usage, la différence n' est pas grande. " Il est aussi le précurseur de notre conception de l'Etat de droit: « Me déplaît être hors la protection des lois et sous autre sauvegarde que la leur. » Aussi déplore-t-il l'hypocrisie des gouvernants qui violent le droit confié à leur protection. S'il revenait parmi nous, par exemple aux procès du sang contaminé ou des fausses factures, n'aurait-il pas lieu de répéter son épigramme vengeresse: «lls envoient leur conscience au bordel et tiennent leur contenance en règle.» ?

JEAN-FRANÇOIS REVEL

 

Bibliographie

 

- Starobinski, Montaigne en mouvement, 1982

- Le Point n°1040 du 22-08-92 pp.45-57