Sujet : Peut-on douter de tout ?

 

" Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j'avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j'ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain " : ainsi commencent les Méditations de Descartes. Avant Descartes et aprés lui, de nombreux philosophes se sont demandé si les opinions peuvent être considérées comme étant dignes de foi. Ils n'ont toutefois pas, à la différence de Descartes, jugé bon de remettre en question la totalité de leurs opinions !

Nous pouvons dès lors nous demander si l'on peut douter de tout.

Après avoir analysé le sens précis de cette question, nous allons nous demander ce qui pourrait nous amener à douter de tout, et nous chercherons, dans un second temps, si ce doute systématique est bénéfique à l'homme.

 

 

 

La question porte sur le fait de " douter de tout ", soit sur le fait de remettre en question tout ce que l'on pouvait tenir jusqu'alors pour assuré. Un tel doute peut-être spontané ; il résulte alors d'une hésitation de l'esprit en présence de ce qui s'offre à lui sous les apparences, incertaines, de la vérité. Mais il peut aussi être méthodique, c'est-à-dire volontaire et systématique, comme c'est le cas chez Descartes.

Demander si l'on peut douter de tout conduit à soulever deux questions distinctes : il faut se demander si cela est possible, mais aussi si l'on est en droit de le faire, si cela est légitime.

Dès lors, la question qui se pose est de savoir s'il est possible et si l'on a le droit de rejeter toute certitude, de remettre en question l'intégralité de ce que l'on serait tenté d'admettre pour vrai sans l'avoir préalablement examiné de fond en comble.

 

Pour pouvoir poser une telle question, il est nécessaire d'admettre au préalable que l'homme ait matière à douter, conviction qui constitue le présupposé conceptuel de notre interrogation, et aussi qu'il soit envisageable que l'on puisse ne pas douter de tout, en présupposant culturellement la difficulté de l'entreprise cartésienne.

 

Au-delà d'elle-même cette question conduit à voir si nos certitudes sont fondées et si l'on ne ferait pas bien d'en douter et de les remettre ainsi en cause.

 

Tout cela va alors nous entraîner à nous poser deux questions essentielles pour trouver réponse à notre interrogation : qu'est ce qui pourrait nous amener à douter de tout ? Et un tel doute, systématique, peut-il nous être bénéfique ?

 

 

Est-il possible que, ne faisant l'expérience d'aucune certitude, on soit amené à douter de tout ?

 

La célèbre thèse " cogito ergo sum ", je pense donc je suis, que l'on trouve chez Augustin, Avicenne et Descartes, révèle que la seule certitude, sur laquelle doivent être fondées toutes nos convictions, porte sur notre propre existence de sujet pensant. Ce cogito se présente comme une vérité indubitable, car pour que le doute existe, il faut la présence d'une personne qui doute. Ce doute suppose en effet la pensée qu'il a pour effet de révéler à elle-même. On arrive ainsi à la conclusion que, au coeur même du doute, se trouve à l'oeuvre une personne existante qui pense. Cette vérité ne peut donc pas être remise en cause par le doute si radical soit-il ! Reconnaissons toutefois qu'elle a été obtenue de haute lutte, grâce à l'exercice du doute lui-même.

Pour d'autres penseurs, tels que Pascal et Kierkegaard, la foi exclut le doute comme stade révolu; elle en constitue le dépassement, dans un " saut ", selon l'expression de Kierkegaard, qu'autorise une confiance absolue dans l'Etre en qui s'originent nos vies et notre pensée, Dieu.

Reste que la foi suppose souvent la mise en doute des opinions antérieures comme condition préalable à l'énoncé d'une affirmation authentique. Par exemple, même si l'on admet l'existence de Dieu, il faut néanmoins sinon remettre en cause la parole des Apôtres du moins le langage de la Bible qui les rapportent, dont le sens ne saurait être établi sans un sérieux effort critique.

Nous pouvons donc dire que même les choses indubitables nécessitent de passer par l'épreuve du doute avant une complète acceptation.

 

Enfant, au cours de l'apprentissage de la vie, nous assimilons toutes les croyances, préjugés, erreurs et vérités confondues, que l'on nous impose, sans jamais vraiment y réfléchir, ni chercher à savoir si tout cela est fondé. Par exemple, les notions de bien et de mal nous sont inculquées par nos parents, et nous les acceptons sans remise en question par notre raison, elle-même manquant encore de la maturité nécessaire pour y introduire le doute. Une fois adulte, nous sommes donc incapables de juger de leurs véritables valeurs, et nous restons comme pris au piège par ces principes auxquels nous adhérons en les croyant vrais.

Dès lors, comment nous serait-il possible de douter des principes sur lesquels reposent toutes nos opinions, comme, par exemple, la nécessité de réussir ses études pour réussir dans la vie. En grandissant et en prenant conscience de cet état de fait, une remise en cause de l'ensemble de nos opinions et de nos jugements pourrait alors nous apparaître nécessaire. Soumettre toutes nos prétendues vérités à l'épreuve du doute n'est-il pas le meilleur moyen de parvenir à mettre en évidence ce qui ne pourrait être contesté ?

N'est-ce pas dans ce but que Descartes met en place sa stratégie du doute méthodique, qui consiste à douter de tout ce que l'on a admis antérieurement afin d'établir la vérité sur des bases inébranlables ? Reste que ce doute n'est chez lui que provisoire car c'est le moyen qu'il utilise pour arriver à une fin qui y met fin, la certitude absolue.

 

 

Ainsi que nous avons pu, chemin faisant, nous en aviser, le doute rompt avec le dogmatisme, toujours menaçant : il brise l'enfermement dans les certitudes. C'est pour cela que le doute n'intervient pas à l'origine de la pensée, mais plutôt en cours de constitution de son savoir. C'est en cherchant à savoir ce que l'on a besoin de savoir que l'on s'avise qu'on pourrait bien ne pas vraiment le savoir. C'est pour cela que l'on peut dire que le doute se fonde sur l'expérience d'une altérité qui semble essentielle à la pensée.

Mais ce doute si salutaire ne peut se contenter d'être une simple question insidieuse, a fortiori une aporie, car par celle-ci nous sommes contraints de remettre en cause non seulement la totalité des acquis de notre pensée, mais aussi la démarche qui a permis d'y aboutir. Ce doute ne porte pas sur un argument ou sur une étape de notre raisonnement mais sur la globalité de notre connaissance, sur la trop grande confiance en notre savoir acquis.

Ainsi le doute est lié à exigence de vérité à laquelle notre pensée doit satisfaire : il résulte d'une mise en contradiction de la pensée avec elle-même, dans un processus dialectique de dépassement de ses limites. C'est ainsi que, sous l'impulsion de la raison, nous sommes amenés à lutter contre les dogmatismes, ces attitudes qui admettent certains principes, règles ou idées comme vraies et valables une fois pour toutes. Par exemple, si Copernic n'avait pas douté que le système solaire soit organisé uniquement autour de la terre, il se serait peut-être passé une longue période avant que ne soit découvert le double mouvement des planètes sur elles-mêmes et autour du soleil.

En cela, et parce qu'il permet de bousculer tous nos préjugés et idées reçues, le doute ne peut que nous être bénéfique.

 

L'exercice du doute exige de la pensée héritière d'un savoir constitué un effort d'arrachement aux certitudes qu'il véhicule, car on ne saurait se reposer sur l'assurance tranquille d'un savoir acquis, sans le remettre en question de façon systématique. C'est ce que fait Descartes, à l'aube des temps modernes, en mettant au point son dispositif, libérateur, celui du doute méthodique, qui consiste à détruire toutes les idées que nous avons reçues et tenues jusqu'ici pour vraies, en vue de trouver celles qui leur résisteront et permettre ainsi de fonder la pensée sur des bases solides, des idées claires et distinctes. Reconnaissons que cela demande une volonté héroïque, car il est alors nécessaire de faire table rase de tous ses préjugés afin d'avoir l'esprit clair, et atteindre ainsi le but que l'on s'est fixé, l'accès à l'indubitable certitude.

Dans l'audace d'une telle entreprise, l'esprit affirme sa liberté car il n'est plus attaché aux préjugés qu'il a acquis et tenus pour vrais depuis son enfance. Douter de tout permet donc l'avènement d'une pensée personnelle. Il marque le passage du savoir naïf, celui de l'enfance, à la pensée critique, celle de l'âge adulte, en un mot l'émancipation de l'esprit !

 

 

Si, au vu de certaines évidences, comme celle du " cogito ergo sum ", nous pouvons affirmer qu'il est impossible de douter de tout, force est de reconnaître que nos plus profondes certitudes reposent sur une remise en cause préalable de nos certitudes premières et que c'est ce passage par le doute qui leur a permis de devenir des vérités assurées. Nous devons reconnaître que cette remise en question nous est salutaire, car elle nous fait exercer notre réflexion trop souvent ankylosée par la facilité. Notre accès à la liberté fondamentale, celle de pensée, est à ce prix.

Encore faut-il, toutefois, que nous ayons envie de vaincre nos incertitudes et que nous ayons la force de la faire ...

Copie d'Aurélie MULLER,
élève en Terminale ES en 1999-2000
au Lycée Saint Pierre Chanel de Thionville,
revue et corrigée par Michel PÉRIGNON

 

© M. Pérignon