Sujet : Peut-on répondre philosophiquement à une question en donnant son opinion ?

 

Socrate, qui est considéré comme l'initiateur de la philosophie, refusait, lors de ses entretiens avec les Athéniens, de donner son opinion en réponse aux questions qu'il avait pourtant souvent posées lui-même ! Il se contentait de ruiner celles des autres sans jamais porter lui-même le moindre jugement. Socrate avait-il de bonnes raisons d'agir ainsi ?

Chercher à le savoir nous amènera à nous demander si l'on peut répondre philosophiquement à une question en donnant son opinion.

Après avoir examiné la question ainsi posée, nous serons amenés à nous demander, pour le cas où l'opinion ne saurait constituer une réponse philosophique, ce qu'il faudrait en faire afin de satisfaire à l'exigence philosophique que Socrate voulait promouvoir.

 

La question posée porte sur la façon dont la philosophie est amenée à répondre aux questions qui lui sont posées et il s'agit de savoir si elle peut le faire en énonçant une opinion. En nous interrogeant sur la façon dont la philosophie répond à une question nous serons amenés à définir le niveau d'exigence d'un discours qui se veut rationnel, étant entendu que la philosophie tend à la constitution d'un tel discours en s'efforçant d'aller au fond des choses tout en s'assurant, chemin faisant, qu'elle ne fait pas fausse toute. Demander si l'on peut répondre philosophiquement à une question en énonçant son opinion conduit à interroger non seulement la possibilité mais aussi la légitimité d'une prise de position qui exprimerait un simple avis personnel. Il s'agit ainsi, au fond, de déterminer si une pensée soucieuse de rationalité peut, de fait et en droit, s'exprimer sous forme d'avis n'engageant au fond que son auteur.

Si l'on cherche à savoir si l'on peut répondre philosophiquement à une question en donnant son opinion, c'est parce qu'une longue tradition, remontant à Socrate, développe à l'égard de l'opinion une critique sans concession, sans que les philosophes s'interdisent pour autant de prendre des positions dont on serait alors tenté de penser qu'elles sont l'expression de leur propre opinion.

Il s'agit dès lors pour nous de lever toute ambiguïté concernant la nature de la pensée philosophique en mesurant l'exacte distance qui la sépare des opinions bien souvent toutes faites ou, si elles sont personnelles, passablement irréfléchies. Nous serons ainsi mieux armés pour résister nous-même aux séductions d'une pensée qui serait tentée de céder à la facilité qui semble prévaloir dans le monde de l'opinion.

Nous serons ainsi amenés à nous demander si l'énoncé d'une opinion peut constituer par elle-même une réponse philosophique et, au cas où elle ne le pourrait pas, quelles transformations elle devrait subir pour pouvoir le devenir.

 

 

L'opinion peut-elle constituer une réponse philosophique ? L'examen de sa nature devrait nous permettre de le savoir.

Qu'est-ce que l'opinion, sinon un jugement que l'on croit être vrai, alors même qu'il n'est bien souvent, de notre part, le fruit d'aucune réflexion préalable. À l'opposé de l'opinion, la réponse philosophique à une question requiert une constante remise en question de ce que l'on serait tenté de tenir pour vrai avant tout examen. Prenons l'exemple de Socrate qui remettait sans cesse les opinions, aussi bien celles des autres que les siennes, en question. Le fait d'accepter qu'une chose soit vraie sans l'avoir vérifiée par soi-même lui paraissait inconcevable. Nous le voyons, dans l'Hippias Majeur, arrêter Hippias dans son élan de conférencier : alors qu'il déclare s'apprêter à discourir sur les belles occupations auxquelles un jeune homme doit s'adonner, il lui demande de dire ce qui lui permet de juger que certaines occupations sont belles préférentiellement à d'autres. Il le somme ainsi de justifier ce qui s'avèrera n'être qu'une opinion, qu'il sera incapable de défendre. L'opinion est en effet la plupart du temps un jugement que nous énonçons sur la base d'idées toutes faites qui nous viennent de notre milieu socioculturel, par l'entremise tantôt des médias, tantôt de nos parents, ou encore de la communauté, religieuse, politique ou autre, à laquelle nous appartenons. Si nous faisons nôtres ces opinions, c'est parce qu'il nous paraît impossible de douter du bien-fondé de ce que nous disent les personnes à qui nous les devons et en qui nous avons confiance. Le philosophe, quant à lui, ne cesse de douter, de s'interroger. C'est pourquoi il ne pourra pas répondre par l'énoncé d'une simple opinion. L'opinion n'est-elle pas le plus souvent acceptée sans que ce soit sous réserve d'examen, en raison du fait qu'elle est majoritairement partagée, ce qui a pour effet de nous rassurer sur son bien-fondé. Or Platon déjà faisait observer qu'il n'est pas nécessaire que la majorité ait raison. Le philosophe veut être sûr de ce qu'il avance. Aussi tient-il à s'assurer, avant de donner une réponse à une question qui lui serait posée ou qu'il se poserait lui-même, qu'elle est de nature à pouvoir être approuvée.

Mais qu'en est-il de l'opinion personnelle, tirée d'une expérience vécue, formée au contact des faits ? N'est-elle pas de nature à pouvoir être donnée en réponse plus valablement qu'une idée reçue ? François Châtelet faisait observer, dans un entretien radiophonique consacré à la naissance de la philosophie, que " le fait, c'est l'expérience singulière, d'un individu singulier, dans des circonstances singulières ". Or, pour que quelque chose soit tenue pour vraie, il faut qu'elle puisse l'être par quiconque y aurait réfléchi, alors même qu'il n'aurait pas été placé dans ces circonstances singulières. Ce n'est qu'après l'avoir soumise à un examen critique que l'on pourra dire philosophiquement qu'elle est vraie, pas avant. L'opinion, fût-elle personnelle, ne peut donc pas constituer une réponse philosophiquement acceptable si elle n'a pas été préalablement méticuleusement pesée. Nous pouvons prendre à nouveau l'exemple d'Hippias dansl'Hippias Majeurde Platon : à la question de Socrate " qu'est-ce que le beau ? ", Hippias " définit " ce qu'est, à ses yeux, la beauté en déclarant - en fonction sans doute de ses goûts personnels - que c'est une belle jeune fille. Socrate n'a pas de mal à lui faire observer que d'autres auraient pu dire, à la lumière de leur propre sensibilité, qu'il s'agit soit d'une jument soit d'une lyre ou, pourrions-nous ajouter, de toute autre chose qui leur aurait particulièrement plu. Aussi lui demande-t-il de préciser les raisons qui lui font tenir cette jeune fille pour belle. Il lui demande de définir la beauté au nom de laquelle il juge belle une jeune fille. Or, à la question, philosophique, de Socrate, Hippias s'avère incapable de répondre. Ainsi semble-t-il devoir en aller de toute opinion formée à partir de la seule expérience personnelle. Elle reste prisonnière de sa singularité, incapable de satisfaire à l'exigence philosophique d'universalité.

 

 

L'opinion nous est apparue comme étant d'elle-même incapable de fournir une réponse ayant une valeur philosophique. Pour répondre philosophiquement à une question doit-on pour autant totalement renoncer à elle ? L'opinion, qu'elle soit une idée reçue ou une façon de voir personnelle, ne peut-elle pas, grâce à une transformation qu'on lui ferait subir et qui ferait d'elle un avis autorisé, se transformer en jugement qu'un philosophe pourrait énoncer ?

N'est-il pas possible d'adopter un comportement critique à l'égard de nos opinions, de les mettre en question avant de les constituer en réponses. N'est-ce pas ce que demandait Simone Weil lorsqu'elle préconisait de se demander, chaque fois que l'on pensait quelque chose, en quel sens le contraire était vrai ? Evoquons à nouveau l'attitude de Socrate dans l'Hippias Majeur de Platon. À trois reprises, il formule une hypothèse en réponse à la question qu'il a posée lui-même à Hippias. Chacune de ces hypothèses semble pouvoir s'accorder avec l'expérience commune. Il les examine tout à tour. Il se rend compte alors que pour chacune d'entre elles, quelque chose ne va pas, qui lui interdit de la transformer en réponse à la question qui était posée. On comprend dès lors que Socrate ait toujours refusé de donner son opinion, alors même qu'il passait le plus clair de son temps à réfléchir. Retenons toutefois que le fait de s'interroger et de remettre en question ce que l'on croyait pouvoir dire, en donnant son opinion, permettrait éventuellement à nos opinions d'avoir quelque chance d'acquérir un droit de cité en philosophie.

Pour qu'un point de vue puisse devenir une réponse philosophique il faut qu'il ait passé avec succès l'épreuve d'un examen critique. Le mot "pensée" est le terme employé par les philosophes pour désigner un tel point de vue, ce que l'on pourrait appeler une opinion mûrement réfléchie. Prenons l'exemple de Descartes qui pensait que si les hommes croyaient en Dieu, l'idée qu'ils se faisaient de Lui ne pouvait leur venir que de Dieu lui-même. Ce n'est qu'après avoir examiné s'il pouvait l'avoir formée par lui-même ou l'avoir reçue de ses semblables qui l'auraient formée d'eux-mêmes que Descartes est amené à conclure que, cela s'avérant impossible, seul Dieu pouvait l'avoir inscrite en lui. On peut donc dire que la réponse à la question de l'existence de Dieu constitue chez Descartes une réponse philosophique. Il ne s'agit plus d'une simple opinion personnelle, quand bien même nous ne partagerions point son point de vue. Elle est fondée en raison.

Par où l'on voit qu'il n'est pas nécessaire qu'une façon de voir soit partagée de fait par tous pour répondre légitimement à une question de façon philosophique. Il faut toutefois qu'elle ait été examinée soigneusement et que les raisons de l'adopter puissent être connues de tous. Dans le Gorgias, Platon soulève le problème posé par l'attitude de ceux, tel Calliclès, qui refuseraient d'examiner les raisons que l'on peut avoir de penser ce que l'on pense ainsi qu'on le fait en y réfléchissant de façon rigoureuse. Et il le résout en construisant le concept de vérité. Lorsqu'il s'avère que ce que l'on dit correspond bien à ce dont on parle et que chacun, pour peu qu'il soit de bonne volonté, doit l'accorder, alors on est en droit de tenir ce que l'on dit pour assuré. L'opinion que l'on énonce alors - à supposer que l'on puisse encore parler d'opinion - cesse alors d'être un point de vue arbitraire. L'énoncer ne conduit pas celui qui l'énonce à renoncer à l'exigence philosophique de rationalité. Ainsi, lorsque Descartes dit "je pense, donc je suis", il s'exprime en philosophe en réponse à la question de savoir ce qu'en dépit du doute, celui qui doute peut réussir à savoir. Quiconque fera à sa suite l'expérience d'un doute radical devra tirer la même conclusion que lui. Mais dira-t-on alors qu'il s'agit encore, à proprement parler, d'une "opinion", bien qu'il s'agisse d'un jugement on ne peut plus personnel, ainsi que l'atteste sa double énonciation à la première personne ?

 

 

 

En nous demandant si l'on peut répondre philosophiquement à une question en donnant son opinion, nous avons pu observer que, comme disait Gaston Bachelard, " l'opinion pense mal, elle ne pense pas ". En effet l'opinion qui n'a demandé aucune réflexion - et c'est d'elle qu'il s'agit lorsque l'on parle d'opinion, sans autre précision -, ne peut en aucun cas constituer une réponse philosophique. Par contre si elle a réussi à dépasser le stade du préjugé, elle peut prétendre tenir lieu de réponse philosophique, à la condition expresse toutefois qu'elle puisse être universellement partagée, sinon acceptée.

Mais quelle réponse peut se prévaloir d'une telle universalité ?

 

D'après une copie de Cynthia Reiden,
élève à Thionville en classe de Terminale L
Lycée Saint Pierre Chanel - année scolaire 1999-2000

 

© M. Pérignon