Seriez-vous disposé à dire avec Emmanuel Kant :

« On n’apprend pas la philosophie, on apprend à philosopher » ?

 

 

Le mot philosophie appartient à notre langage courant depuis l’Antiquité, mais ce qu’il désigne reste cependant un véritable mystère pour beaucoup. Enseignée depuis l’Académie de Platon et le Lycée d’Aristote, la philosophie continue de nos jours à poser problème : il est en effet très difficile d’en donner une définition qui puisse être pleinement satisfaisante. Les mêmes questions reviennent inlassablement : la philosophie s’apprend-elle en tant que matière en étant constituée par un savoir qui lui est propre ? Ou bien est-ce que l’on ne peut qu’apprendre à philosopher, à acquérir le mode de pensée qui la caractérise ? Les avis à ce sujet restent partagés.

 Kant prendra position à ce sujet: « on n’apprend pas la philosophie, on n’apprend à philosopher », écrira-t-il.  Doit-on adhérer à sa thèse ?  Il  y va de savoir non seulement ce qu’est au fond la philosophie, mais aussi et surtout de savoir comment se l’approprier.

Pour apprécier à sa juste valeur la déclaration de Kant, nous serons amenés à nous poser trois questions majeures. Dans un premier temps, nous nous demanderons si la philosophie ne peut pas être considérée comme un savoir à part entière, susceptible d’être appris. Dans un second temps, nous examinerons en quoi Kant disait cependant vrai en donnant à penser que l’on apprend un mode de pensée et non un savoir nommé philosophie, puis, finalement, comment, en conséquence, on peut devenir philosophe.

 

 

 

 

La philosophie a un passé qui témoigne bien de la nécessité de telles interrogations. À l’époque de Socrate, père de la philosophie, les Sophistes pensaient détenir un savoir alors qu’en réalité ils ne savaient rien qui vaille. Après lui, il y eut un grand nombre de philosophes qui, à sa suite, ont décidé d’atteindre ce nouveau mode de pensée, cette nouvelle façon de voir le monde.

Leurs écrits se transmettant de génération en génération constituent une œuvre conséquente. Ainsi tout philosophe tient compte des écrits précédents lorsqu’il développe et étaye sa propre pensée. Il y a donc bien un savoir relatif à la philosophie qui est nécessaire pour philosopher. Ce savoir, qui est la connaissance de la pensée passée, doit être enseigné et appris. Certes, Socrate ne pouvait se référer à d’autres philosophes puisqu’il était le premier. Cela ne l’a pas empêché d’être le « père » de la philosophie, mais il était davantage un éveilleur intellectuel qu’un professeur de philosophie. Il n’a rien écrit. Ce n’est qu’après sa condamnation à mort que son élève Platon s’est inspiré de la pratique de son maître pour donner naissance à une philosophie susceptible d’être apprise.

Étymologiquement, philosophie signifie « amour de la sagesse ». Dans cette signification, on retrouve le savoir, la sagesse étant la vertu de celui qui sait. Il est très difficile d’acquérir cette sagesse uniquement en réfléchissant. Non seulement une connaissance des différentes sciences est nécessaire pour exercer sa réflexion, mais il est aussi nécessaire de s’appuyer sur la réflexion de ceux qui, avant soi, ont fait le même effort. Au Lycée d’Aristote, on apprenait les sciences et l’histoire de la philosophie antérieure. La philosophie ne consiste donc pas seulement à penser mais aussi à connaître des écrits, des auteurs, ainsi que les opinions à passer à l’épreuve de la critique, qu’il faut bien apprendre.

 

Cependant la recherche philosophique est commandée par une grande question, celle du pourquoi de toutes choses. Or, pour se poser cette question il faut savoir exercer sa pensée, donc philosopher. Il est démontré dans un grand nombre de dialogues de Platon que l’on ne peut répondre aux questions qui se posent en restant au premier degré, celui de l’expérience immédiate. Il faut en effet trouver le concept qui permet d’y répondre, c’est-à-dire passer au second degré, celui de la réflexion. Prenons un exemple de Platon, dans le Lachès : faut-il donner des leçons d’art militaire aux jeunes gens ?  Interrogation des parents de ces jeunes gens, de première importance à l’époque de Socrate. Les deux généraux présents vont se contenter de dire l’un oui et l’autre non, en restant au premier degré, sans aller au fond des choses. Socrate qui est alors présent, sollicité, refuse de répondre à cette question sans y avoir préalablement réfléchi rigoureusement. Il fera observer qu’il faut d’abord se demander ce que l’on veut développer chez ses enfants. Question à laquelle tous répondront « pour gagner en courage ». Socrate se contenta alors de demander où s’apprend le courage. Sans donner lui-même de réponse, il venait de poser correctement le problème, et il avait ainsi inventé le concept, ce détour intellectuel qui permet de savoir ce qu’il importe de savoir pour résoudre un problème. Voilà ce en quoi réside l’acte proprement philosophique, et voilà donc ce que l’on doit apprendre à faire, car c’est un mode de pensée qui n’est pas naturel.

Or pour philosopher ainsi, il faut désapprendre à la manière de Socrate, c’est-à-dire remettre tout ce que l’on nous a appris en question, ne rien tenir pour acquis définitivement. La philosophie n’est donc pas un savoir à proprement parler. En revanche l’acte de philosopher en est un, puisque la pratique de la philosophie nous apprend à désapprendre en ce qu’elle nous apprend à penser de la bonne manière, en bannissant toute opinion préconçue. Prenons l’exemple des jeunes enfants, à l’esprit spontanément philosophe en raison de leur ignorance première de toutes choses. Lorsque le moment est venu pour eux d’aller en classe, dans un grand nombre de cas, ils demandent à leur mère pourquoi ils doivent y aller. « Parce que tu es grand maintenant » s’entendent-ils répondre ; mais en répondant ainsi, leur mère omet de dire pourquoi les grands vont à l’école& Ainsi se mettent en place des réponses partielles, génératrices de préjugés, que ces enfants devront beaucoup plus tard apprendre à oublier pour aller plus au fond des choses et devenir ainsi philosophes.

Socrate disait : « je ne sais qu’une seule chose, c’est que je ne sais rien ». Existe-t-il une autre matière qui prétende ne rien apprendre, puisque le plus ancien de ses fondateurs n’avait aucune certitude à transmettre ? Les scientifiques apprennent les sciences, les astronomes l’astronomie, les mathématiciens les mathématiques, les sociologues la sociologie, mais les philosophes n’apprennent pas la philosophie : ils apprennent à philosopher. La philosophie ne prétend à aucun savoir, elle peut toucher à presque tous les domaines sans en avoir un qui lui soit réservé. C’est qu’elle est une activité rationnelle qui essaie de trouver la vérité, sans rien admettre qui n’ait été préalablement démontré. La philosophie en tant que réflexion ne saurait apprendre des contenus de pensée qu’il lui suffirait de restituer, mais elle enseigne comment avoir accès à la rationalité par le moyen d’une pensée critique, constitutive de l’action de philosopher.

 

Reste la question de fond : comment dès lors être initié à la philosophie ?

Il convient de rappeler que philosopher consiste à bannir toute opinion pour ne laisser place qu’à des vérités vérifiées et vérifiables. Le seul moyen pour cela est de quitter le monde des apparences pour passer à un niveau supérieur, celui des essences, de façon à définir correctement ce dont il est en question dans les questions que l’on aborde, de façon à pouvoir leur apporter une réponse qui soit la plus juste possible. L’idée du concept, qui est l’idée de ce qui est au fond en jeu dans ces questions, est une trouvaille géniale de Socrate, qui permet de penser par soi-même sans devoir répéter la pensée des autres et donc la reprendre passivement à son propre compte.

Dans un de ses premiers dialogues, l’Hippias Majeur, Platon oppose la technique de la philosophie à celle des sophistes, ces puits de science tout juste bons à faire des discours ronflants, mais incapables de justifier les prises de position qu’ils y expriment. Hippias va faire une conférence sur les belles occupations auxquelles, selon lui, un jeune homme doit d’adonner. Socrate lui trace le chemin qui devrait lui permettre de savoir vraiment de quoi il parlera. Il lui demande de définir la beauté, au nom de laquelle il déclare a priori certaines occupations belles, préférablement à d’autres. En lui demandant de construire le concept susceptible de valider tout jugement de valeur esthétique, il tente de lui apprendre à définir correctement ce qui fait qu’une chose belle peut être jugée telle. Il lui apprend à cerner son essence. Il lui apprend à philosopher !

Par où l’on voit que ce que l’on doit apprendre en philosophie, est un mode de pensée, celui e la réflexion conceptualisatrice.

 

 

Le dialogue platonicien nous conduit donc à dire que la philosophie n’est pas à proprement parler un savoir transmissible et ne constitue en aucun cas une matière en tant que telle, qui se rapporterait à un domaine précis, sans cesse augmentée de nouvelles découvertes, comme c’est, par exemple aujourd’hui, le cas de la biologie. Les philosophes n’ont pas pour objectif d’apprendre quoi que ce soit, mais uniquement, ce qui déjà est une lourde tâche, de remettre en cause tout ce qui semble évident et acquis aux hommes par avance. Il y a évidemment des analyses faites par les philosophes du passé qu’il est bon de connaître pour affûter sa propre pensée, mais il est plus important encore de savoir philosopher, et c’est uniquement cela que l’on peut apprendre : le geste philosophique, celui de la conceptualisation, qui n’est pas inné ! Il est donc tout à fait possible, tout bien considéré, d’adhérer à ce que disait Kant : « on n’apprend pas la philosophie, on apprend à philosopher »

Mais si l’on n’apprend pas la philosophie, mais uniquement à philosopher, se pose alors la question de savoir s’il n’est pas gravement inconséquent de vouloir imposer des programmes de philosophie passant par l’enseignement de la seule histoire de celle-ci aux apprentis philosophes. N’est-ce pas, Monsieur l’actuel ministre de l’éducation nationale ?

 

23 septembre 2002

Frédérique MULLER, Terminale L, Lycée Saint Pierre Chanel, Thionville

revue, corrigée et complétée par Michel PÉRIGNON

 

 

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