La compassion




I. Conceptualisation (nature et formes)
 
 

Détermination du sens du mot compassion
 
1155; lat. chrét. compassio, de compati " souffrir ""avec" (compatir)

Littér. Sentiment qui porte à plaindre et partager les maux d'autrui.
apitoiement, commisération, miséricorde; pitié. Avoir de la compassion pour qqn. Etre accessible à la compassion.
humanité, sensibilité. Inspirer de la compassion. Être touché de compassion. Être digne de compassion. " Balzac emploie le mot : " compatissance ". [ Il me semble que " compassion " suffisait " (André Gide).

CONTR. Cruauté, dureté, indifférence, insensibilité.
 

Elaboration du concept de compassion

(Comme l'amour, la haine, l'envie, la jalousie, l'indifférence, etc. ) la compassion est un mode affectif de communication intersubjective. Forme de sympathie, et donc de la relation à autrui, elle est ce qu'éprouve un sujet en présence de la souffrance d'un autre sujet, d'une souffrance qui non seulement ne laisse pas indifférent mais qui le fait souffrir à son tour.

Echo affectif douloureux à l'épreuve du mal, elle peut être comprise - Nietzsche l'interprétera ainsi en parlant du "Mitleiden" - comme étant un vain redoublement de la souffrance. Perçu ainsi, elle paraît absurde en raison du fait qu'elle exprime son refus de la souffrance par l'adoption d'une attitude elle-même souffrante.

De fait, celui qui éprouve de la compassion pour quelqu'un "souffre avec" lui en quelque façon, façon qu'il conviendra toutefois d'interroger pour savoir si elle est réellement un double de la souffrance compatie ou bien si elle n'est pas davantage une réaction conduisant, sinon à la disparition, du moins à l'atténuation de celle-ci.

Il convient en effet de distinguer la compassion du simple apitoiement, de la commisération ou de la pitié, qui sont autant d'expressions passives - à destination de ceux qui souffrent - de la perception que l'on a de leur souffrance. "Pleurer avec ceux qui pleurent", acte de compassion, n'est pas pleurer en présence de ceux qui pleurent parce que l'on serait soi-même affecté par l'idée ou le spectacle de leur souffrance et que l'on voudrait qu'ils le voient et le sachent. Pleurer avec ceux qui pleurent, c'est porter avec eux leur douleur en vue de la soulager, dans une intention délibérément active, dans un élan durable de tendresse. La compassion est miséricordieuse. Elle est un acte de bonté, animée par la bienveillance. Ainsi, la compassion pour un mourant conduit à l'accompagner sur le chemin terminal de sa vie en lui tenant la main et en l'aidant à exister jusqu'au bout dans la dignité. Elle ne consiste pas à se lamenter sur son sort, dans un aveu affecté d'impuissance.

N.B. La compassion peut être donnée en paradigme de la sensibilité. Celui qui est capable d'éprouver de la compassion est celui qui est capable de "se laisse toucher", le toucher étant lui-même le paradigme de l'expérience sensorielle. Cf. Proposition du Christ à Thomas, qui ne parvient pas à croire en sa résurrection - à qui il propose de le toucher.
 


Repérage des formes culturelles, qui s'avèrent être le plus souvent religieuses, de la compassion
 

Le Bouddhisme
Réponse à l'expérience de la souffrance, il repose sur la valorisation de la compassion et de la générosité à l'égard d'autrui.

Cf. Tara, Divinité du bouddhisme tantrique. Manifestation féminine du bodhisattva Avalokiteçvara, elle symbolise l'universelle compassion.


Le Judéo-Christianisme

Compassion et charité ne font qu'un, et elles constituent les vertus essentielles du croyant en un Dieu lui-même miséricordieux et sauveur, dont la compassion est symbolisée par l'attitude du père dans la parabole du fils prodigue de Luc.

Cf. Jean-Paul II, Redemptoris Missio : " Le Règne que Jésus inaugure est le Règne de Dieu. Jésus lui-même révèle qui est ce Dieu qu'il désigne par le terme familier de " Abba ", Père (Mc 14, 36). Dieu, révélé surtout dans les paraboles (cf. Lc 15, 3-32: Mt 20, 1-16), est sensible aux besoins et aux souffrances de tout homme: il est un Père plein d'amour et de compassion qui pardonne et accorde gratuitement les grâces demandées.


Différence entre l'un et l'autre
 

Le bouddhisme n'est pas une religion, mais plutôt une thérapeutique psychique, proposant comme remède à la souffrance, l'anéantissement du désir. Entre la compassion bouddhiste et la charité chrétienne, il y a la reconnaissance de la dignité humaine.
 


II. Explication (origine et but)
 

La compassion, une attitude paradoxale
Cf. Bergson (infra) La souffrance nous fait naturellement horreur.
Comment dès lors expliquer que, non seulement nous ne la fuyons pas ou ne nous carapaçonnions pas dans l'indifférence, mais que nous allions au devant de celle-ci, au point de la nous laisser atteindre par elle ?

Compassion et empathie

Le mal fait peur et il accable celui qui l'éprouve sans avoir la force de lui résister. Cf. Bergson
Dans la compassion le mal qui me fait mal n'est pas le mal que j'éprouve moi-même, mais celui qui frappe un autre homme en qui je me reconnais comme pouvant être atteint à mon tour. Je me mets mentalement à sa place. Cf. Scheler, Nature et formes de la sympathie


Compassion, pugnacité contre le mal et réhabilitation de l'humain

Compatir, c'est se laisser toucher sans se laisser abattre.
Eprouvant l'atteinte du mal par personne interposée, je garde intactes les forces qui me permettent de le combattre.
La miséricorde que me fait éprouver la passion me pousse à poser les gestes qui soulageront celui qui souffre du fardeau qui risque de l'écraser. Je lui redonnerai sa divinité et il me renverra l'image de l'homme plus fort que le destin qui l'accable; il me réconciliera avec ma propre condition.
Ex. Camus, La peste. Combat du Dr Rieux


 

III. Evaluation (sens et valeur)
 

Attitude emprunte d'humanité à l'égard d'un humain atteint dans son humanité - Cf. Michel Serres : " dans notre langue, le vocable qui désigne notre genre signifie la compassion, aussi." (Discours de réception à l'Académie française) - la compassion ne recueille pas les suffrages de tous les moralistes. N'est-elle pas néanmoins la seule attitude digne d'un homme en présence d'un autre homme en souffrance ?
 

Refus de la compassion (au nom d'une philosophie rationaliste ou vitaliste de la détermination du vouloir)
 

Stoïciens.
Cf. infra, Montaigne

Kant

Cf. infra, Fondements de la métaphysique de múurs

Nietzsche

Nietzsche condamne sévèrement la compassion (Mitleid) parce qu'il y voit une contagion affective (Cf. infra, Par-delà le bien et le mal § 30) Dès lors la compassion n'est plus que la transmission en chaîne de la souffrance, une contagion du malheur, une déperdition de vitalité qui multiplie la souffrance au lieu de la guérir.

 


Récusation de la critique de la compassion

Contre les Stoïciens et Kant, et le privilège moral qu'ils accordent à la raison, affirmer l'impuissance de la raison à nous faire agir sans le concours de l'affectivité, sensibilisatrice aux valeurs tant négatives (le mal) que positives (le bien).

Contre Nietzsche, et sa théorie de la volonté de puissance, qui conspue la compassion en raison de sa prétendue négativité vitale, affirmer la positivité de la compassion, réponse active à la souffrance, au service de la vie d'hommes que l'on ne saurait réduire - ainsi que le fait Nietzsche - à l'état de faiblesse dans lequel la souffrance les placent.
 

Sens de la compassion

Compassion et solidarité
Là où le mal frappe un homme, il revient à un autre homme de s'approcher pour le combattre.
Sa sensibilité l'y porte, par la projection de soi opérée en se "mettant à sa place".
Son devoir est de transformer ce mouvement de sa sensibilité, remuée, en stimulant d'une action visant à délivrer son semblable du mal qui l'accable. Cf. Chez Luc, parabole du bon Samaritain.
Comme l'a montré Schopenhauer, la compassion est capable de convertir l'égoïsme en amour, puisque le moi qui contemple la souffrance d'autrui éprouve à son tour une sorte de souffrance et qu'ainsi les individus cessent d'être clos et enfermés sur eux-mêmes. La compassion est un sentiment de portée morale et métaphysique à la fois puisqu'il nous révèle l'unité profonde de tous les êtres.


La compassion, réponse humaine à la fatalité du mal

Le mal est repoussant.
Il pourrait conduire à l'impassibilité pour s'en protéger, ou à la révolte, pour se dédouaner d'une impuissance à le faire reculer - qui tient, au fond, à l'inertie qu'engendre la peur (toujours paralysante) d'être soi-même touché par lui.
La compassion, en nous affectant comme si nous étions victime du mal qui atteint un autre homme, nous pousse à réagir en faveur de celui qui souffre alors même que nous ne souffrons moralement sans souffrir matériellement de l'atteinte du mal auquel nous compatissons.
Elle sollicite notre générosité, en sollicitant notre énergie réactive, pour le plus grand bien de l'autre.


 
 
 

Quelques références  possibles
 
 
 

Montaigne - Essais I, 1
 
"J'ai une merveilleuse lâcheté vers la miséricorde et la mansuétude. Tant y a, qu'à mon avis, je serais pour me rendre plus naturellement à la compassion, qu'à l'estimation; si est la pitié, passion vicieuse aux Stoïques : ils veulent qu'on secoure, les affligés, mais non pas qu'on fléchisse et compatisse avec eux.
Or ces exemples me semblent plus à propos : d'autant qu'on voit ces âmes assaillies et essayées par ces deux moyens, en soutenir l'un sans s'ébranler, et courber sous, l'autre. Il se peut dire, que de rompre son coeur à la commisération, c'est l'effet de la facilité, débonnaireté et mollesse, d'où il advient que les natures plus faibles, comme celles des femmes, des enfants et du vulgaire, y sont plus sujettes ; mais ayant eu à dédain les larmes et les prières, de se rendre à la seule révérence de la sainte image de la vertu, que c'est l'effet d'une âme forte et imployable, ayant en affection et en honneur une vigueur mâle et obstinée. Toutefois les âmes moins généreuses, l'étonnement et l'admiration peuvent faire naître un pareil effet. Témoin le peuple thébain "

 
 

Hobbes, Léviathan
 

"Grief for the calamity of another is pity; and ariseth from the imagination that the like calamity may befall himself; and therefore is called also compassion, and in the phrase of this present time a fellow-feeling: and therefore for calamity arriving from great wickedness, the best men have the least pity; and for the same calamity, those have least pity that think themselves least obnoxious to the same. (Contempt, or little sense of the calamity of others, is that which men call cruelty; proceeding from security of their own fortune. For, that any man should take pleasure in other men's great harms, without other end of his own, I do not conceive it possible.)"

 
 

Voltaire, Candide

CHAPITRE QUATRIEME

COMMENT CANDIDE RENCONTRA SON ANCIEN MAITRE DE PHILOSOPHIE, LE DOCTEUR PANGLOSS, ET CE QUI EN ADVINT

Candide, plus ému encore de compassion que d'horreur, donna à cet épouvantable gueux les deux florins qu'il avait reçus de son honnête anabaptiste Jacques. Le fantôme le regarda fixement, versa des larmes, et sauta à son cou. Candide, effrayé, recule. ´ Hélas ! dit le misérable à l'autre misérable, ne reconnaissez-vous plus votre cher Pangloss ?
 
 


Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs

Ö"l'amour comme inclination ne peut pas se commander; mais faire le bien précisément par devoir, alors qu'il n'y a pas d'inclination pour nous y pousser, et même qu'une aversion naturelle et invincible s'y oppose, c'est là un amour pratique et non pathologique, qui réside dans la volonté, et non dans le penchant de la sensibilité, dans des principes de l'action, et non dans une compassion amollissante; or cet amour est le seul qui puisse être commandé."

 

Nietzsche

Ainsi parlait Zarathoustra
 
Die Stunde, wo ihr sagt: ``Was liegt an meinem Mitleiden! Ist nicht Mitleid das Kreuz, an das Der genagelt wird, der die Menschen liebt? Aber mein Mitleiden ist keine Kreuzigung.''

``Mitleid thut noth - so sagen die Dritten. Nehmt hin, was ich habe! Nehmt hin, was ich bin! Um so weniger bindet mich das Leben!''

Wären sie Mitleidige von Grund aus, so würden sie ihren Nächsten das Leben verleiden. Böse sein - das wäre ihre rechte Güte.

Im Schonen und Mitleiden lag immer meine grösste Gefahr; und alles Menschenwesen will geschont und gelitten sein. Wer unter den Guten lebt, den lehrt Mitleid lügen. Mitleid macht dumpfe Luft allen freien Seelen. Die Dummheit der Guten nämlich ist unergründlich.


L'AntiChrist

Schopenhauer war lebensfeindlich: deshalb wurde ihm das Mitleid zur Tugend.


Humain trop humain

Sodann in der Seele der Unterdrückten, Machtlosen. Hier gilt jeder andere Mensch als feindlich, rücksichtslos, ausbeutend, grausam, listig, sei er vornehm oder niedrig; böse ist das Charakterwort für Mensch, ja für jedes lebende Wesen, welches man voraussetzt, zum Beispiel für einen Gott; menschlich, göttlich gilt so viel wie teuflisch, böse. Die Zeichen der Güte, Hülfebereitschaft, Mitleid, werden angstvoll als Tücke, Vorspiel eines schrecklichen Ausgangs, Betäubung und Ueberlistung aufgenommen, kurz als verfeinerte Bosheit. Bei einer solchen Gesinnung des Einzelnen kann kaum ein Gemeinwesen entstehen, höchstens die roheste Form desselben: so dass überall, wo diese Auffassung von gut und böse herrscht, der Untergang der Einzelnen, ihrer Stämme und Rassen nahe ist. - Unsere jetzig Sittlichkeit ist auf dem Boden der herrschenden Stämme und Kasten aufgewachsen.


Par-delà le bien et le mal
 

§30

Es giebt Höhen der Seele, von wo aus gesehen selbst die Tragödie aufhört, tragisch zu wirken; und, alles Weh der Welt in Eins genommen, wer dürfte zu entscheiden wagen, ob sein Anblick nothwendig gerade zum Mitleiden und dergestalt zur Verdoppelung des Wehs verführen und zwingen werde?

§222

Wo heute Mitleiden gepredigt wird - und, recht gehört, wird jetzt keine andre Religion mehr gepredigt - möge der Psycholog seine Ohren aufmachen: durch alle Eitelkeit, durch allen Lärm hindurch, der diesen Predigern (wie allen Predigern) zu eigen ist, wird er einen heiseren, stöhnenden, ächten Laut von Selbst-Verachtung hören. Sie gehört zu jener Verdüsterung und Verhässlichung Europa's, welche jetzt ein Jahrhundert lang im Wachsen ist (und deren erste Symptome schon in einem nachdenklichen Briefe Galiani's an Madame d'Epinay urkundlich verzeichnet sind): wenn sie nicht deren Ursache ist! Der Mensch der "modernen Ideen", dieser stolze Affe, ist unbändig mit sich selbst unzufrieden: dies steht fest. Er leidet:. und seine Eitelkeit will, dass er nur "mit leidet.


 

Goya, les caprices

Suite de 80 estampes (eaux-fortes et aquatintes mêlées, avec retouches à la pointe sèche) de Francisco de Goya (1797-1799).

Cet ensemble, précédé d'un autoportrait, fut publié par Goya en 1799. Il y affirme une maîtrise peu commune qui le situe parmi les plus grands graveurs de tous les temps. Chaque représentation comporte une légende qui la commente. Une fantaisie sans retenue semble régner dans ces évocations qui oscillent entre la vie quotidienne et le monde du songe et de la nuit, un monde voué au diable et aux démons. Cette imagination débridée qui fascinera l'Europe, des romantiques aux surréalistes, est en fait profondément liée à la philosophie des Lumières et au regard critique que Goya et les esprits lucides de l'époque portaient sur l'Espagne. Il s'agit de dénoncer les travers et les vices d'une société égoïste, repliée sur elle-même et sur ses privilèges. Le regard de Goya est impitoyable et dénonce la bêtise et la cruauté de l'homme; mais c'est aussi un regard de compassion pour les victimes, pour les innocents.


Lettre à Darwin de son épouse

La seconde lettre de sa femme conservée par lui est datée de quelque vingt ans plus tard. Ce n'est plus cette fois la jeune femme qui tente de poser devant son scientifique de mari " l'autre côté de la question ". C'est la femme qui a passé avec lui déjà bien des années, mis au monde leurs dix enfants, perdu trois d'entre eux, qui lui écrit maintenant dans la compassion pour toutes les souffrances qu'elle lui voit endurer (Darwin en effet souffre constamment d'un mal qu'on n'a pu véritablement expliquer; probablement une maladie tropicale contractée lors de son voyage):

"Mon cúur était souvent trop plein pour parler ou faire attention. Vous savez assez comme je vous aime, j'en suis sûre, pour croire que je me préoccupe de vos souffrances à peu près autant que si c'étaient les miennes, et la seule aide que je trouve pour mon esprit, c'est de recevoir cela de la main de Dieu, et d'essayer de croire que toute souffrance ou maladie a pour but de nous aider à élever nos esprits, et de considérer l'avenir avec l'espérance d'une existence future. Quand je vois votre patience, votre profonde compassion pour les autres, votre maîtrise de vous-même et surtout la gratitude que vous témoignez à la moindre tentative pour vous soulager, je ne peux m'empêcher de désirer que ces précieux sentiments soient offerts au Ciel en faveur de votre bonheur quotidien. Mais je trouve cela assez difficile dans mon propre cas. Je pense souvent aux paroles: " Tu le garderas dans une paix parfaite, celui dont l'esprit s'est appuyé sur toi!" C'est le sentiment et non la raison qui conduit à la prière.
Je me sens présomptueuse de vous écrire cela. Je sens au plus profond de mon cúur vos qualités et sentiments admirables, et tout ce que je souhaiterais, c'est que vous les dirigiez vers le haut, comme vers Celui qui les met au-dessus de tout au monde. Je garderai ceci en moi jusqu'à ce que je me sente de nouveau joyeuse et réconfortée à votre sujet, mais cela m'est passé souvent par l'esprit ces temps derniers, et j'ai voulu l'écrire en partie pour me soulager ."

 

Nekrassov (Nikolaï Alekseïevitch)

Poète russe (Iouzvino, près de Vinnitsa, 1821 ? Saint-Pétersbourg, 1877). Éditeur, directeur des revues le Contemporain et les Annales de la patrie, il a laissé une úuvre poétique dont la forme doit beaucoup à la chanson populaire et qui exprime sa compassion pour les souffrances du peuple russe (les Colporteurs, 1861; le Gel au nez rouge, 1863; Qui vit heureux en Russie? 1866-1877).

 

Bergson, les données immédiates de la conscience

 
" Considérons la pitié par exemple. Elle consiste d'abord à se mettre par la pensée à la place des autres, à souffrir de leur souffrance. Mais si elle n'était rien de plus, comme quelques-uns l'ont prétendu, elle nous inspirerait l'idée de fuir les misérables plutôt que de leur porter secours, car la souffrance nous fait naturellement horreur. Il est possible que ce sentiment d'horreur se trouve à l'origine de la pitié; mais un élément nouveau ne tarde pas à s'y joindre, un besoin d'aider nos semblables et de soulager leur souffrance. Dirons-nous, avec La Rochefoucauld, que cette prétendue sympathie est un calcul, " une habile prévoyance des maux à venir " ? Peut-être la crainte entre-t-elle en effet pour quelque chose encore dans la compassion que les maux d'autrui nous inspirent, mais ce ne sont toujours là que des formes inférieures de la pitié. La pitié vraie consiste moins à craindre la souffrance qu'à la désirer. Désir léger, qu'on souhaiterait à peine de voir réalisé, et qu'on forme pourtant malgré soi, comme si la nature commettait quelque grande injustice, et qu'il fallût écarter tout soupçon de complicité avec elle. L'essence de la pitié est donc un besoin de s'humilier, une aspiration à descendre. Cette aspiration douloureuse a d'ailleurs son charme, parce qu'elle nous grandit dans notre propre estime, et fait que nous nous sentons supérieurs à ces biens sensibles dont notre pensée se détache momentanément. L'intensité croissante de la pitié consiste donc dans un progrès qualitatif, dans un passage du dégoût à la crainte, de la crainte à la sympathie, et de la sympathie elle-même à l'humilité."


 

Claudel, L'Annonce faite à Marie
 

Pièce de théâtre en prose de Paul Claudel (1912).
Se compose d'un prologue et de quatre actes. Intitulée dans ses premières versions la Jeune Fille Violaine, l'Annonce faite à Marie est dominée par la figure lumineuse de Violaine. Créée pour la première fois en 1912, la pièce n'a été achevée qu'en 1948. Ce "mystère" se situe dans un "Moyen Âge de convention".
Les Combernon vivent les Vercors: le père, Anne, part aux croisades. Sa fille aînée, Violaine, animée de la même foi et de la même compassion, retrouve Pierre de Craon, bâtisseur d'églises, qui avait tenté d'abuser d'elle un an auparavant. Il est devenu lépreux, et elle lui accorde un baiser de pardon. Sa súur cadette, Mara, jalouse, la dénonce à son fiancé, Jacques Hury; après la rupture des fiançailles, Mara épouse Jacques. Huit ans plus tard, Violaine, lépreuse à son tour et aveugle, vit retirée, loin de sa famille. La nuit de Noël, Mara vient la voir, avec sa petite fille morte. Malgré sa jalousie, elle croit à la sainteté de sa súur. La lépreuse ressuscite l'enfant, dont les yeux sont devenus bleus ? comme ceux de Violaine. Ayant le sentiment que Violaine lui a volé son enfant, Mara assassine sa súur. Violaine, agonisante, est transportée par son père à leur maison. Tandis que le père annonce que Pierre de Craon n'est plus lépreux, Jacques apprend que Violaine ne l'avait pas trompé, et que c'est elle qui lui a rendu son enfant. Violaine meurt cependant que l'Angélus sonne.


 

Le Songe, d'August Strindberg
 

Drame d'August Strinberg (1902).
Agnès, fille du souverain céleste Indra, descend sur Terre pour y étudier les souffrances des mortels. Sa compassion pour l'humanité la pousse à épouser celui qu'elle considère comme le plus malheureux d'entre les hommes. Mais la faillite de cette union provoque son retour au royaume paternel. Malgré tout, l'infortunée épouse prie son père de soulager les maux des Terriens. La plaidoirie d'Agnès relève d'une vision métaphysique qui concilie bouddhisme, christianisme et platonisme. L'univers onirique teinté de mysticisme de cette pièce, où l'on a peine à distinguer le rêve du réel, annonce celui que chériront les surréalistes. Sur le ton de la moquerie, Strindberg y met en scène la désintégration de l'être, de la société, du monde physique: "Sur la plus insignifiante réalité, l'imagination tisse de nouveaux modèles."

 

Hauptmann (Gerhart)

Dramaturge et romancier allemand (Bad Salzbrunn, Silésie, 1862 ? Agnetendorf, 1946). Vaste et puissante, son úuvre dramatique se situe entre le naturalisme (Avant le lever du soleil, 1889; les Tisserands, 1892; Florian Geyer, 1895; le Voiturier Henschel, 1898; Rose Bernd, 1903; les Rats, 1911) et le symbolisme (la Cloche engloutie, 1896; Et Pippa danse, 1906), témoignant, comme ses romans (le Mécréant de Soana, 1918; l'Île de la grand-mère, 1924), d'une conception pessimiste de la condition humaine, unie à une profonde compassion pour la souffrance d'autrui, et d'une recherche de l'apaisement dans un lyrisme visionnaire et dans un sentiment religieux où se mêlent des influences chrétiennes et païennes. Créateur d'un drame populaire de caractère noble (cf. les Tisserands), Hauptmann contribua au renouveau du théâtre allemand au XXe s. (Prix Nobel, 1912.)

 

Duhamel (Georges)

Écrivain français (Paris, 1884 ? Valmondois, Val-d'Oise, 1966). Biologiste et médecin, attiré par la littérature, il fut un des fondateurs du groupe de l'Abbaye et publia d'abord des poèmes d'esprit unanimiste (V. unanimisme). L'expérience de la souffrance humaine, acquise durant la Grande Guerre qu'il fit comme chirurgien militaire, lui dicta ensuite Vie des martyrs (1917), Civilisation (1918), la Possession du monde (1919), récits dans lesquels il plaide pour un humanisme moderne, fondé sur la compassion et la tolérance.

 

Cohen (Leonard)
 

Romancier, poète, compositeur et chanteur canadien d'expression anglaise (Montréal, 1934). Cohen est surtout connu pour ses chansons (Suzanne, The Partisan), mais il a écrit aussi des romans (les Perdants magnifiques, 1970; The Favorite Game, 1993) et des poèmes (l'Énergie des esclaves, 1972; Mort d'un séducteur, 1978; Book of Mercy, 1984), qui unissent dans une même compassion les malheurs des Indiens et des Juifs.

 

La Strada de Federico Fellini

Film italien de Federico Fellini (1954).
Dans un village italien, Gelsomina (Giulietta Massina), une pauvre adolescente timide, est confiée à Zampano (Anthony Quinn), un forain fruste et taciturne. Ils font leur numéro de foire de village en village et Zampano est souvent brutal avec elle. Dans un cirque, ils rencontrent Il Matto (Richard Basehart), un équilibriste-poète, qui ravit Gelsomina par ses déclamations et suscite la colère de Zampano par ses farces. Celui-ci tente de le poignarder et est emprisonné. Il Matto conseille à Gelsomina de rester auprès de Zampano et la jeune fille retrouve le forain à sa sortie de prison. Ils repartent sur les routes et rencontrent à nouveau Il Matto. Voulant le frapper, Zampano tue accidentellement l'équilibriste. Gelsomina est désespérée, et Zampano l'abandonne sur la route. Quelques années plus tard, la nouvelle de sa mort le bouleverse.
On a beaucoup parlé de spiritualité à propos de La strada, à cause du personnage de Il Matto ("le Fou") , instrument de la grâce qui ouvre Gelsomina au merveilleux et Zampano à la compassion. Cette histoire de deux exclus, récit d'inspiration néoréaliste, plonge ses racines dans l'univers de Chaplin, cinéaste que Fellini admire. Une mise en résonance accentuée par le personnage lunaire de Giulietta Masina, surnommée "le Charlot féminin".

 

© Michel PÉRIGNON
tous droits de reproduction réservés