ZEHNDER LAETITIA

 

La philosophie de Guizot :

Un essai entre l’utilitarisme et l’idéalisme

 

UNIVERSITE NANTERRE

PARIS X

 Mémoire de maîtrise

SESSION 2001

 

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sommaire

Remerciements *

Plan

Introduction

PREMIERE PARTIE : LA QUETE DU SENS *

CHAPITRE I : Présentations : contextes et personnage *
1) La succession des troubles *

2) Monsieur Guizot *

CHAPITRE II : La peur, fantasmes et realites *

1) Le manque de confiance *

2) Opacité de l'Histoire *

3) La question des origines *

CHAPITRE III : Décadence, injustice *

1) " Folie nerveuse " *

2) La propriété *

3) L'état de guerre et l'immobilisme *

CHAPITRE IV : L'individualisme *

1) L'individu et la masse *

2) Le bourgeois, " un idéal type " ? *

 

DEUXIEME PARTIE : LA LIBERTE COMME RAISON *

CHAPITRE I : L'Etat comme raison première *
1) Le droit et la force *

2) L'élitisme *

3) L'Etat et ses élites au service du progrès *

4) " Le gouvernement des esprits " *

CHAPITRE II : L'éducation *

1) Le projet *

2) Perfectibilité et malléabilité *

3) L'homme moderne *

CHAPITRE III : La morale *

1) Qu'est ce que la raison ? *

2) La morale protestante *

CHAPITRE IV : La " fin " de l'Histoire *

1) Regards sur l'utopie communiste *

2) L'autorégulation comme aboutissement *

Conclusion *

 

Bibliographie *

Sommaire détaillé *

 

Je vais vous révéler en peu de mots, un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : Vouloir et Pouvoir. Entre ces deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais Savoir laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme.

 

L’antiquaire à Raphaël, La Peau de chagrin, Honoré de Balzac, in Etudes philosophiques (1831).

 

 

 

Je dédie ce petit mémoire, bien modestement, en espérant leur en montrer de meilleurs à mes parents, Michel, Martine et Mathieu, en qui j’ai toujours trouvé confiance, appui et chaleur. Ils m’encouragent et me donnent l’énergie indispensable à la volonté de travailler ce que j’aime.

Je remercie de tout cœur mes grands parents, Lélé et Dani pour leur soutien.

Un merci non moins grand à Julie, Judith, Christine, Samuel, Alexandra, Laure, Carole, Marina pour leur présence et leur aide.

Merci à Monsieur Pérignon qui m’a fait découvrir et aimer la philosophie ; merci à Monsieur Guérin qui m’a permis de mieux comprendre, à sa façon, " notre monde ".

Enfin merci à Madame Kriegel qui a bien voulu accepter de travailler avec moi sur ce sujet.

 

 

 

 

sommaire

 

Remerciements

Plan

Introduction

PREMIERE PARTIE : LA QUETE DU SENS *

CHAPITRE I : Présentations : contextes et personnage *
1) La succession des troubles *

2) Monsieur Guizot *

CHAPITRE II : La peur, fantasmes et realites *

1) Le manque de confiance *

2) Opacité de l’Histoire *

3) La question des origines *

CHAPITRE III : Décadence, injustice *

1) " Folie nerveuse " *

2) La propriété *

3) L’état de guerre et l’immobilisme *

CHAPITRE IV : L’individualisme *

1) L’individu et la masse *

2) Le bourgeois, " un idéal type " ? *

 

DEUXIEME PARTIE : LA LIBERTE COMME RAISON *

CHAPITRE I : L’Etat comme raison première *
1) Le droit et la force *

2) L’élitisme *

3) L’Etat et ses élites au service du progrès *

4) " Le gouvernement des esprits " *

CHAPITRE II : L’éducation *

1) Le projet *

2) Perfectibilité et malléabilité *

3) L’homme moderne *

CHAPITRE III : La morale *

1) Qu’est ce que la raison ? *

2) La morale protestante *

CHAPITRE IV : La " fin " de l’Histoire *

1) Regards sur l’utopie communiste *

2) L’autorégulation comme aboutissement *

Conclusion

Annexes

Annexe 1 : La " galerie " des parlementaires

Annexe 2 : Les figurants

Annexe 3 : Guizot

Bibliographie

Sommaire détaillé

 

La galerie des Parlementaires, Honoré Daumier. Des hommes gras, dégoûtants, absurdes, grimaçant. Stupides mimes de la comédie que serait la politique dite molle du " Juste Milieu ", incarnée par Guizot.

Guizot, pourtant. Sombre, austère, replié sur lui-même, l’œil vif. Quelle est alors sa place dans ce groupe ? Qui est-il cet oublié des manuels qui a pourtant fondé la première " vraie " loi scolaire ? Quel est ce petit homme sec, serré dans son sombre et sobre costume bourgeois, dédaigneux ? Un homme pris dans les tourments de son époque, un homme poursuivi, happé par un temps qui semblait alors plus rapide, conférant à l’histoire, dramatique, une dimension plus tragique.

Un homme qui, dans cette vague des idées, cette valse des adieux aux passés et des bonjours timides, parfois fougueux, à l’avenir, a voulu poser des idées, penser, s’immiscer dans la trame de l’histoire pour en influer le cours. Sachant se donner à la politique, à l’action, amoureusement, avec tout ce fameux aveuglement que cela comporte, apporte ; mais aussi cette belle quête d’un bonheur généreux difficilement saisissable. Ce don de soi, cet égarement, ce retrait m’ont attirée. Ces tiraillements, reflet des dilemmes et écarts de la pensée politique qui se construit à ce " moment ", se voulant évolutive, c’est-à-dire historique au sens que donnait Marc Bloch dans les mois qui ont suivi la défaite de 1940 : " l’histoire est par essence, science du changement (…) ses leçons ne sont pas que le passé recommence, que ce qui a été hier sera demain. Examinant comment hier a différé d’avant hier et pourquoi, elle trouve, dans ce rapprochement, le moyen de prévoir en quel sens demain, à son tour, s’opposera à hier. ". Cette pensée si intelligente quand il s’agit de comprendre l’Histoire, qui, dans l’agir politique voudra l’arrêter ou au moins la tenir en suspend. Guizot, comme écartelé par les héritages et l’actualité de l’utilitarisme et de l’idéalisme. Entendons, pour l’instant, l’utilitarisme comme la morale qui fait de l’utilité le principe et la norme de toute action, où l’utilité rime avec bonheur, satisfaction. L’idéalisme serait une forme de pensée modelant morale, action et pensée humaine pour que le sujet atteigne et se batte pour un idéal par essence inaccessible : il s’agit de placer volontairement " la barre trop haut " pour que le sujet soit stimulé et recherche à tout moment la perfection de son comportement : une utopie consciente d’elle même et de ses limites. De cet écartèlement, Guizot essaie de tirer un idéalisme pratique qui se fantasmait comme une réplique modèle de la sagesse antique obsédée par l’ordre, la mesure… Le juste milieu : paradis " terminal ", incitation à une régénération de l’homme par l’éducation, l’apprentissage de la vertu, l’intégration au politique des valeurs appartenant à l’éthique ; dans une société, pour une civilisation, libre. Combat mené du début à la fin de sa carrière transparaissant dans ses écrits divers et ses comportements.

La longue vie de Guizot (1787-1874), l’abondance de ses écrits, notes et discours empêchent de saisir tout le personnage. Je me suis donc focalisée sur son entrée en politique pendant la restauration, au côtés de Louis XVIII jusqu’à sa chute en tant que premier ministre en 1848. Sa jeunesse et sa vieillesse m’ont par ailleurs servi à comprendre sa pensée : sa naissance se nourrit de l’éducation qu’il a eu, de son milieu ; sa vieillesse prouve ou dévoile des intentions, des projets qu’il n’a pu, pour diverses raisons, mener à bien. De tous ses écrits, j’ai retenu Des conspirations et de la justice politique (1821), De la peine de mort en matière politique (1822), Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France (1821), son Essai sur les limites qui séparent et les liens qui unissent les Beaux-Arts, et des discours ; lettres, extraits des Mémoires. Ces essais, éloquents à la manière de manifeste sont les plus connus et les plus représentatifs de sa philosophie : ainsi peut-on appeler cette pensée qui s’est voulue un système, non seulement théorie de l’état et du gouvernement mais art de vie pour l’homme en société. L’essai sur les Beaux-Arts sert de complément, montre l’unicité de sa philosophie libérale si féconde et engendrant de ce fait son lot de contradictions, de questions.

A cet obstacle s’ajoute celui de la défense que je me suis sentie souvent côtoyer ; dans le décryptage de cette pensée si ouverte culturellement, qui se ferme si vite sur son élan, tremplin vers la société bonne. Emergent seulement quelques modestes idées visant une formidable volonté, animée par la rigoureuse et drastique morale de l’honnête homme. Restent les interrogations : pourquoi tant d’incompréhensions, de rejet ; elles animent ce court mémoire ; qui tente d’écouter l’intention d’un homme, sa philosophie, son agir, pris dans une époque, que certains comme Caron ont appelée " sans nom " moins pour sa fadeur que pour sa complexité qui empêche un jugement simple, un titre unique ; tant les forces qui la composaient furent diverses et riches. Cet homme trop souvent perçu comme une personne " éclairée "avant la Monarchie de Juillet, devenu ensuite aveugle sera ici toujours le même homme avec ses contradictions, ses doutes et son inaltérable espérance ; illustrant son humanité : " réalité convaincante parce qu’elle est complexe, humaine parce qu’elle est multiple. " Marguerite Yourcenar Carnet de notes des Mémoires d’Hadrien dans les Mémoires d’Hadrien. (1974)

Pour montrer la continuité de sa pensée : l’application de principes, l’usage d’une force bien particulière dans un projet de réincarnation de la société, dans la durée, grâce à l’ordre : dans les esprits et le gouvernement ; nous allons tenter de comprendre ce qui a formé la pensée de Guizot, avec quels éléments il a bâti sa philosophie puis nous verrons son projet, dans ses intentions, à travers son effectivité.

Ainsi apparaîtra le thème de ce qui a marqué pour le restant de ses jours, le jeune Guizot : l’idée d’une perte du sens, due à un contexte particulier : les lendemains de 1789,93, de l’Empire, les souvenirs transmis du déclin d’une monarchie millénaire ; et le développement de nouveaux phénomènes encore inintelligibles tels la montée de l’individualisme, de la décadence, des questions sur les origines, les fondements de l’Histoire. Ces questions alimentent aisément la quête du sens et lui confèrent une tournure angoissante.

Les projets formeront une réponse à ce vide laissé par ce qui se pensait comme la disparité du sens. Le principal, l’éducation reste classique, mais la façon dont elle est pensée relève de la verve d’un humanisme profond, sincère, humanisme qui guide également les moyens préconisés par Guizot pour que l’Etat et la société évoluent en harmonie.

Tous ces projets aboutissent finalement à l’édification d’une morale qui se décline à tous les usages de la vie d’homme et de citoyen dans ce monde ; et ces hommes ainsi devenus justes et bons - c’est-à-dire beaux &emdash; entreront, s’achemineront vers une nouvelle histoire dont ils ne seraient que partiellement les auteurs, conscients de la multitude de possibilités s’offrant à la nature et à l’homme. Une histoire semblerait-il figée ? Rien n’est jamais si simple : une histoire certes sans conflit mais toujours réactivée par tous les progrès et inventions réalisables en tout domaine : plus d’affrontements : la paix et l’ordre mais la concurrence, les erreurs, l’imperfection, la conquête de l’un, de l’absolu ; intégrateur harmonieux de la diversité dans une systémique digne d’une monadologie.

 

PREMIERE PARTIE : LA QUÊTE DU SENS

 

Chapitre I : Présentations : contextes et personnage

 

1) La succession des troubles

 

Saisir la philosophie, et d’autant plus lorsqu’il s’agit de la philosophie politique, d’un homme revient à comprendre comment et pourquoi il a élaboré son système. Une philosophie politique n’est rien d’autre que le produit d’une époque, d’un moment : " L’histoire des êtres humains et son cortège de malheurs, de désastres, renseignent sur l’homme individuel et collectif, alimentent l’interrogation philosophique, convoquent en urgence la règle de l’idéal pour mieux mesurer l’écart qui en sépare et le travail à mettre en œuvre pour s’en approcher. " disait A.M. Baudart dans La philosophie politique. Pour mesurer cet " écart ", ce " travail " commençons donc par prendre acte du contexte dans lequel la pensée se forme ; en rappelant que cette époque est marquée par les troubles qui ne sont pas seulement guerriers et politiques et au niveau de Guizot, en considérant son personnage, tout simplement. Guizot commence sa carrière à cheval sur les deux siècles : avec l’épisode des Cent Jours et l’élimination de Napoléon naît le XIXème . A cette époque, tout homme désirant s’engager politiquement se trouve pris, conditionné par la succession des troubles que laissent les années de Révolution ; et ces traces sont durables puisque c’est tout le XIXème qui en héritera jusqu’à l’installation de la IIIème République après ses difficiles débuts.

Puisque le mot a été dit, revenons à lui : " révolution " : on l’applique souvent à un domaine. A cette période, il couvre tous les phénomènes qui concernent la vie humaine ; en un mot, tout bascule ; et cette révolution est un faisceau de transformations politiques, techniques, économiques, sociales, culturelles… qui ont permis le passage d’une société, d’un monde, à un autre, à une vitesse vertigineuse les nouvelles idées, des cascades d’inventions apparaissent et modifient ou bouleversent la vie des hommes sans qu’ils aient le temps de réagir, de réaliser ; même si certains le ressentent : tel Chateaubriand avec son écriture visionnaire, notamment dans le dernier chapitre des Mémoires d’Outre Tombe. Si le dénombrement de ces nouveautés est ici inutile, posons tout de même certaines d’entre elles, symboliques, qui marquent l’atmosphère de cette époque ; mutations de la hiérarchie sociale, édification d’un état national centralisé, des concepts : le profit privé, la dignité individuelle, nationale, les débuts de la transition démographique, la montée de la bourgeoisie, moteur des percées dans la finance et l’industrie, la question du suffrage, la perte de la croyance dans la monarchie de droit divin, l’ébranlement des consciences dans le rapport au sacré, au religieux. Mutations amenant la société vers l’âge moderne après un long Ancien Régime, analysées par W.W. Rostow dans Les étapes de la croissance économique : même si ces étapes sont assez rigides, elles montrent la multitude des faits qui intercèdent en faveur du développement parfois à leur insu.

Cette évolution, ces changements font naître des espoirs divers : la révolution est perçue comme l’avance d’une société vers un but souhaitable pour lequel les individus luttent, agissent dans l’objectif de se rapprocher de conquêtes positives qu’ils se sont fixés, ensemble. Il s’agit aussi d’entretenir une croissance, le progrès afin de le rendre irréversible : tant d’idéaux appartenant à la Déclaration des Droits de l’Homme dont on retient la volonté de rendre les hommes libres sont restés lettres mortes ou ont disparu ; entretenant l’espoir, parfois la rage, en tout cas, le désir de les vivre pleinement.

D’autres conflits apparaissent également : l’ancien monde rechigne à accepter voire même à tolérer le nouveau. Lors de la Restauration avec Louis XVIII s’affirme un courant de pensée : l’ultracisme, complètement terrorisé par l’expérience révolutionnaire, très réactionnaire : une droite légitimiste plus royaliste que le Roi lui-même. L’avenir est plus qu’obscur pour eux, ainsi J. de Maistre voit l’homme " Saisi tout à coup d’une fureur divine, étrangère à la haine et à la colère, s’avance sur le champ de bataille sans savoir ce qu’il veut ni même ce qu’il fait " dans les Soirées de St Pétersbourg (7ème entretien). Les discordances ne sont pas seulement politiques ou économiques ; le monde de l’art les révèle aussi à travers la lutte entre le classicisme et le romantisme devenue " bataille des styles ". Nous pensons bien sûr à la " querelle " autour d’Hernani (Victor Hugo), dépeinte en particulier par un partisan Théophile Gautier dans son Victor Hugo : " L’animosité était grande de part et d’autre "… C’est aussi la peinture qui illustre cet antagonisme : le classicisme se définit par l’ordre et la discipline ; l’imitation de l’antique, la vénération pour la clarté du trait (observez un tableau d’Ingres) tandis que le romantisme s’épanouit à travers la révolte, le sentiment ainsi la couleur prime sur la ligne conférant une violence, une brutalité à la peinture qui ne montre plus de héros et peut suggérer le désespoir : comparons Le Serment des Horaces, David et le Radeau de la Méduse de Géricault… Il est important de rappeler la manifestation du conflit, du trouble dans l’art pictural dans la mesure où Guizot consacra l’un de ses essais aux Beaux-Arts. Nous y reviendrons plus tard. Pour l’instant, il s’agit de se replacer dans une certaine ambiance ; pour mieux cerner le terreau des courants politiques.

En dehors de l’ultracisme, s’affrontent, se montrent nombre d’idées, de réflexions politiques ; on peut même parler d’un foisonnement intellectuel autour de la question de la souveraineté ; essentiellement, du droit en général. La bataille, la guerre au nom d’un mieux a été si longue qu’il est impossible de se contenter d’une union d’hommes, pour l’utilité, ménagée par Dieu comme le concevait Burlamarqui dans les Principes du Droit Naturel : la souveraineté doit servir ou autoriser, au moins, le bonheur (qui peut néanmoins être un idéal de l’utilité). On veut croire, comme Condorcet, au progrès indéfini de l’esprit humain, au bonheur, cette " idée neuve en Europe " pour Saint Just ; et, par là même, accomplir la Révolution et l’inscrire dans une Histoire maîtrisée par l’homme. Mais comment maîtriser l’Histoire dans une période où le changement est permanent, où un nombre record de types de gouvernement a succédé à une " tempête révolutionnaire " ?

Pour les hommes de cette époque Chateaubriand, Constant, Madame de Staël, Sieyès et Guizot par exemple, la solution réside dans l’acceptation de la société moderne, ce qui signifie adhérer au principe d’égalité civile, prendre acte de la promotion bourgeoise, accompagner l’évolution des mœurs et des esprits. Afin de donner une consistance réelle à ces idées, il est judicieux d’agir par le droit : il faut se soucier de vérifier, d’ajuster l’énoncé des droits (qui reflète un moment de la pensée de l’opinion éclairée) aux exigences, problématiquement imprévisibles de la vie sociale : le droit à travers les lois doit sceller l’interpénétration du naturel et du social, c’est-à-dire aussi de la société et de l’Etat, de l’homme et du citoyen. Tous les projets de Constitution côtoient cet esprit qui peut être résumé par quelques mots clés : indépendance, protection, utilité, bonheur. La référence au droit naturel est ainsi tronquée : celle-ci effraie depuis 1793, date à laquelle les Girondins décidèrent de la supprimer : il s’agit de fonder un droit positif capable de s’adapter à la société sans être dépourvu de principes inaliénables qui reprennent ou réintègrent le sacré qui jusque là avait appartenu aux rois ou à des hommes voulant incarner la vertu : il devient un bien commun à tous ceux qui voudront se conformer à ces principes ; et c’est bien parce que tout un chacun peut également et librement s’y régler qu’ils sont sacrés.

Dans ce contexte, Louis XVIII promulgue une Charte dont les interprétations vont être la source des divisions et conflits entre " clans ". Elle se veut, dans son esprit et ses effets, respectueuse de la Constitution britannique qui ouvrit une nouvelle ère à cette nation ; marquée par l’ordre et la prospérité pour le dire simplement. La volonté de compromis y est évidente, l’oubli prescrit pour cela l’est moins ; mais la garantie d’un certain nombre de libertés publiques (culte, propriété,…) suffit à rassurer ceux qu’on appelle " libéraux " ; héritiers de la philosophie des Lumières, du mouvement physiocrate, influencés par les Idéologues qui veulent faire triompher la liberté, certains la déclineront vers la démocratie, d’autres la circonscriront dans la stricte égalité des droits et des possibilités. Cette Charte veut réconcilier l’ancienne et la nouvelle France, idée chère à Guizot ; reprise et commentée par Chateaubriand au cours de ses Réflexions Politiques, en décembre 1814 (ch. XIII), il pense qu’elle n’est pas là pour " contrarier le mouvement des siècles ", ce n’est

point une plante exotique (…) c’est le résultat de nos mœurs présentes, c’est un traité de paix signé entre les deux partis qui ont divisés les français, traité où chacun de deux abandonne quelque chose de ses prétentions pour concourir à la gloire de la Patrie ".

On retrouve ainsi le grand thème de la concorde figurant dans tous les écrits des libéraux. Chacun s’engage à limiter son droit pour le bien-être général. Hobbes n’eût pas dit mieux. Cependant, de fait, certains voudraient s’imposer en jouant sur les non-dits du texte constitutionnel. Ainsi le préambule qui stipule " le roi octroie " une Charte rappelle le vocabulaire d’Ancien Régime, rétrograde, tout comme l’expression " renouer la chaîne des temps ". Le souverain joue ainsi sur la grandeur qu’a représenté la monarchie et qu’elle a imprimé dans les cœurs, il prend le parti de séduire plutôt que de ne tenir comte que de la rigueur du droit ; tout en se montrant paternaliste.

Ainsi peut-on brièvement résumer les circonstances qui conditionnent les premiers pas de Guizot en politique où les enjeux se situent au niveau de la question suivante : refonder ou conserver (en améliorant, pourquoi pas). S’atteler à un travail presque démiurgique ou suivre un mouvement millénaire, malgré les changements intervenus ? Guizot ne craint pas le travail, ne recule pas devant l’ampleur de la tâche mais hésite, pris qu’il est dans ses contradictions, comme nous le verrons. Pour préparer cette perspective, pénétrons dans l’univers de l’homme Guizot.

 

2) Monsieur Guizot

 

L’homme, on peut d’ores et déjà l’appeler " Monsieur Guizot " tant son attitude en impose, par son austérité, son repli, sa sobriété. En 1809 déjà, Pauline de Meulan le met en garde contre ce qui s ‘affiche comme le mépris, le détachement froid, insensible vis-à-vis de l’opinion. Ce " retrait glacial " peut être compris grâce à diverses données : on peu penser au traumatisme du fils de guillotiné, bien sûr. Sans considérer encore son protestantisme, il y a dans ce retrait, la volonté d’imposer une image de soi la plus sobre possible dans l’esprit de " l’honnête homme " qui déteste l’argent, l’opulence grasse d’une façon proche de celle de Balzac : il proscrit le luxe, le paraître cérémonial reste en recul pour mieux diffuser sa pensée. On pourrait lui attribuer ces paroles de Robespierre " Ames de boue ! qui n’estimez que l’or, je ne veux point toucher à vos trésors " lui qui restera toujours insensible ou modéré dans son rapport personnel à l’argent. Cela ne l’empêchera pas d’être pragmatique et d’en faire un moyen pour convertir certains parlementaires et faciliter la construction de ses projets ; ce qui fit dire à Victor Hugo " Monsieur Guizot est personnellement incorruptible et il gouverne par la corruption. I l me fait l’effet d’une honnête femme qui détient un b… " Cette remarque offre un exemple de ce qui révèle les dilemmes de Guizot : sacrifier une part d’idéalisme dans les moyens au nom d’une fin idéale, se refuser certaines voies, quitte à " perdre " du temps et à prendre le risque de donner l’image de l’immobilisme ; c’est là aussi qu’apparaissent les tensions entre utilitarisme et idéalisme…

" Monsieur Guizot " aussi pour le respect qu’imposent ses travaux ; sa passion pour la culture ; pour le triomphe des idées vraies. Ainsi, il renouvelle le Collège de France, encourage les sociétés locales, le muséum d’histoire naturelle, l’Académie des Sciences morales et politiques, la Chaire de droit constitutionnel, les études orientales. Son travail d’historien est colossal. Par contre, il ne s’intéresse que peu à l’économie : il reste ainsi dans la lignée de l’humanisme classique, à la recherche de principes dans divers domaines pour expliquer le mouvement … de la civilisation (rappelons que cette démarche est celle de Lavoisier : la science, la rigueur sont des valeurs capitales pour Guizot) Ainsi le Duc de Broglie dira de lui " Monsieur Guizot, l’activité d’esprit sur toutes choses, la hauteur des vues et le diversité des connaissances. " Ce savoir qui tend vers l’objectivité est pensé comme l’assise nécessaire à l’action raisonnable, en politique. Guizot est convaincu du besoin d’une prise de conscience du rapport entre la bonne connaissance et la juste action politique ; M. Weber en fera sa théorie dans Le Savant et la Politique. Il y évoque un problème majeur vécu par Guizot : comment prendre des positions pratiques tout en analysant scientifiquement des structures politiques ? Autrement dit : comment rester objectif lorsqu ‘il faut, parfois rapidement, réunir le plus de moyens possibles et divers pour mener à bien une action politique ? Comment développer un projet raisonnable dans une société &emdash; qui plus est &emdash; " perturbée " ? Quel est le " ressort " (pour employer un mot de Guizot) d’une politique pratique aspirant à des idéaux ? Guizot pris dans ces questions. Guizot souhaitant une société où règne la raison, pensant à ce que certains pensent impossible, parce qu’on n’aurait jamais pu atteindre le possible si on ne s’était sans cesse attaqué à l’impossible. Voilà Monsieur Guizot, la personne sévère, travailleuse, génie un peu incompris. Là ne s’arrête pas - si on peut achever le portrait d’un homme - l’homme Guizot. Comme on peut le voir sur la lithographie de Daumier, Guizot est porté au retrait méditatif rappelant l’aspect protestant de sa " trempe ".

Guizot, moraliste protestant. Guizot étudiant à Genève, élevé par une famille protestante, une " âme bien née " selon Pouthas cultive l’austérité, la résignation, croit la souffrance ancrée au cœur de la nature humaine sans oser désespérer : la volonté doit toujours dominer tout comme le courage, l’obstination tempérés par l’aveu et la conscience de notre faiblesse, notre petitesse, celle ci étant belle puisque nous sommes petits seulement parce que Dieu est puissant et ce Dieu nous console lorsqu’on sait apprendre à l’accepter et à l’aimer. On peut encore souligner, comme P.Y. Kirschleger ce constant souci d’élévation morale, cette sincère humilité par rapport à nos insuffisances. L’abîme constaté entre ce que nous sommes et ce que Dieu nous appelle à être forge l’orgueil d’être humble chez Guizot qui veut " être un ange " (Lettre à sa mère 18O5). Un ange : bonté et lumière aussi. On sent déjà la volonté de se donner à l’humanité.

Protestantisme. Une philosophie. Guizot manque de foi, en effet et s’engage plus qu’il ne croit vis à vis de cette religion. Elle est davantage une morale, un guide de conduite - ascétique, qu’un culte. Une explication ou plutôt une solution d’ordre métaphysique apportée à la question de la liberté, en 183O, il écrit à Elisa " Je vois Dieu dans les lois qui règlent le progrès du genre humain ", Dieu mène le monde, sinon nous serions plongés dans un infernal chaos ; ainsi l’homme joue le rôle d’un ouvrier intelligent exécutant un plan qu’il ne connaît pas ; une " œuvre " qui n’est pas la sienne : " ne la comprend que plus tard, lorsqu’ elle se manifeste au dehors et dans les réalités ; et même alors, il ne la comprend que très imparfaitement. C’est par lui cependant, c’est par le développement de son intelligence et de sa liberté qu’elle s’accomplit. (...) Ainsi s’exécute par la main des hommes, le plan de la Providence sur le monde ainsi coexistent les deux faits qui éclatent dans l’histoire de la civilisation : d’une part ce qu’elle a de fatal, ce qui échappe à la science et à la volonté humaine ; d’autre part le rôle qu ‘y jouent la liberté et l’intelligence de l’homme, ce qu’il y met du sien, parce qu’il le pense et le veut ainsi " (Histoire de la Civilisation en Europe).

La volonté humaine est actrice, non pas génératrice ; il faut en être conscient pour ne pas tomber dans les affres de l'orgueil ou la stérilité du désespoir. " Perdre conscience - volupté suprême ", vers de R. Wagner (Tristan und Isolde) sont à exclure, la volonté est constamment invoquée, encouragée ; parfois perdue mais retrouvée grâce à la conscience de notre finitude et de la liberté laissée, possible dans notre acheminement vers le Bien. La liberté est fondamentalement revendiquée, elle constitue notre humanisme mais ne doit pas se transformer en abus, c'est à dire en désordre, en anarchie ou encore en ivresse de la liberté. D'où encore cette nécessaire conscience de notre petitesse, de notre finitude qui nous interdit une certaine puissance créatrice : le temps ne nous appartient pas, nous avons seulement le temps de nous installer dans un moment temporel pour œuvrer à notre tâche qui doit préparer le futur en y intégrant les éléments bons, c'est à dire vrais et justes du passé.

Cette générosité concernant la préparation du futur, le travail de l'humain ne tient pas seulement au dévouement envers les générations suivantes. C'est aussi pour Guizot, la " pression " si on peut le dire de la prédestination. Guizot n'est pas croyant, comme il le dit lui-même, cependant la question de la prédestination le touche, lui explique certainement l'inégalité naturelle régnant entre les hommes tout en la cautionnant. Elle fournit une clef de compréhension pour ce qui peut paraître absurde, insensé, troublant dans le monde. Ce qui ne veut pas dire que la religion sert de " bouche trous " aux problèmes métaphysiques, dans un refuge à nos angoisses. Il y a pour Guizot l'existence - indémontrable - de Dieu, un " fonctionnement " divin, tout simplement. Celui-ci inclut la prédestination : doctrine calviniste selon laquelle chaque individu est destiné, d'une façon infaillible à être sauvé au damné. Comme on ne le sait pas, il faut mener une vie bonne : un élu menant mauvaise vie pourrait être damné : il ne faut pas gâcher une éventuelle chance et donc se battre, c'est à dire lutter contre le mal, omniprésent. Lutte qui peut sembler sisyphéenne au vue de notre finitude qui n'a accès qu'à peu d'achèvements, mais ne doit jamais nous décourager puisque nous devons nous en remettre à la bonté divine.

Protestantisme encore dans le choix de Calvin : il est le modèle de la lutte du Bien contre le Mal. Le miroir tourne à l'obsession. Ainsi dans Les vies de quatre grands chrétiens. Guizot écrit " Calvin s’était imposé la plus laborieuse tâche que puisse entreprendre un homme supérieur, celle de régler ; en l’accomplissant, une révolution récente, de dompter son propre parti ; de soumettre à la morale et à la discipline le mouvement qu’il suivait lui même, de chasser enfin de la réforme les excès et les vices ".

Le parallélisme s’établit avec évidence. Sentiment d’avoir traversé le même marasme (ce livre fut la dernière œuvre de Guizot). Peut-être un sentiment d’élection dans la comparaison avec l’homme supérieur qui implicitement, se manifeste. On peut aussi voir, derrière le verbe " soumettre " l’idée d’un usage légitime, parfois nécessaire, de la force. N’oublions pas que le protestantisme légitime le recours de la force par l’Etat comme une institution divine. C’est Luther qui avait enlevé (épisode de la guerre des paysans qu’il fit réprimer) à l’individu la responsabilité éthique de la guerre (sous tous ses aspects) pour l’attribuer à l’autorité politique ; qui doit perpétuellement combattre le mal, un mal substantiel duquel Guizot a une vision machiavélique : tel un virus, il se mutera, incarnera diverses formes à travers les âges et les hommes supérieurs devront le repérer " dans l’œuf " pour faciliter son éradication,avant qu’il ne sème conflits et anarchie. Ce mal oblige les hommes à réfléchir, à penser : il les maintient en activité et stimule leur perfectibilité (désir de perfection). Il convoque certaines qualités chez l’homme politique qui obéissent à l’éthique protestante : un profond dévouement pour une cause, le sentiment de la responsabilité, le " coup d’œil " ce qui veut dire savoir maintenir à distance hommes et faits, les laisser agir sur lui dans le recueillement, le calme intérieur de l’âme . Pouvoir dompter son âme avec son énergie est une condition impérative permettant détachement, recul pour ainsi vaincre la vanité. Il faut élever l’homme pour que dans la politique, en l’homme comme pour Goethe dans les sciences naturelles "  l’esprit dominera et sera maître de la matière " tel est bien l’enjeu de l’idéalisme protestant repris par Guizot : élever l’âme afin de forger une volonté capable de dominer la matière, la nature et ainsi se donner les moyens d’affronter avec sagesse la vie ; éventuellement d’honorer une élection.

C’est de ce terreau, dont nous avons donné un petit aperçu, accentué par le protestantisme qu’émane la pensée de Guizot : il ne faut jamais oublier d’où il vient ; lorsqu’il s’agit de comprendre sa philosophie.

 

 

  Chapitre II : La peur, fantasmes et réalités

 

1) Le manque de confiance

 

Guizot, enfant de son siècle est en proie aux turpitudes que connaissent les romantiques, de ce désespoir ou vague à l’âme, il tirera une volonté pure et animée par le désir raisonné de donner vie à un idéal d’ordre et de paix . Guizot, en effet, prend conscience du drame que vit l’Europe et la France en particulier ; et celui ci touche en profondeur les hommes . De ces troubles naît un manque de confiance paralysant la reconstruction de la société, empêchant également la démystification d’une Histoire dont on ne perçoit plus le sens, les deux phénomènes se conjuguant, s’alimentant réciproquement nuisent au passage à la société nouvelle .

Le manque de confiance, d’abord. La confiance est le moteur de toute activité humaine comme l’avait analysé A Peyrefitte dans La société de confiance. Ce sentiment traduit un désir de certitude se rapportant à la réalisation de l’objet, du but que l’on voudrait se fixer : l’homme a besoin d’éprouver l’utilité de ses efforts . Cette confiance en l’avenir est érodée par les troubles révolutionnaires . Les hommes se sentent déracinés : tant de régimes furent balayés, d’histoire récompensée, de projets avortés : le passé n’apporte aucune quiétude Rosanvallon n’en dit pas moins en pensant le problème des libéraux comme la difficulté d’innover alors que la société a perdu ses racines, ses repères.

Lamartine voit s’écrouler un vieux monde sans que la nouveauté reconstruise la société. La hantise de la dissolution sociale habite, devient un leitmotiv tant du coté ultra que du coté libéral. Le lien social semi rompu, inexistant. Trois hommes illustrent ce sentiment de déracinement et nous éviteront de banales descriptions.

Chopin, né en 1810 mort en 1849. L'étranger, l'exilé, personnifie l'être souffrant : cf. le portrait de Delacroix, le mélancolique qui ne sait plus vers où catalyser son inspiration, l'albatros baudelairien. Ecoutez le. Chateaubriand. Les Mémoires d'Outre Tombe : " Les vieillards d'autrefois étaient moins malheureux et moins isolés que ceux d'aujourd'hui : si ; en demeurant sur la terre ; ils avaient perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d 'eux ; étrangers à la jeunesse ; ils ne l'étaient pas à la société. Maintenant un traînard dans ce monde a non seulement vu mourir les hommes, mais il a vu mourir les idées : principes, mœurs, goûts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu'il a connu. Il est d'une race différente de l'espèce humaine au milieu de laquelle il achève ses jours "

Citons encore sa Préface testamentaire : " Je me suis rencontré entre les deux siècles, comme au confluent de deux fleuves, j'ai plongé dans leurs eaux troubles, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles "

L’espérance est là ; comme un devoir mais le sentiment n'y est plus. L'homme a été violemment arraché d'un monde et l'avenir demeure obscur. L'histoire, énigme opaque devient une sorte de carnaval inintelligible " contradiction insoluble " dirait-il encore. Lui aussi pense que seule la Providence dispose du plan de l'ordre des choses ; mais il est illisible et invisible pour l'homme. Le vieil homme n'est plus un sage mais un " traînard " dont l'environnement est anéanti ; il n'est plus qu'un " en trop ".

Chez Musset, la souffrance est plus atroce que la mélancolie et la nostalgie. Dans La Confession d'un enfant du siècle, le héros n'a rien d'un Lorenzaccio qui souffre pour une cause " utile ". Il se pose comme l'enfant d'un siècle malade, non isolé, en pleine crise face au sentiment de la déréliction du monde qui l'a envahi. Dès le premier chapitre, il parle de " maladie morale abominable ". Puis est dépeint un " monde en ruines ", " une jeunesse soucieuse ", une société qui ne sait plus ce qu'elle veut, l'impression de traverser " une mer houleuse et pleine de naufrages. (...)Le siècle présent, en un mot qui sépare le passé de l’avenir, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et ou l’on ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris ".

" L'esprit du siècle " semble être " un spectre demi momie et demi fœtus " donnant " l'angoisse de la mort ". Guizot a conscience de ce désarroi et se lamente en sachant que tant d'énergie, de volonté sont inactifs car déprimés, déconnectés de tout projet communautaire ou citoyen. Des capacités dépérissent par manque de confiance ; il faut pouvoir leur ouvrir de nouvelles perspectives, sures. Là est le repos recherché ; bien différent de la suppression du travail que revendique certains utopistes : l'heure n'est pas à la recherche de la désaliénation des classes laborieuses, elle est à celle des classes moyennes, capables de donner une nouvelle impulsion à la société... En attendant, l'ennui, le fameux spleen des romantiques s'empare des jeunes, les paralyse et les voue à leur perte, lorsqu’ils recherchent de factices occupations, comme on peut le lire dans Adolphe de B Constant. Le vide hante l'imaginaire des jeunes " désœuvrés ". Chez leurs aînés, il devient une obsession, un mal à éradiquer.

La crainte du vide a des conséquences non moins désastreuses dans d'autres catégories sociales : le manque de projets solides amène le remplissage du temps, comme un impératif obsédant ; ce que Corbin identifie comme un souci de normalisation : les Essais sur le XIXè siècle : Le temps ; le désir et l'horreur nous montrent comment le XIXè siècle traqua la nonchalance, dans les pensionnats entre autres afin de parer à la mélancolie. La perte de temps culpabilise, l'obsession arithmétique stimule celle des heures, du sexe et de l'argent, c'est l'aboutissement de ce qu'il nomme le " procès de civilisation " qui, bouscule les pratiques de soi, impose le calcul comme un art de vie. Ce souci de " remplissage " - qui donnera lieu à la consommation de masse à notre époque - guide aussi l'action politique, encore sous l'œil de Guizot qui observe le pouvoir tuer le temps avec la recherche de complots. Le pouvoir se sent seul, n'ose s'avouer qu'il ne sait pas vers ou orienter sa politique, la bloque sur un passé " obsolète " et s'imagine entouré d'ennemis, prend l'indifférence pour de la malveillance coupable, s'indigne de ceux qui ne sont pas à son image c'est à dire craintifs et/ou passionné.(chapitre VIII - Des Conspirations et de la justice politique) Ces discours sur les ennemis ne répondent pas aux attentes de la bourgeoisie qui aimerait qu'on s'attache à ses intérêts d'envergure nationale : on ne veut pas d'une vaste police mais d'une nouvelle impulsion introduisant la reconstruction de la société ; la mise en œuvre de toute cette nouvelle génération ; façon de remédier à " l'incertitude et la confusion " dominantes (chapitre I ). Des moyens de gouvernement et d'opposition. Plutôt que de pourchasser les ennemis, Guizot demande, au chapitre IX de ce même essai, véritable appel à la raison, de " sondez l'abîme " qui menace le pays. Cet abîme, ce n'est pas seulement cette crainte du vide, ce déracinement. Il englobe également tous les noirs fantasmes de la population qu'il faut maîtriser. Comment gouverner une société traumatisée sans vouloir promettre la tranquillité, la lutte contre la peur ?

 

Offrir le calme, endiguer les angoisses. Les repères avant. En lisant divers écrits sur ce " moment ", éclate l'impression de décadence qui se traduit par toutes sortes d'appréhension concernant la masse, autrement dit la multitude, le nombre et le sang.

La peur du nombre n'est pas nouvelle ; à l'échelle des élites. Malthus, en 1798, écrit l'Essai sur le principe de population incluant la célèbre parabole du Banquet de Dame Nature. Il pressent un accroissement démographique capital et préconise des mesures qui gardent son nom, visant a contrôler les naissances. L'image de la surpopulation s'imprègne d'autres connotations négatives avec, pendant la Révolution, l'irruption des mouvements de masse. Le peuple apparaît comme un " magma ", une " force anarchique " prête à tout dévaster, ce que note aussi Rosanvallon.

La société sort de ses archétypes traditionnels, les rapports sociaux se diversifient, prennent de multiples formes ce qui complexifie la vision de la société ; et la masse qui n'avait accès à rien a pris un bon nombre d'initiatives. La puissance est partout et Guizot en témoigne au chapitre II De la peine de mort en matière politique

la puissance a quitté les individus, les familles, elle est sortie des foyers qu'elle habitait jadis ; elle s'est répandue dans la société toute entière ; elle y circule rapidement ; à peine visible en chaque lieu, mais partout présent ".

Cette diversité sociale d'un genre nouveau accentue la difficulté du pouvoir à comprendre et répondre aux besoins de la société. Dans la société, le critère de la naissance aboli, chacun n'est plus qu'un anonyme autrui ; envers qui on ne peut élaborer d'avance un langage. Ceci a l'avantage d'abolir l'humiliation et le mépris, comme le faisait remarquer Rémusat, autre doctrinaire, comme Guizot ; mais les repères se perdent : comment se faire une représentation de tous ces inconnus sans nom, sans dénominateur commun ?La nomination est la première forme d'appropriation autorisée par le langage, donner un nom convoque une définition qui renseigne, donc protége. Le vide laissé par la perte des noms " étiquettes " laisse place à l'imaginaire. La masse, le peuple dont on garde le souvenir de la Révolution, ou de l'armée napoléonienne devient groupement barbare. On parle de " récurrence barbare " - La tradition philosophique s'appuyant sur l'homo homini lupus de Plaute appuie cet imaginaire, conforte la méfiance. On repense au thème platonicien de la dérive tyrannique résultant d'une majorité démocratique. A Rousseau, qui concevait l'état social comme un état de conflit puisqu'au nom de l'ordre, de la stabilité les passions sont tenues en " muselière ". La conscience d'un nombre d'énergie existant, sans nom, nourrit ce fléau de peur sociale avec lequel débute la hantise du " partageux ". La multitude amène la rareté, la pauvreté, l'envie, la haine, le désordre.

La masse est furieuse, sourde, incohérente - Guizot le laisse envisager dans son introduction à Des moyens de gouvernement et d'opposition " Je frissonnais en voyant s'élever et grossir de minute en minute un flot d'idées insensées, de passions brutales, de velléités perverses, de fantaisies terribles, prés de se répondre et de tout submerger sur un sol qu'aucune digue ne défendait plus ".

Même si la révolte, n'est bien sûr que ponctuelle, l'imaginaire de la " classe dangereuse " se développe, s'installe et effraie une société non remise du choc révolutionnaire. Le champs lexical du peuple en insurrection est constamment repris, l'amalgame entre " peuple ", " démocratie ", " masse ", " anarchie ", " agitateurs ", " perturbateurs ", " égarés ", " ennemis ", " criminels ", la " saleté ", la " laideur " est vite établi ; et non démenti par les images auxquels renvoient La liberté guidant le peuple de Delacroix que Louis Philippe évitera soigneusement d'exposer en public, le peuple n'y fait pas bonne figure. La méfiance est grande. Les projets d'urbanisme pointent. Déjà dans les nouveaux lieux publics construit, on sépare les différentes catégories sociales ; on rétablit d'une autre façon par cet exemple l'abolition de la distinction par le " non&emdash;étiquette ". A cela s'ajoute la naissance des villes industrielles, les débuts des grandes concentrations humaines, l'accentuation des courants migratoires. L'imaginaire ne manque pas de matière... et alimente l'idée du " fleuve " démocratique destructeur développée aussi par Tocqueville.

La phobie du nombre ne se sépare pas de celle du sang, qui incarne le malsain, son " spectacle " a été associé à la Révolution, les conflits intérieurs et extérieurs ; Quinet parla du " désert d’épouvante ", le sang doit être effacé et cela stimule une certaine action édilitaire présentée à travers l’essai de Corbin " Le sang de Paris. Réflexions sur la généalogie de l’image de la capitale " extrait du livre précédemment cité. Cette entreprise d’épuration touche les hommes jusque dans leur intimité, Corbin cite le " siècle du linge " tant la fascination pour le propre, le blanc est grande. Il symbolise la pureté ; la lumière qu’on voudrait voir éclairer ce peuple. Des efforts sont entrepris pour confisquer le barbare spectacle du sang : les abattoirs en périphérie, interdiction des combats d’animaux : il s’agit d’apaiser la cruauté dans la rue pour l’extraire de la société ensuite. C’est la guillotine aussi qu’on utilise presque dans la clandestinité. Ce sang rappelle, en effet, la réalité des origines ; chaque gouvernement, ou presque, est issu de la violence et il importe d’effacer la trace du massacre fondateur surtout après " Les Trois Glorieuses " pour pouvoir ré-instaurer une réelle légitimité, idée amplement développé par T. Bouchet dans Le roi et les barricades - Une histoire des 5 et 6 juin 1832. L’espace purifié invite à cantonner la figure, la représentation du mal hors de la réalité, dans un imaginaire conscient de lui-même. Il faut épancher sang, maux pour ne plus penser qu’à reconstruire. L’importance de ce travail correspond à la profondeur de l’angoisse issue de la liaison commune établie entre le nombre, peuple et violence. Cette quête de la pureté n’est pas seulement matérielle, sur le pavé. Elle complète et convoque celle de ce qui a produit ces tâches de sang, c’est à dire l’Histoire. Sortir du trouble suppose une clarification de l’espace : sang et hantise des hommes qui le construisent et du temps : événements, conflits, drames.

 

2) Opacité de l’Histoire

 

Eclaircir l’Histoire ; cela appartient à cette obsession du transparent, du pur qui habite ces hommes du XIXe siècle naissant. Le transparent révèle d’autres besoins, souvent plus fantasmatiques, que celui de la clarté. La pureté rassure, permet de s’orienter. Le transparent a des affinités avec les utopies. La pureté est au réalisme ce que le transparent est à l’utopie. Cette recherche apparaît de manière évidente dans l’art. En poésie, l’idéal est souvent assimilé à la blancheur, la neige, l’ivoire, le diaphane ces mots même deviennent récurrents ; leur image se retrouve en peinture, où la fascination s’impose aussi, dépassant les antagonismes des différents courants en ce qui concerne les jeux sur la lumière. À cela s’ajoute pour les classiques, une netteté presque froide des courbes. La perfection est placée dans les règles d’équilibre antiques. Guizot s’explique à ce sujet dans son Essai sur les limites qui séparent et les liens qui unissent les Beaux - Arts en pensant le beau ainsi : une expression " unique, simple et bien déterminée " ou la lumière " tombe " et produit " des effets grands, harmonieux ", c’est ce qu’on peut trouver dans les tableaux issus de l’éclectisme, tentative de " juste-milieu " entre romantisme et classicisme ; qui n’est pas, cependant un simple compromis, au contraire Guizot parle de " perfection sublime " pour caractériser cette alliance qu’il pense déjà voir dans la Sainte famille de Raphaël. Il insiste sur le respect des jeux d’ombre et de lumière d’après la nature afin de " concilier la vérité avec la beauté ". Ces théories laissent envisager son idéal politique que nous verrons plus tard. Le transparent peut aussi se définir comme ce qui est limpide, clair, dont le sens, le fonctionnement se laisse deviner facilement. Ainsi entre la " froideur et la sécheresse " et le " désordre, la confusion " Guizot conçoit ceci : " une composition doit être ordonnée de manière à ne persuader qu’elle n’a pas pu s’ordonner autrement " en empruntant les mots des Pensées détachées sur la peinture de Diderot. Guizot, non kantien à ce sujet, sacrifié l’idéal à la beauté pure puisque la beauté doit incarner un idéal pour exister. Ce n’est pas une question d’utilité : Guizot ne blâme pas des arts inutiles, il donne sa vision du beau ; elle dépend d’un plaisir raisonné. De ce détour par la quête du transparent dans l’art, nous pouvons tirer deux enseignements : l’art incarne et montre plus clairement cette obsession du transparent, de la sérénité associée, plus que jamais, au Bien. Guizot, fin humaniste s’intéresse aussi à l’art ; cherche des règles pour bâtir une esthétique permettant de comprendre ce qui fait l’unité et les différences entre les domaines des Beaux &emdash; Arts ; pour mieux saisir la beauté, dans l’art. Se révèlent alors sa quête du transport dans tous les sens du terme telle qu’elle se présentera aussi en politique avec sa vision " monadologique " du monde : grand " tout " fondé sur un dénominateur commun : l’harmonie, intégrant la diversité et par la même, la différence, au fondement de la liberté.

Liberté, harmonie. Harmonie réaliste : la diversité n’est pas conflictuelle cela n’est pas attribuable au miracle mais à l’ordre qui s’allie à la liberté ; rappelant le désir de pureté, de transparent. Cet ordre se manifeste par le sentiment de sécurité ; et le gouvernement doit " procurer aux existences individuelles, cette sécurité aux esprits cette confiance, vrai principe d’ordre et de repos " (De la peine de mort en mal politique) Le gouvernement doit être capable de calmer les inquiétudes par de vastes mesures que lui seul peut faire appliquer. Celles&emdash;ci devront être perçues comme des actes impartiaux, chacun devant se reconnaître dans le gouvernement, chacun pouvant savoir que ce qui lui reviendra, reviendra à un autre dans les mêmes conditions, redevables au mérite, à notre vie, non pas à notre naissance, ce qui revient, pour le pouvoir à être juste. Dans tous les domaines et en particulier dans celui où la justice est rendue où chaque jour on lui donne l’occasion de se manifester publiquement : les tribunaux. Dans le même essai, Guizot dit à propos de ceux-ci

 

" on veut placer l’opération qui se consomme ici au dessus de toutes les influences, et s’élever, autant qu’il appartient à l’homme, dans cette région calme et pure où n’atteignent point les orages de la terre, où aucun nuage ne voile la clarté du jour. "

L’élévation vers l’idéal est toujours présente " au dessus " " s’élever " " clarté " " calmer " et " pure " mais il ne s’agit jamais d’une utopie en tant que telle Guizot n’oublie pas de préciser :  "  autant qu’il appartient à l’homme " : il veut que l’homme donne le meilleur de lui-même et ne se contente pas d’occupations routinières, immédiates, utiles. Il sait aussi que l’homme a des penchants vicieux : l’homme est faible, voué à l’erreur et par la même, au progrès. Le départ, la base de l’action juste est une action pensée avec des éléments vrais : plus on intègre de vérité moins la marge d’erreur est importante. Ainsi la vérité soutient et conditionne toute pensée, action claire, juste. Elle est au cœur de l’entreprise de restructuration de la société. Tant d’idées antagonistes ont déferlé, les plus folles semant la mort autour d’elles : il est temps de choisir un système vrai : qui préserve la valeur essentielle : la vie, la vie libre. C’est ce que Guizot veut bâtir et pense lorsqu’il écrit toujours dans le même essai, chapitre VI :

il faut que la politique soit vraie, c'est-à-dire naturelle, et cela restreint, j’en suis d’accord, l’action capricieuse ou les conceptions arbitraires des individus. Mais aussi quelle force, quel éclat, quelle rapidité accompagne la politique vraie ".

De cette conception de la justice découle cette affirmation issue de Des moyens de gouvernement et d’opposition " Mieux vaut cent fois l’abus de la force que la profanation de la vérité. " Cela ne veut pas dire qu’au nom de la vérité on peut massacrer des " ennemis ", cela signifie qu’il faut savoir avoir le courage d’user de la force qui n’est pas essentiellement barbare, pour que la vérité, ou ce qu’on peut en savoir, soit connue et serve de pilier à l’action juste, soit aussi développée, recherchée, puisque l’homme " ne connaît jamais pleinement, mais qu’ il aspire à connaître " (même chapitre VI cité ci-dessus).

Pourtant c’est bien par ce progrès de la connaissance que l’humanité avance, se perfectionne, et ce même progrès qui obscurcit, souvent, le monde en complexifiant les éléments. Comment alors aspirer à la transparence sans stopper le mouvement de civilisation ? En comprenant, peut-être que le progrès de la connaissance ne doit pas s’attacher aux domaines extérieurs à l’homme : les sciences, les lettres, les arts, l’industrie…,car comme le montrait Rousseau dans son Discours sur les Sciences et les Arts, cité par J. Starobinski, La transparence et l'obstacle, " le vide se creuse derrière les surfaces mensongères. " Il faut avant tout veiller à donner aux " cœurs " l'envie de rechercher la vérité, Là seulement apparaît la transparence : où l'homme se retrouve, c'est un peu cela aussi, le retrait méditatif de Guizot : retrouver la pureté de son cœur pour regarder avec confiance et optimisme le monde : pour plus de transparence. Platon avait construit le mythe de l'exil et du retour pour l'orienter vers une patrie céleste. Rousseau l’avait repris et dirigé vers l’enfance. Guizot ne veut pas quitter les apparences, ni la vérité, il veut avec elles, en encourageant toujours plus la vérité, construire un mouvement, obtenir des résultats, une société stable qui peut préserver chaque individu ; dans sa liberté. Quand Guizot s’exile, s’est en lui, à l’âge qu’il a, pour méditer et créer en lui de l’action, et comme le disait Starobinski pour Rousseau " qu’une libre décision puisse nous consacrer au service de la vérité voilée ". De cette croyance, il peut tirer l’espérance d’une meilleure société, cependant, comme Rousseau, il hésitera à savoir si elle est présente, si telle qu’elle est elle peut déjà être bonne et dans ce cas mener une politique de stabilisation conservatrice ou si il faut l’envisager au futur, sans pour autant sortir du temps et penser une nouvelle Cité Céleste et Vertueuse. Dans les deux cas, proche de Rousseau encore, l’intention est la même : la " sauvegarde ou la restitution de la transparence compromise " : par nous, en nous afin d’avoir les moyens de transformer la société c'est-à-dire d’effectivement la faire évoluer vers le Bien. Le problème se pose lorsque les moyens sont à trouver pratiquement par un homme placé au sommet de l’Etat, peu aimé par ses concitoyens, ni par le peuple qui a du mal à donner sa confiance à un homme qui ne fait pas de promesses et demande de s’enrichir par le travail…

Pire encore si l’on peut le dire ainsi, cet homme, obsédé par la transparence, refuse l’oubli : solution de " facilité " préconisée par Louis XVIII lui-même, puisqu’il veut " renouer la chaîne des temps " en mettant la catastrophe révolutionnaire entre parenthèses. Il s’exprime à ce sujet au chapitre III Des Conspirations et de la justice politique : " Je proteste de toutes mes forces contre ce système d’oubli, lâche et impuissant compagnon du système de silence " et ceux qui vivent de souvenirs, ils reprochent de vouloir amputer la mémoire de leurs concitoyens

 

" Quoi ! nous cheminons tous, d’un pas tranquille où ces places où le sang a si longtemps ruisselé sous nos yeux ; les crimes et les maux dont tant de destinées, tant de cœurs sont encore brisés, sont déjà pour nous de l’histoire, et vous vous plaignez qu’on oublie point assez ! Vous demandez aux sentiments de disparaître encore plus vite, à l’expérience d’effacer plus tôt ses leçons, à l’esprit de l’homme d’être encore moins ferme, moins sérieux, moins capable d’énergie et de constance ".

La paix publique n’est pas là : le temps, de toute façon va affaiblir la puissance des souvenirs et il ne faut pas hâter ce phénomène, ni négliger la culpabilité de chacun : point d’innocent, une faiblesse humaine qui rend chacun en tort vis-à-vis de quelque chose, la faiblesse se manifestant d’une façon différente chez chacun ; sachant cela, il est sage de ne pas " contester à la mémoire tout son domaine et à l’expérience son impartialité ". C’est une façon de penser déjà au danger du refoulement que de vouloir ainsi préserver la transparence de la mémoire : l’homme doit être au clair vis-à-vis de lui-même, ce qui inclut l’histoire qui le produit de la même manière dont il la produit. Façon aussi de concevoir l’histoire comme un processus où le mal, l’erreur s’intègre naturellement à la marche de la civilisation : il ne s’agit pas exclusivement de luttes de classes mais bien aussi d’un ensemble de circonstances engendrant des crises. Elles débouchent sur le progrès puis de nouvelles difficultés se présentent… La vérité se dévoile ainsi petit à petit ; ceci reflète un certain optimisme : malgré les heurts et malheurs, l’Histoire tend vers un mieux appelé Bien.

" Malheureusement " le XIXè siècle doute fort d’une telle philosophie. Au manque de confiance, à la peur qui agitent toute la société s’ajoute le pessimisme marqué d’élites cyniques. Guizot se trouve pris entre les sentiments et la raison qui lâchent la bonne volonté des hommes.

 

3) La question des origines

 

Les plus optimistes sont sceptiques, les moins sont franchement pessimistes : au mieux on doute, on refuse de croire, au pire, on ne se pose même plus la question de croire, on pense que par essence, tout est voué au mal. A la quête de la transparence correspond la conviction de vivre dans la noirceur. Benjamin Constant a bien résumé cette ambiance, lui qui pensait en précurseur de Nietzsche l’âme malade du soupçon : " nous n’avons plus aucune force. Nous ne savons plus aimer, ni croire, ni vouloir ". La société ici présentée semble amorphe, incapable d’adhérer à un mouvement.

Paralysée par elle-même, la société crée son propre péril, à ne plus agir et à se laisser envahir de peur et de fantasmes " De grands périls nous assiègent, des périls plus grands nous menacent " dit Guizot au début de Des Conspirations et de la justice politique, ou encore chapitre VIII de Des moyens de gouvernement et d’opposition " Les convictions sont rares, les intérêts de la vie pressants, la séduction a mille secrets, la conscience mille subterfuges " : toutes les circonstances sont réunies pour que l’homme cède à sa faiblesse, à l’inaction et se replie sur son désarroi. Le pouvoir, le gouvernement ne sont que des institutions nécessaires à une certaine régulation sociale mais on ne croit plus qu’ils puissent apporter quelque chose de mieux, une impulsion nouvelle ; c’est cela aussi le " chaos " duquel Guizot veut sortir : ces croyances qui bloquent la vision du possible en mieux, corrompent la pensée rationnelle en y mêlant des prises de position sentimentales. Le repli, le refuge dans le passé, tous les comportements nostalgiques évoquant un temps &emdash; perdu &emdash; où la connaissance -aurait- été synonyme de plénitude, d’accomplissement constituent un obstacle à la pensée créatrice du présent cherchant à surmonter les mouvements négatifs. Ce désenchantement nourri d’un vison illusoire et manichéenne aboutit à une conception négationniste de l’Etat, il n’est plus qu’un mal nécessaire, écoutons T. Paine dans Le sens commun

La société est le résultat de nos besoins et le gouvernement, notre perversité : la première contribue à notre bonheur positivement en conjuguant nos affections, le second négativement en contenant nos vices. L’un encourage le commerce des hommes, l’autre crée des distinctions. La première protége, le second punit. La société, qu’elle qu’en soit la forme, est toujours un bienfait, mais le meilleur gouvernement n’est qu’un mal nécessaire et le plus mauvais un mal intolérable ".

L’Etat apparaît comme un monstre incontrôlable, qui limite la liberté sans favoriser positivement, en lui apportant quelque chose, le développement de l’homme. Pourquoi alors se sacrifier pour lui ? Guizot nous le verrons, voudra montrer de bonnes raisons de le faire sans pour autant exiger de sacrifices ; afin de remédier à cet état d’immobilisme qui prend de plus en plus les accents/couleurs de la récession.

Cet immobilisme qui coudoie le recul se ressent dans tous les milieux. En témoignent les auteurs de cette époque. C’est l’Education Sentimentale, Le Rouge et le Noir, toute la lassitude que leurs héros suggèrent, leurs échecs symptomatiques d’une génération éprouvant la déréliction ou ce qu’il imagine comme tel, du monde. On y voit des gens qui se donnent tant de mal pour prouver l’irréel qui les habite, floués par des événements qui leur échappent, démentent leurs illusions, les laissent désespérés ou morts comme Julien ou abasourdis comme Frederic qui pense avec son ami n’avoir rien eu de meilleur dans sa vie qu’une tentative avortée d’aller voir les prostituées, étant jeune garçon… belle éducation. C’est aussi Lucien Leuwen avec cette pensée du héros éponyme : " Mon sort est-il donc de passer ma vie entre des légitimistes fous, égoïstes et polis, adorant le passé et des républicains fous, généreux et ennuyeux, adorant l’avenir ? "

Entre ces deux utopies : rien, un rien qui, au vu des espérances déployées par la Révolution ou Napoléon sonne comme un recul, un échec. Un rien pire que le vide qui offre un terrain de liberté, de possibles. Un rien castrateur, produit par des hommes qui ne comprennent pas leur temps. La politique voudrait " faire une pause ", une halte dans le temps ; la transparence devient miroir figé. De la peur, des traumatismes naît une crispation qu’il ne faut pas abusivement qualifier de mépris dû à la conviction de l’infaillibilité. Il est peut être possible d’y voir, pendant la Restauration, tout comme durant le moment où Guizot mena la politique de la Monarchie de Juillet, une volonté de repos, après les dures épreuves, pour libérer l’esprit et reprendre petit à petit une assurance donnant les moyens de vouloir une action, une création. Certes Guizot critique durement cette attitude pendant la Restauration parce qu’il perçoit avant tout les attentes des détenteurs ou protagonistes des " intérêts nouveaux ". Mais ce n’est pas pour autant qu’il change ou s’aveugle, arrivé au gouvernement. On peut aussi supposer que pris dans la tourmente de la montée d’un phénomène qui lui échappait  (la pensée démocratique et dans son désir de poser les fondements durables d’une nouvelle société) il pu voir une autre urgence, celle de " calmer le jeu " ; pour se donner les moyens d’installer, de construire son idéal alors que quelques années auparavant il voulait satisfaire pour apaiser et non pas pour entrer dans une politique ou à chaque moment, il fallait assurer satisfaction à de nouveaux intérêts, et se vouer à la réforme permanente. Non, il fallait en finir avec de vieille attentes, donner un élan à celles &emdash; ci dans leur besoin longtemps affirmé de se vouer à la politique et les laisser agir, leur donner un peu de temps ; les mettre à l’épreuve (avant de tout recommencer). Un gouvernement doit s’inscrire dans la durée et ne peut, de ce fait, penser à tout moment le changement ; ils sont " appelés à fonder, à vivre du moins, et les révolutions à détruire et à mourir en détruisant " chapitre VII De la peine de mort. Il faut qu’il concentre son énergie vers quelques projets ; et cherche, pour Guizot à " refonder et conserver " en sortant le pays des ornières du mal.

Si le mal est un fantasme, si le mal est le mal du siècle, le mal est aussi un fait que chacun peut voir et/ou éprouver dans la société. Le mal peut se définir comme le manque de courage, la bêtise : deux fléaux que Guizot veut absolument combattre ; puisqu’ils nourrissent le vice, l’ennui et bloquent la société. Le vice, sorte de peste intérieur et omniprésent dans la conscience des hommes ; les moralistes de tout parti en parlent tous ; en 1847 T. Couture l’incarne dans un des tableaux : Les romains de la décadence accompagné de cette phrase : " c’est pas la guerre mais le vice qui a affaibli l’ancienne Rome " (citations de Juvénal). La nudité et la dépravation dont il offre le spectacle satisfont le goût de ceux dont il est censé condamner les mœurs ; puisque ce spectacle se déroule dans une ambiance finalement sereine, alliant la couleur propre au romantisme et le sens de la forme tel que la concevait les classiques. Cette éclectisme plaît à ceux qui se réclament d’un certain " juste milieu ". Les grandes influences se neutralisent (puisqu’elles sont antagonistes) ; il reste un climat de mollesse, le vice que dénonce Guizot dans ses Mémoiresmollesse générale " dit-il ou encore " une sorte de tiédeur générale, un certain affaissement des agents publics eux mêmes succèdent à l’excessive tension de tous les ressorts " chapitre V Des moyens de gouvernement et d’opposition : cette négligence laisse le terrain libre à toute les forces pernicieuses : " Je crois qu’il peut exister, au sein de la société, des forces aveugles perverses, ardentes à renverser des pouvoirs " chapitre III de Des conspirations et de la justice politique et, dans ses Mémoires " pendant qu’il ne comprend pas et n’agît pas, les idées et les passions immorales font dans la multitude d’effroyables progrès ". Il importe de citer encore, tant ce problème hante Guizot

" Je suis épouvanté des dispositions intérieures, de l’état moral de ces milliers peut &emdash; être d’inconnus, sans foi, sans loi, sans cœur, sans pain qui errent au milieu de cette société molle et incertaine. Que de temps, que d’efforts, que de protection divine et de sagesse humaine, il faudra pour guérir en même temps, et ces plaies hideuses et cette maladie générale de langueur. " 1836.

Lettre à la Duchesse de Broglie : dans la confidence, l’obsession est plus angoissée, on voit mieux que les idées qui habitent l’homme sont le produit de sa peur. Le mépris est absent de ce regard qui s’apitoie sur une maladie, rongeuse, ce n’est pas tant la bêtise ou la médiocrité qui sont visés mais le vide corrosif qui détruit ce qui constitue l’humanité de l’homme. Dans ces âmes là, la démocratie comprise comme la participation par le suffrage, au pouvoir, semble catastrophique. Ainsi l’ennemi n’est pas la démocratie mais le mal, aussi détestable que le choléra qui sévit à cette époque, dont les racines sont l’ignorance, l’inactivité : la pauvreté sous toutes ces formes.

Guizot n’a pas la folie mégalomane de se croire susceptible de guerroyer pour éradiquer ce mal. Son idéalisme : vouloir le Bien est tempéré : il sait qu’il lui faut des moyens et que ceux &emdash; ci sont difficilement conciliables. Il sait qu’il doit donner des résultats concrets et que l’avancée du Bien dans les esprits n’est pas transparente. Son réalisme se lit dans ce commentaire de la Charte au chapitre II Des Moyens de gouvernements et d’opposition " le système ne possède point de magie qui le rende inaccessible au mal et attache constamment à sa présence la raison et la liberté ". Même le meilleur des systèmes appartient aux agents publics, humains imparfaits, cherchant des moyens, parfois aveuglément. A Laure de Gasparin, en 1843, il écrit " le mal se dit et se fait dans ce monde à coté du bien, sans en tenir compte, avec la même activité et la même arrogance que si le bien n’existait pas. Heureusement, je sais cela et je me soucie peu que le mal se montre et se remue pourvu que le bien agisse et grandisse à coté. Je crois à la guerre incessante du mal et à la victoire toujours recommencée, du bien. Je n’ai donc point d’illusions et j’ai confiance ".

Le mal a quelque chose de diabolique : il prend diverses formes " remue ", nargue le bien et menace toujours, parfois là ou l’on s’y attend le moins. Il faut le voir et le faire voir avant de prendre des mesures contre lui. C’est la tâche de Guizot écrivain presque pamphlétaire, d’abord, membre actif du gouvernement ensuite.

Pour prétendre à cette lutte, il faut en montrer la nécessité ce qui revient à en expliquer la légitimité. Vouloir rétablir la justice implique toute une conception de l’Etat, du pouvoir politique. On ne peut jamais extraire un seul domaine, c’est tout un système auquel il faut faire appel.

 

Eviter le mal, conquérir le bien en prenant le chemin de la vérité c’est vouloir fonder une société juste. Cela demande de prendre la société à son cœur et par tous ces membres. Ce labeur passe par une mise en œuvre, des bases : une légitimité. A une époque où les gouvernements se sont succédés, il importe, pour en enraciner enfin un, de lui donner une vraie assise ce qui revient à lui donner des origines justes.

Rappelons d’abord comment la légitimité s’est construite à cette période. De 1789, 1792, Napoléon, on retient la violence. Louis XVIII arrive " dans les fourgons de l’étranger ", Charles X veut imposer ses lois avec une " main de fer " ; les Trois Glorieuses semble être un soulèvement contrôlé pour mettre en place Louis Philippe. La rue, la tourmente et le calcul politique machiavélique président à la naissance des régimes. Louis XVIII revenant en France avait pourtant cherché à retrouver le sceau de la légitimité dans le temps et le sacré. Celle qui puise dans le temps préconise un impossible oubli. Celle qui se réclame du caractère sacré de la monarchie ne trouve plus d’audience, hors mis les ultras et quelques bastions royalistes : si la population n’est pas déchristianisée, ni anti-royaliste, elle garde une haine de certains symbole et ne tolère plus l’union du " trône et de l’autel ". Il faut donc trouver une légitimité qui ne peut s’appuyer ni sur la durée, ni sur la violence.

La société doit pouvoir s’ouvrir, non pas sur un au-delà par rapport à elle-même, mais à l’Histoire, à la vie : à l’évolution : pourra être légitime ce qui incarne (en s’y incarnant) le mouvement de la société ; le devine, l’aide en l’ordonnant et concilie les diverses aspirations. Ceci passe par le respect de la sécurité et de la paix - bases largement explorées par Hobbes - celui d’une homogénéité sociale intégratrice (dans la diversité, dans tous les domaines).

Respect aussi de celui qu’on peut appeler le " troisième homme " celui qui n’est pas totalement voué à la cause de l’Etat qui tend à devenir Etat nation, sans qu’il ne puisse vivre replié sur sa vie privée : il s’agit de lui donner le sentiment d’être acteur et responsable, libre dans les deux " domaines ". Le vrai pouvoir, la légitimité émane de la société : si elle s’engage ou non au coté du pouvoir ; dans tous les domaines : l’un soutien l’autre. Seul le pouvoir peut imposer des lois qui ne peuvent que servir à maintenir un équilibre entre les différentes forces. L’homme politique est lui aussi tenté par deux voies qu’il doit savoir éviter : le maître et le serviteur : il ne peut plus être le grand chef napoléonien, il ne doit pas quitter son rôle de chef, (sinon qui aurait envie de le suivre ?), cela fait partie des attributs naturels du charisme. Dans le chef doit se cristalliser le respect pour tout ce qu’il représente : les lois et leur fonctionnement mais aussi la confiance : on doit savoir qu’il est là, prêt à guider son peuple quand il l’estime s’engager vers de bonne voies, qu’il peut d’ailleurs suggérer. C'est ainsi que peut se vivre une harmonie entre la société et le pouvoir, reposant sur le bon sens, dans la mesure où chacun œuvre à un équilibre compatible avec le reste de " l'ensemble ". Tous concourent à l'avancée de la civilisation " lefait de la civilisation et le fait général et de fait celui auquel tous les autres viennent aboutir ; dans lequel il se résume ". Ainsi chacun contribue au progrès recherché pour et par la raison, le bon sens (que nous détaillerons plus tard), devient le garant suprême de toute action émanant de la société " alliée " au pouvoir et la raison. Ce qui fonde l’Etat repose essentiellement sur elle et non sur les droits particuliers, égoïstes qui risquent d’être tyranniques car, au vue de la diversité chacun tentent de s’imposer des individus (nous y reviendrons). Elle est devenue une sorte " d’asile inviolable ".

Dans ce système, la force, en tant que violence est quasiment caduque. Cependant ce système est un idéal, pour y parvenir, peut-on employer la violence ? Comment, sinon trouver un autre usage à la force ? La force comme moyen. La force comme mal nécessaire ? Cette question reste en suspend à une époque qui, bousculée, n’a pas encore vraiment eu le temps d’y penser. On est vaguement sorti d’une époque où l’origine était " simple " : " le roi est mort, vive le roi ! ". Dieu est sorti du monde politique avec cette monarchie reposant sur l’intemporalité qui s’appuyait sur lui ; laissant un vide, un saut de huit ans où la force était magnifiée, divinisée, adorée (ce que A. Cohen regrette de constater encore au XXe siècle dans ces diatribes contre les babouins cinglés par Solal héros de Belle du Seigneur). Chacun s’en est emparé à sa façon, de cette cacophonie, parfois terrible. Rien de constructif n’émerge sinon la haine, attisée et l’envie, source de violence engendrant ce que Girard appelait le " mimétisme d’appropriation ". La force, violente ne porte plus ses fruits, il faut user autrement de la force.

Elle peut résider dans l’image qu’on donne de sa puissance : il faut pouvoir montrer à la société qu’on est capable, et pouvoir jouer sur son image pour s’imposer, sorte de machiavélisme doux dont Guizot remarque l’efficacité pour le cas de Napoléon. Il s’agît de se montrer supérieur puisque c’est au meilleur que revient la difficile tâche de gouverner et il faut se montrer comme tel, sans culpabilité, en toute modestie, naturellement. Ainsi A. Carel expliquait " entre égaux le pouvoir ne serait jamais né. La supériorité sentie et acceptée c’est le bien primitif et légitime des sociétés humaines, c’est en même temps le faite et le droit, c’est le véritable, le seul contrat social ".

Le problème de la force est comme absorbé par le talent et la raison que doit incarner le pouvoir. Au " qu’êtes vous vous-même ? " que chacun peut lancer au pouvoir, celui-ci doit répondre : " celui qui PEUT vouloir votre bien par celui et avec celui de la société ". La force c’est aussi implicitement, tacitement ce courage de penser cette question, cette possibilité d’y faire face. Cette sérénité unie à cette liberté constituent une force, jouant sur un responsable qui doit pouvoir faire valoir une puissance intellectuelle et donner un sentiment de proximité : chacun doit se reconnaître dans sa volonté. Ainsi, le risque de rébellion ou de révolution peut&emdash;être écartée ; puisque le principal critère de ce qui est juste est respecté : la possibilité pour le pouvoir de trouver l’assentiment du peuple, ce qu’il désire, suivant un effet, la raison, telle qu’elle peut être conçue par la société et le pouvoir : la force est aussi dans cet amalgame, qui peu interdire la rébellion. Kant estimait qu’elle était juridiquement injustifiable (Métaphysique des Mœurs), et Guizot suit sa logique qui explique bien sa vision de la force légitime : la rébellion porte atteinte au fond même du droit. On ne peut pas dire, cependant, qu’un peuple ait forcément tord de se révolter, c’est juste incompatible avec la notion du droit. Ainsi la façon dont on légitime les révolutions dépend de leur succès historique et lorsqu’on dit qu’elle était fondée en droit, c’est qu’il y a eu succès. En cas d’échec, les meneurs deviennent criminels, mais en soi, la révolte est injustifiable : elle engendre une situation de non droit qui nous ramène à l’état conflictuel de nature. Le droit doit consister à faire coexister des libertés et pas à donner le bonheur : celui-ci est lié à des données empiriques, mais on peut attendre du droit qu’il instaure les conditions pour que chacun puisse œuvrer à son bonheur, si le droit me disait ce que j’avais à faire pour être heureuse, nous serions gouvernés par un despote. C’est cette pensée qui fournit les bases des conceptions de la légitimité et de l’usage de la force chez Guizot, la force n’étant pas dans la répression par bains de sang, mais dans la puissance de la bonne volonté de part et d’autre. Cependant certains aimeraient se servir de la force estimant qu’il fallait gouverner avec une " main de fer " puisque la pacification de la société n’était, à leurs yeux qu’un mirage et qu’au présent de dangereuses passions minaient la société.

 

Chapitre III : Décadence, injustice

 

1) " Folie nerveuse "

 

A tous les sentiments et pensées qui dominent à cette époque ce greffe l’impression de décadence liée à un profond sentiment d’injustice. C’est un peu comme si le monde était devenu fou ; c'est-à-dire extravagant ; passionné, fanatique : adhérent sans réserve à des idées sous le règne de l’empire des passions. La " première " si on peut les classer est celle de l’égalité, dans cette période où les idées socialistes commençant à se diffuser. Celle-ci s’étend à tous les domaines. En politique, revendication du suffrage universel. Parfois certains imaginent un communautarisme où tous participeraient au pouvoir. " L’avertissement " de Constant dans De la liberté chez les Modernes correspond pour eux à un courant bourgeois égoïste, détestable, il disait : " Nous ne pouvons plus jouir de la liberté des Anciens qui se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté à nous, doit se composer dans la jouissance paisible de l’indépendance privée ".

N’était-il pas abusif d’y voir un repli égoïste renforçant la dissolution sociale ? Justement les idées s’entourent d’excès à cette époque, chaque mot dans le milieu politique se métamorphose en " bombe " pour le public, le langage n’est plus expressif mais complètement symboliste, instrumentalisé.

L’inégalité économique, sociale est refusée. Ce courant s’oppose aux conceptions des libéraux que représentent Siéyes à travers ces mots : " il existe, il est vrai de grandes inégalités de moyens parmi les hommes. La nature fait des forts et des faibles, elle départage aux uns une intelligence qu’elle refuse aux autres. Il suit qu’il y aura entre eux inégalité de travail, inégalité de produit, inégalité de consommation ; mais il ne suit pas qu’il puisse y avoir inégalité de droits ".

C’est aussi Quesnay qui disait : " cette inégalité n’admet ni juste ni injuste dans son principe ; elle résulte des combinaisons des lois de la nature ". Ces deux extraits viennent de la préface aux Déclarations aux Droits de l’Homme par Jaume. A ces principes s’ajoute l’égoïsme conçu comme une caractéristique inhérente à la nature humaine. A ces principes d’inégalités naturel les passionnés de l’égalité répondent qu’on leur a donné une égalité de droit et qu’il est naturel de désirer une égalité de fait. Pour eux, l’égalité de droit sinon resterait une cruelle illusion. Certains avertissent ces hommes libéraux qui pensent pouvoir combattre la passion de l’inégalité. Dans les Mémoires d’Outre Tombe, Chateaubriand " prévient " : " une expérience journalière fait reconnaître que les français vont instinctivement au pouvoir : il n’aime point le liberté ; l’égalité seule est leur idole ". Les libéraux comptent instaurer un régime de richesses dont chacun, par son travail, pourra honnêtement profiter : à la passion de l’égalité ils escomptent répondre par celle du juste travail profitable : guérir la passion par la passion, solution rousseauiste tentée ici. Guizot, proche de Mill qui disait que " la participation de tous au bénéfice de la liberté et le concept idéalement parfait du libre gouvernement ". Il voit l’égalité dans le possible, et conçoit la participation au sens large du terme : il existe divers moyens d’exprimer ces intentions d’étendre son influence : de ce fait il pensait sa vision de l’égalité en fonction d’un système effrayé par la multitude tout en croyant la satisfaire par l’ouverture, qu’il jugeait accessible à tous.

Cette passion de l’égalité côtoie la passion du pouvoir : il est passé entre tant de mains : chacun estime y avoir droit en replaçant le droit dans les faits. Or c’est cela même qui faut combattre sans excès : le droit doit refléter une société à condition qu’elle-même ne se fourvoie pas, les " sages " étant là, dans toute la société pour la limiter dans ces excès ; résister à cette envie de tout un chacun de conquérir le pouvoir, d’imposer un système. Cette envie se manifeste dans les théâtres. Corbin montre comment ce lieu est devenu l’endroit défoulatoire où chacun peut recréer une ambiance de Chambre Parlementaire, ceci ne constitue qu’un petit exemple de ce qui apparaît comme une confiscation. Quand le pouvoir absolu fut retiré au roi, tout semblait permis ; le vide était si grand ; la liberté avait tôt fait de le remplir ; elle devenait la nouvelle révolution. Les représentants exercèrent le pouvoir au nom du peuple. Cette idée fut interprétée souvent comme si le peuple pouvait décider de la loi ; la formidable mobilisation éveillée par les Cahiers de Doléances ne s’est pas effacée des mémoires. Le pouvoir ne semble plus pouvoir appartenir à quelqu’un, à une assemblée, il apparaît ( et ceci se confirme par le rôle des notables - cf. Tudescq)  plutôt comme la capacité de faire quelque chose, de produire un effet. Il faut sortir du monde juridique, des lois abstraites, entrer dans l’agir, l’utilitaire ; il devient ainsi une notoriété, une puissance (de possibilités) qui ne peut pas seulement être soutenu, légitimé par une notoriété rationnelle.

Weber l’a développé plus tard : il existe trois sortes de pouvoirs : traditionnel, rationnel et charismatique qui correspondent à trois principes d’obéissances. L’homme obéit aux chefs que l’accoutumance consacre, que la raison désigne et que l’enthousiasme élève au dessus des autres, ainsi le " chef " est transfiguré par une tradition des mécanismes rationnels et par l’enthousiasme, le désir, le sentiment de besoin des foules. Guizot a négligé cette réalité. Son comportement politique, angoissé, épure les sentiments, source d’erreurs : il veut laisser la raison gouverner et ne comprend pas toute ces " concurrences " au pouvoir que représentent les différents clans politiques, les rassemblements, parfois les révoltes. Il y voit une manifestation de l’ignorance de la domination du sentiment, des passions. Ceci se prouve, pour lui, par ce besoin, cette recherche d’héros par les masses.

Le peuple est en quête de héros de grandeurs. Claude Lefort l’explique aussi dans son introduction : Des Moyens de gouvernements et d’opposition : les hommes sont possédés par leur désir de fabriquer des idoles (personnes que l’on peut admirer passionnément). Lorsqu’ils découvrent l’abjection de la domination, l’humanité, dans le sens de la faiblesse ou l’impuissance de l’être vénéré, ils transfèrent leur adoration vers un nouvel " objet ", un absolu perpétuellement recherché avec une farouche obstination à ce leurrer. Cela signe peut être le besoin d’assurer en permanence l’unité du corps social ; car ce " héros " serait lui dans lequel pourrait enfin, s’incarner la souveraineté. Ainsi le pouvoir est confié à qui sait essentiellement éveiller un vif enthousiasme, le penchant sentimental des hommes Point de sage raisonnement dans ce choix. Ceci ne veut pas dire qu’il ne faut pas vouloir être gouverné par un pouvoir fort : il ne faut pas se tromper sur la nature de la force. La force en soi n’est pas un mal, au contraire ; Guizot l’écrit au chapitre IX Des Moyens de gouvernement d’opposition " l’ordre, la liberté, la stabilité, la durée ne sauraient naître que de la domination des forts, il n’y a dans celle des faibles, que trouble, angoisse, et cause de bouleversements sociaux ".

La force équivaut à la supériorité : spirituelle et intellectuelle et l’une ne peut se passer de l’autre pour exister. C’est un phénomène historique rappelé au chapitre XIII de ce même essai " Vous ne ferez pas que le pouvoir ne sait plus l’emploi naturel de la supériorité, ni que la supériorité ne cessera de prétendre au pouvoir ". La supériorité sent qu’elle peut avoir les moyens, des solutions à offrir aux problèmes issus de la société, du pouvoir, il est évident qu’elle ne peut, frustre, se replier sur son savoir et " laissez faire, laissez passer ". La grandeur dans la force, le talent sont à rechercher, mais pas dans l’apparence d’une quelconque puissance : il ne faut pas sonder des héros mais des humanistes voulant s’occuper du pouvoir pour remédier à la crise de la société à cette époque. Le gouvernement ne doit pas faire un étalage artificiel de la grandeur en flattant, courtisant l’opinion, il doit mobiliser la raison, la morale, le bon sens et savoir faire face avec justesse aux multiples demandes : " le gouvernement répond aux nécessités infinies et infiniment variables de la société ". Guizot au chapitre II Des conspirations et de la justice politique : le gouvernement doit savoir tempérer les attentes, en devancer d’autres pour que " leur influence habituelle soit salutaire, que leur conduite générale tende au bien, nous n’avons pas droit d’espérer ni de prétendre d’avantage " (au chapitre IX du même essai). Il faut savoir désirer, contenter et éviter de décevoir quitte à promettre peu ; et ainsi déjouer le cercle vicieux de la démagogie. Ce " réalisme ", qui n’est pas dépourvu d’un idéal. (il s’agit bien de " tendre au bien " et d’exercer une influence " salutaire " : la politique est une véritable mission évangélique) s’oppose à une vision romantique de la politique, dont il saura pourtant garder la poésie.

 

Que peut-on appeler le romantisme politique ? Un courant qui exalte l’imagination, la créativité (rappelons le slogan de mai 68 " l’imagination au pouvoir ") mais aussi quelque chose qui de nos jours semble difficilement conciliable avec ce culte moderne de la libération de l’esprit : la réhabilitation des valeurs nationales, chrétiennes, voire primitives. Cette association a pourtant sa logique : créer cela veut dire, certes s’inspirer de ce que nous connaissons, mais aussi s’en démarquer en apportant une " touche " supplémentaire, différente, car neuve. A cette époque, après le culte de la philosophie des Lumières, de la raison et de l’universalisme, se rapporter à ces valeurs constitue une façon de s’opposer au courant " normal " s’appuyant sur le classicisme prônant le respect de l’Antiquité, des règles.

Cette pensée ce manifeste essentiellement par une vision éclatante du futur comme si il figurait une lanterne lumineuse ouvrant, encourageant une bonne voie. Dans ses Mémoires, Guizot voulait " relever la tête vers le ciel pour y trouver la lumière ". Ce mouvement en avant sera possible grâce à la pensée et à l’action de chefs alliant savoir et pouvoir qui incarne un nouveau type de prophète. Ceux-là devront libérer la puissance intellectuelle des hommes afin de les préparer à trouver eux-mêmes la bonne voie, celle du bien commun à tous, même si chacun ne peut vivre le même bien. Cette voie ne peut se tracer d’avance, géométriquement ; puisque l’Histoire reste pour eux quelque chose de magique, sinon, par son contenu, accidentelle et cela résulte de la liberté laissée à l’imagination, à la sensibilité : tout devient possible ; cela se rapproche de la philosophie de Cournot présentée dans ces Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes appelée " étiologie historique " elle permet, par une mise en ordre probabiliste où les accidents, fruits du hasard, s’ordonnent en un devenir finalisé ; une conciliation d’une exigence d’explication causale et la prise en compte de la contingence propre à l’Histoire. Ici, le fait général est la marche vers la civilisation que l’homme peut influencer par l’action, dans un contexte où le hasard peut " l’aider " ou l’entraver. Ce " mélange " de fortuit, de possible et de déterminations humaines laisse à l’homme la responsabilité et la liberté d’une part de l’écriture de l’Histoire pour laquelle il pourra choisir de développer au mieux ses capacités en faisant du bien commun la fin absolue (vision proche en cela du thomisme, surtout pour Guizot qui croit au destin, à la Providence). De ce fait, l’Histoire conduite par la raison, vouée à émanciper les hommes, sera une marche vers la libération. Et c’est sûrement pour cela que Guizot dévoile avec tant d’enthousiasme sa vision de l’Histoire lors de son Discours académique à la Société des Antiquaires de Normandie :

L’histoire, désormais, sera pleine de politique, de philosophie, de poésie peut-être ; et par là les études historiques auront la vertu d'animer et de régler, de relever et de contenir à la fois la pensée humaine encore arrogante et pourtant abattue " (1838).

La politique, la philosophie, la poésie : beau programme qui montre encore l’humanisme de Guizot et dément son apparente raideur. Agir d’une manière concertée et sage, en quête de justice ; être à l’écoute des hommes, de leur raison, de leurs sentiments ; œuvrer à les sensibiliser au beau et au bien afin de leur donner les moyens de trouver une harmonie en eux. Voilà tout ce qu’on peut décrypter derrière ces paroles. L’histoire indifférenciée de la philosophie est une clef de voûte du système de Guizot. Cet attachement à l’Histoire est redevable au romantisme dont il faut contrôler l’exubérance.

Les romantiques ont un vif goût pour le passé, surtout celui qui rappelle notre originalité. Le Moyen-Âge fascine par son côté ombrageux, obscur, par les sociétés païennes qui semblent être des traces de la vraie vie " naturelle ". Cette passion pour l’Histoire toucha Victor Hugo, entre autres, qui lui consacra La légende des siècles, épopée de l’Humanité en marche vers la lumière. Le ton y est épique, revient à la violence des tableaux d'Eugène Delacroix : les Scènes de massacre à Scio (1824), la mort de Sardanapale (1827) l'illustrent et incarnent ce que Guizot peut reprocher à ce genre de pensée historique. Les scènes ne montrent pas des Grecs et des insurgés héroïques mais des êtres las, attendant avec résignation l'esclavage ou la mort. L'ambiance d'indolence reflète l'influence britannique. La nonchalance légendaire du dandy transparaît, dominée par la figure de Lord Byron : ironie, élégance. Guizot n'attend pas de héros, il ne faut pas se laisser envahir par la passion. Mais il condamne cette inactivité, ce fatalisme morose. La mort de Saradanapale est tout aussi " contre exemplaire ". Sardanapale surveille, presque indifférent, le carnage qu’il a ordonné. Le tableau fait scandale et signe pour Baudelaire le désengagement de l’artiste qui méprise le monde et les normes de son époque. Il se considère comme un défenseur solitaire des valeurs traditionnelles dans une société dégénérée. Pour lui, le symptôme même de cette chute est le soi-disant traditionalisme académique qui copie formellement l’art du passé plutôt que d’en comprendre le message profond. Guizot, sans penser à un art de propagande, voudrait mobiliser toutes les énergies, tous les talents et tolère mal ce fatalisme : le bien-être de la société vient de celui de chacun. Aux plus intelligents de donner l’exemple. Se laisser ainsi abattre est une marque de faiblesse nuisible. Si elle apparaît, elle doit se cantonner à l’individu en tant que personne privée. Ainsi, les deux sortes d’excès caractérisant les téléologies romantiques ne correspondent pas à la tempérance de Guizot qui s’applique aussi à ses conceptions de l’Histoire ; mais l’intérêt est le même. Guizot, lui, s’intéresse à l’ensemble de l’Histoire (Cf. son imposante œuvre sur l’Histoire des Civilisations ), et construit un passé pour que nous puissions nous décomplexer et nous rassurer en voyant s’écrire un mouvement de la liberté qui nous sort de la fatalité. Comme le disait Rosanvallon, Guizot veut nous donner une mémoire qui unifie raison et Histoire en montrant une cohérence dans ce mouvement. C’est ici qu’on retrouve le Guizot admirateur de Shakespeare pour la maîtrise de ses constructions dramatiques. Cette cohérence s’établit grâce à un esprit rigoureux qui analyse à partir de faits, d’intuitions, les événements sans s’enfermer dans une vision éclatante, utopique.

Les romantiques ont tendance à entourer de mystère les faits quotidiens les plus normaux comme les moins ordinaires. On les taxe souvent de mysticisme, on leur reproche leur obscurantisme. Leur sentiment douloureux d’inadaptation sociale, historique, fait d’eux des créateurs pris entre des aspirations contraires : l’individualisme qui conduit à l’introspection lyrique ou l’observation du monde environnant et passé qui peut prendre la forme d’un engagement humanitaire. De cette déchirure naissent des sentiments comme la compassion (pour les misères du monde, des ouvriers…), le pessimisme, parfois l’optimisme dérivant de la vision des progrès scientifiques qui inspirent des certitudes positivistes. Le positivisme est ici entendu au sens d’Auguste Comte et par extension au sens de toute philosophie qui privilégie les sciences. Comte constatait la désintégration du consensus traditionnel fait de croyances indiscutées. Or une société a besoin de consensus (un ensemble de valeurs communes) pour subsister. Il se demandait donc quel serait celui qui se formerait à partir de l’esprit scientifique et industriel pour servir aux sociétés modernes. Une réforme intellectuelle qui synthétiserait les différentes sciences lui paraissait indispensable. Etape par étape, grâce à l’évolution de ce consensus, la société arriverait à un âge positif où l’homme abandonnerait ses questions métaphysiques et vivrait sagement en observant les phénomènes, leurs lois, pour les comprendre, s’y adapter. Toute théodicée est inutile, mais si on ne se préoccupe plus de Dieu ni d’esprit, le fond reste le même : une marche déterminée vers la raison, aux étapes toutes pensées, bien théosophiques finalement. Que l’esprit soit scientifique ou spirituel, son devenir est calculé d’avance d’une façon bien mystérieuse. Ce genre de " plan " ne satisfait pas Guizot même s’il s’accorde avec Comte sur de nombreux points (cf. l’ouvrage de Biard). Il se méfie de ce type de calculs presque excessivement utilitaristes, tout comme il reste très prudent lorsqu’il s’agit de " rêveries " utopistes sur l’avenir. Son esprit " juste milieu " le laisse plus enclin à l’observation des problèmes à résoudre dans l’immédiat. Même s’il pense une bonne société, il sait ne pas être trop exigeant et s’affaire à fonder cette nouvelle société dans la justice.

 

2) La propriété

 

La justice, au sens platonicien du terme, c’est le chacun et chaque chose à sa place, en ordre. Maxime fondamentale lorsqu’il s’agit d’installer une nouvelle société. A cette époque, concrètement, cela revient au respect de la propriété, au sens large comme au sens strict du terme. Rappelons l’importance du sujet : le clergé s’en était vu privé lors de la Révolution et les biens des nobles immigrés furent confisqués, beaucoup de terres revendues, devenues bien nationaux, remodelant ainsi la propriété. Durant la nuit du 4 août 1789, c’est la conception de la propriété qui se modifie radicalement. L’égalité de tous devant la loi autorise quiconque à prétendre à la propriété s’il en a les moyens. Ainsi disparaît la propriété éminente des nobles sur les terres paysannes qui leur permettait de percevoir des droits féodaux. Ce changement n’introduit pas spécifiquement le passage à une nouvelle société économique mais avant tout celui qui entame une mutation juridique profonde. L’idée de propriété est substituée à celle de privilège. La Révolution terminée, les émigrés reviennent et ont du mal à retrouver leurs terres et leurs biens. Charles X succédant à Louis XVIII tient à ce que réparation soit faite. La loi dite du milliard des émigrés (1825) indemnisa ceux-ci par le versement d’un capital constitué en rentes d’Etat à 3%, calculé sur la base d’une valeur égale à vingt fois le revenu de ces biens en 1789. Ce montant sera revu à la baisse. Cette loi, certes réparatrice, avait un caractère contre révolutionnaire qui effraya l’opinion et reposa encore le problème la propriété.

Dans ce contexte bien troublant, Guizot pense encore qu’il faut ménager les propriétaires. En dehors d’une valeur symbolique de la terre, il s’agit de donner des garanties à ceux qui possèdent un capital, petit ou grand, important pour refonder une nation à travers son économie, sa sociologie… Dans le chapitre IX de Des moyens de gouvernement et d’opposition, Guizot expose la nécessité de s’intéresser aux demandes (voire de les anticiper), de calmer les inquiétudes des propriétaires en écrivant " rien n’est si fort et même temps si prompt à s’alarmer que la propriété ". Puis, il résume le rapport du pouvoir à la propriété par ces termes " c’est la propriété qu’il invoque, qu’il professe, c’est en elle qu’il se confie et cherche secours ". Quand le pouvoir le délaisse, il se retrouve abandonné par un appui capital : la République issue de la Révolution de 1848, pour renflouer le Trésor, institua un impôt additionnel qui toucha tous les propriétaires, il alimenta une turbulence qui précipita la fin du régime. Guizot avait vu juste dans ses efforts pour attirer l’attention du gouvernement sur les propriétaires.

Guizot avait vu plus loin : il désire une sorte de contrat tacite de protection, de confiance entre les propriétaires et l’Etat. Les premiers dont les intérêts peuvent correspondre à ceux de l’Etat veulent bénéficier d’une paix intérieure et extérieure afin de pouvoir faire prospérer librement et tranquillement leurs entreprises. Le second peut tirer profit de ces activités qu’elles dégagent et qui contribuent à la bonne " santé " du pays. Les uns sollicitent l’Etat comme des libéraux issus des lectures de la Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations d’Adam Smith en attendant la sécurité avant tout. L’Etat selon Guizot, doit savoir dépasser ce cadre pour améliorer, sans intervention massive, ses liens avec les propriétaires afin de consolider sa force (son assise dans la société). Au même chapitre, il dit : " c’est par cette intelligence de la susceptibilité, par ce soin de les défendre quand ils ne savent point attaqués par cette vigilance spontanée et universelle sur les plus détournés des chemins qui aboutissent eux que le pouvoir les amène à compter sur lui et à lui livrer la force qu’ils possèdent ".

La stabilité et l’ordre se soutiennent mutuellement, l’Etat doit davantage y œuvrer puisqu’il est voué à jeter les bases d’une société permettant le libre épanouissement de chacun. Plus loin, Guizot développe encore : " Ils sont forts ; et pour jouir de leur force, ils ont besoin de s’allier au pouvoir. Ils sont légitimes et le pouvoir qui les a reconnus consacre sa légitimité en l’unissant à la leur. Ils possèdent ; ils n’ont qu’à demander la conservation, la condition du pouvoir est la même. Tout, dans leur situation et dans leur nature, les rapproche du Gouvernement, les porte à les prendre pour chef et à lui prêter leur appui ".

Ces intérêts là incarnent et fortifient la durée ; premier attribut de la terre apparaissant chez des écrivains différents ayant cette même vocation démesurée et tyrannique, séparés temporellement ; Balzac, à travers toute la partie " rurale " de La Comédie humaine, en particulier Eugénie Grandet, Les Paysans et G. Marquez à travers Les cent ans de solitude où il modèle un univers inscrit dans l’histoire, sur une propriété (lieu par ailleurs d’un drame digne d’une tragédie grecque). A cette époque, il s’agit d’instaurer un climat favorisant cette progressive inscription. Depuis la Constituante, une grande partie des libéraux pense qu’il suffirait d’aimer sa liberté, sa propriété, sa tranquillité pour être attaché à la constitution et à la patrie et promouvoir ce climat. Cette pensée n’est pas que le fruit de craintes liées à la perte, la dépossession. Elle résulte d’une lignée de philosophes qui avaient érigé le droit de propriété en pilier de la société, déterminant ainsi tous les problèmes liés aux questions de droit et de justice.

Il n’est pas possible de reprendre tout le courant philosophique qui alimente cette pensée. Voyons d’abord comment Locke marque cette pensée, lui qui a fortement influencé la constitution américaine (1776) et en partie la Constituante. Le second Traité du gouvernement civil contient ses principales réflexions sur le droit de propriété : c’est un droit primitif, fondé sur et se réalisant par le travail (attribut de l’individu). Décidé de l’origine du droit implique un engagement par rapport à la définition du caractère licite ou non d’un réglementation. Ainsi, il pense qu’on est légitimement propriétaire quant le rapport à la terre est commandé par le travail. Dans cette logique, c’est le travail humain et non la nature qui donne la valeur aux choses. On voit ici les dérives de cette théorie qui, à l’heure actuelle, nuisent à une bonne prise de conscience de la nécessité du respect de l’environnement, du corps humain… Lorsqu’on s’approprie une terre, on y ajoute de la valeur et on ne prive donc personne, au contraire. Si on procède à un échange monétaire, on passe à une valeur représentative d’une quantité de travail incorporée qui détache le droit de propriété du travail. Le désir de conservation dépend alors plus étroitement des liens entre les individus, demandant une paix sociale. Cette conception du droit de propriété en fait un moteur économique fondamental dans la constitution de la vie sociale et politique. C’est ici aussi que ce droit perd son rapport au droit naturel. Il est reconnu comme appartenant au phénomènes économiques dont la notion déterminante est l’utilité ou l’intérêt, qui sait faire fit du consentement de tous ou de la majorité (sinon on n’avancerait jamais : la diversité du genre humain est source de blocage). Cette pensée est à rapprocher du refus d’ouverture vers plus de démocratie de Guizot qui voulait avant tout pouvoir réaliser un grand projet.

Il a par ailleurs été influencé par Rousseau. Dans sa critique de Locke, il puise des éléments qui lui permettront de mieux cerner les " inconvénients " de sa pensée pour essayer de les neutraliser ou de les atténuer. Rousseau, dans Le Contrat Social et le Discours sur l’origine et les fondement de l’inégalité parmi les hommes, s’oppose à l’appropriation du droit par la force. Pour lui, le droit est fondé sur la parole ou plutôt sur la possibilité de la prendre. Celle-ci revient aux plus puissants qui ont les moyens intellectuels ou charismatiques de s’en saisir et qui ont beaucoup à défendre. Comme le riche dépend de la force de travail des autres sur sa propriété, il se trouve en position de faiblesse qu’il compense par la loi. Ainsi la société agit contrairement à la nature en corrigeant l’inégalité naturelle des propriétaires et la consacre en apportant à une forme de force son complément qui la totalise et lui donne la légitimité dont elle a besoin. Au lieu de puiser sa légitimité dans la justice ou la bonté, elle la considérera acquise par la loi et pourra se permettre certaines dérives : exploiter l’homme ou l’aliéner par exemple.

Guizot, " averti ", se prémunira contre ces extrêmes en voulant faire pénétrer le sentiment du beau, du juste dans les âmes. Comme cela ne peut être immédiat et que la politique se bat au présent, il palliera à cette absence par une législation visant à prémunir les excès. C’est le cas de la loi de 1841 qui interdit le travail des enfants de moins de huit ans et limite à huit heures la journée de travail des enfants de huit à douze ans. C’est également le cas des encouragements donnés aux sociétés de secours mutuels. Ce sont des lois qui ne seront pas toujours appliquées mais qui témoignent d’un réel effort de la pat du gouvernement qui ménage les industriels et se soucie tout de même du sort des ouvriers.

La propriété ne se limite pas au droit d’user et de jouir d’une chose sous les conditions établies par la loi. Autrement dit, la propriété n’est pas seulement quelque chose d’extérieur par rapport à la personne humaine, elle est aussi ce qui met en œuvre l’homme, ce qui est propre, le caractérise.

 

Il faut bien se souvenir de la façon dont les corps ont été mutilés tant pendant la Terreur que durant les grandes guerres napoléoniennes. Il faut aussi penser à la façon dont le corps est perçu, sujet sur lequel nous éclaire A. Corbin en nous expliquant la discipline des lycées qui veillait à éviter tout moment de somnolence, d’intimité, d’abondance. C’est encore la crainte du plaisir perçu comme le mal originel et le culte, surtout dans les milieux bourgeois obsédés par la pureté, de la virginité. Tout cela pour dire que le rapport au corps appelle aussi à la sécurité : chacun veut être assuré, d’une manière ou d’une autre, de la préservation de son corps. La maîtrise du corps dans une vie sociale stable et apaisée (et pour le maintien de celle-ci) est la condition sine qua non dans l’imaginaire de cette époque de : la fixation (la mobilité, associé à l’agitation, effraie), la maturité (l’éducation est achevée), du travail (l’oisiveté, symbole de l’hédonisme, est associée à la décadence, au vice), l’ordre, la modération (les ardeurs, l’excès, les " transports " signent la perdition de l’être) et de la prévoyance (les dépenses inutiles sont de l’ordre de l’excès). Ainsi, le corps, " première propriété humaine ", est l’objet de toutes les attentions et représente bien le souci de paix et de préservation de cette époque, d’une façon aussi viscérale que Hobbes avait pu le penser.

Le problème de la propriété de soi se rattache, outre le corps, à ce qui met en rapport la force d’un homme (physique et/ou intellectuelle) avec son univers social, économique… Elle est ce par quoi la personne se donne une sphère extérieure de sa liberté : je mets ma volonté dans une chose, qui, en tant que chose physique, a une réalité extérieure. De cette vision hégélienne établie dans les Principes de la philosophie du droit, il ressort que la propriété est un droit de tout homme sur les choses, il lui est possible de l’aliéner. Ceci appartient à ma liberté qui, elle, n’est pas aliénable : je ne peux pas détruire ce qui constitue mon essence, les " déterminations substantielles " de ma personne ainsi que " l’essence universelle de ma conscience ". Ainsi, le rapport de la propriété, comme droit, à la liberté l’amène à penser l’individu comme un être fondamentalement membre de l’Etat, en tant qu’il est moyen pour assurer la sûreté, la propriété, la liberté, et fondamentalement membre parce qu’il est en permanence confronté au droit ; et celui-ci ne fait qu’un avec l’Etat, il culmine même dans l’Etat. L’un et l’autre se réalisent par leur union et dégagent ainsi une force libératrice pour la société, créant ainsi un espace, un temps pour le libre épanouissement des hommes ce que Guizot souhaite lorsqu’il écrit dans Des moyens de gouvernement et d’opposition au chapitre VIII : " Il faut que chacun puisse, par lui-même devenir tout ce qu’il peut être. " Cela signifie aussi que les plus talentueux, les " supériorités " doivent pouvoir s’affirmer. Cette pensée s’oppose cependant à celle nietzschéenne de la domination des forts : il ne faut pas que les faibles soient écrasés. Au même chapitre, Guizot écrit en effet : " Nous ne repoussons point les supériorités, les influences, nous pensons au contraire que le maniement des affaires sociales leur appartient, nous voulons qu’elles soient reconnues, honorées ; que les lois leur laissent, leur offrent tous les moyens de s’exercer librement, de se rallier entre elles et autour du pouvoir. Mais nous demandons qu’il ne leur soit pas possible de devenir égoïstes et menteuses, que les lois leur imposent la constante nécessité de se légitimer ; enfin qu’en jouissant de leur droit elles n’usurpent point celui d’autrui et ne déshéritent point l’avenir sous prétexte de défendre le présent ".

A chacun, selon ses moyens, de maintenir la paix sociale et de développer l’humanité vers la civilisation. Lorsqu’un talent propre à un homme qui n’enfreint pas les lois de la société apparaît, il faut que dans cette société il puisse donner à son expression toute son envergure.

 

Libre propriété des corps, libre propriété des talents dans le cadre d'une société à un moment donné, et enfin libre propriété de soi en toute conscience de soi-même, que Guizot a largement défendu en condamnant les abus de la peine de mort. Comme Victor Hugo, il montre qu'elle est inutile dans l'essai De la peine de mort en matière politique, au chapitre II. Il s'exprime ainsi : " On ne lutte pas avec des faits sociaux, ils ont des racines que la main de l’homme ne saurait atteindre et quand ils pris possession du sol, il faut savoir y vivre sous leur empire ". Avant Durkheim, il utilise la notion de " faits sociaux " comme des faits qui ne peuvent se résumer à une source de facteurs, d’événements car ils dépendent de multiples faits imbriqués, résultant d’un certain état d’une société : réalité complexe que l’on ne peut traduire par une idée, une accusation, un schéma simple. Cette réalité-là ne doit pas servir de dénominateur commun pour accuser d’éventuels " ennemis " ou " conspirateurs " et les envoyer à la guillotine. Elle sert à identifier les problèmes et l’anéantissement d’une infime feuille de " l’arbre problème " ne peut résoudre le conflit, le mal issu d’un phénomène compliqué : elle ne peut que souder les adversaires attiser les haines, d’où l’inutilité de la peine de mort en politique. La solution face à l’adversaire est de pouvoir être si fort (sagement parlant) que les idées et actions de celui-ci seront ineptes.

Il s’oppose aussi à l’usage de la peine de mort lorsqu’il s’agit d’une vengeance. Il pose enfin le problème de la nature de la vérité qui fonde la rhétorique de ceux qui condamnent : leurs preuves sont-elle sages, équitables et nécessaires ? Est-il bien sage d’offrir le spectacle de sa victoire par le sang, la violence ? Pour Guizot, dire la vérité, c’est user d’un " dissolvant " bien plus puissant et efficace qu’un acte commun à ceux des " barbares ". Dire la vérité, c’est adopter un comportement élémentaire, vital pour quelqu’un qui veut respecter le genre humain, la pureté des relations humaines. C’est transférer la quête de la transparence dans la lecture et la compréhension de l’Histoire, au présent.

Ce repli sur la propriété de biens, de soi apporte d’autre soucis, bien plus que la traduction d’angoisses face aux incertitudes. Il révèle l’apparition de nouveaux comportements sociaux et individuels caractérisant un repli de l’homme sur lui-même tel qu’il se détache de sa communauté, de l’intérêt spontané et sincère pour son bien-être.

 

3) L’état de guerre et l’immobilisme

 

Cette nouvelle attitude est différente du repli sur soi, ses intérêts, symptomatique de toutes les crises. Elle transforme un comportement de protection en un mode de vie entraînant de nouvelles façons de vivre de penser, adaptées à une certaine époque. La méfiance, l’agitation, les changements, les luttes intestines font dire à Guizot dès le premier chapitre Des moyens de gouvernement et d’opposition que " Bossuet eût souri de pitié si l’on fût venu lui dire que la guerre n’était pas là ". La paix n’est plus ni dans les âmes, ni dans le gouvernement.

Cet état de guerre, quel est-il ? C’est d’abord cette propension, dans les âmes, à entretenir la rivalité et agir sous l’impulsion du désordre qui souvent empêche de raisonner. Ce sont ces " supériorités " qui deviennent " égoïstes et menteuses ", détournées de leurs sages objectifs ou corrompues par l’appât du gain de quelque nature qu’il soit (privilège, fortune, honneur…). Pour Kant, cette tendance résulte du fait que l’inclinaison à s’associer en chaque homme est inséparable de ce qui le pousse à vouloir tout diriger, en son sens, par paresse (il est difficile de " trier " sagement les volontés et pensées de chacun pour construire un consensus relevant d’une certaine moralité), d’où le conflit. Ce besoin de diriger peut aussi être expliqué par la théorie du " mimétisme d’appropriation " (René Girard ) : spontanément, l’être humain se sent toujours attiré par ce que peut posséder autrui et qu’il n’a pas et, pis encore, s’il sait qu’il ne peut y accéder. Ceci est renforcé dans une période comme celle qui nous concerne car " tout se meut " et, dans ce mouvement, " Ceux qui s’y livrent continuent de s’élever, ceux qui refusent d’y prendre part demeurent chaque jour plus en arrière ", constate Guizot (chapitre VI Des moyens de gouvernement et d’opposition). La multiplicité des nouveaux biens à vouloir est telle que l’envie, le désir d’appropriation menacent l’ordre, la paix sociale. Autrement dit, quand l’écart se creuse, les catégories sociales les plus désavantagées par la situation n’ont rien à perdre en se retournant contre le pouvoir et peuvent espérer mieux. Elles présentent donc un risque pour la paix sociale.

De façon moins violente, cet accroissement de la richesse, des nouveautés, façonne un autre sentiment, celui du faux conservatisme, c’est-à-dire une volonté de conserver ce qui est acquis pour une certaine catégorie sociale, ce qui diffère d’un conservatisme qui se veut garant de lois et principes moraux valables pour toute la société. Ce faux conservatisme, " mensonge " pour Guizot, indigné au chapitre VII du même essai. Ce dernier cherche les origines de la supercherie : " C’est la libre concurrence des forces individuelles, c’est la rapide circulation des avantages sociaux qui les épouvantent ; comme tous ceux qui sont parvenus au sommet, ils voudraient renverser l’échelle et dormir paisiblement sur les hauteurs qu’ils occuperaient seuls. ".

Verrouiller la circulation des élites, dangereux système régulièrement tenté, qui aboutit souvent à un resserrement tel que l’éclat, se produit en amont tant et si bien qu’un renversement s’opère : c’est le phénomène d’ascension et de déclin des élites développé par Pareto. Toutes ces dérives troublent les rapports de la société au pouvoir.

Toutes ces prétentions à gouverner, à appartenir aux postes clefs de l’Etat, discréditent la légitimité d’un gouvernement. Elle ne peut jamais être assurée, elle est incessamment recherchée. Cette quête prive en fait le gouvernement de temps pour se consacrer à d’autres tâches. Ce besoin de rétablir l’ordre dans tous les domaines empiète sur d’autres activités importantes. Dans ses Mémoires, Guizot confiait : " Au lieu de nous livrer, comme nous le pensions, comme nous le voulions, à l’amélioration de nos lois, de nos institutions, au lieu de ne songer qu’à des progrès, nous avons été obligés de faire volte-face, de défendre l’ordre menacé, de nous occuper uniquement du présent et de laisser là l’avenir qui jusque là avait été l’objet de nos chères pensées ".

Ceci ne relève pas d’une tentative d’excuse mais d’une justification de plus d’un homme torturé par son besoin d’être moral, de montrer qu’il a œuvré de son mieux pour en être digne. Cependant, il s’est senti pris, non pas dans la tourmente d’une chambre parlementaire, mais dans de véritables " arènes " où luttent des " gladiateurs " (Chapitre I Des moyens de gouvernement et d’opposition). Là comme nulle part ailleurs, l’homme est un loup pour l’homme. A défaut de convictions morales, certains y viennent comme " on fait une affaire et conclut un marché " (Chapitre XV du même essai) et mènent ainsi bon train l’avidité, la cupidité, la corruption qui freinent les projets des plus sages d’entre eux. Penchants, partie intégrante de notre condition contre lesquels il faut perpétuellement se battre pour les neutraliser ou au moins les amoindrir : " on ne dompte point la nature humaine, on n’éteint pas en elle les penchants qui la constituent " poursuit-il au même chapitre. Comment limiter de tels penchants ? En montrant que, dans cette nouvelle société, on n’a pas besoin de s’élever dans les rangs de la politique pour s’enrichir : les opportunités qu’offre la révolution industrielle sont des sources de profit et une façon de gagner en notoriété. Ce n’est pas la chute des nobles qui change la nature du régime : il faut que les hommes s’adaptent à ses nouveaux rouages et apprennent à reconsidérer l’échelle des normes et des valeurs pour mieux comprendre comment devenir un membre prestigieux ou respecté de la société. Les commandes de l’Etat n’en sont pas l’unique moyen.

Ainsi, la légitimité du pouvoir est mise en péril par ceux qui veulent participer au pouvoir à titre personnel et par ceux qui, " valables ", le refusent, se croyant déchus ou aliénés s’ils l’avaient (analyse de Guizot au même chapitre). Ce problème de personnes qui ne sont pas à leur juste place menace l’ordre et génère un climat d’insécurité et surtout une mésentente limitant l’action du pouvoir.

La mésentente entraîne des discordances importantes bloquant les lois, les initiateurs tant au niveau de la Chambre qu’au niveau de la vie dans les villes et villages. Elle est issue de facteurs que nous évoquions ci-dessus, mais d’autres interviennent encore. Il faut penser à la juxtaposition de diverses sociétés qui pose de nombreux obstacles. Rappelons l’existences de quelques groupes : les militaires, l’aristocratie issue de Napoléon, les ultras, les royalistes modérés, les royalistes évoluant vers plus de démocratie et la politique du " fauteuil vide " pour le roi, les républicains, les industriels, les notables des villes et villages, les différents entre les membres du clergé, les banquiers, les nombreuses couchent qui composent la paysannerie… on pourrait encore étendre la liste. Cela complique la relative simplicité de la société d’Ancien Régime et offre mille sources de désaccords. Les idées, nouvelles ou anciennes, grouillent de toutes parts. Se vérifie alors cette maxime de Pascal : " La multitude qui ne se réduit pas à l’unité est confusion ; mais l’unité qui n’est pas multitude est confusion ". Si tous ne parviennent pas à s’entendre et, après débats, parler d’une voix au sujet d’un quelconque projet, règnent la cacophonie et l’impossibilité de mener à bien le projet (si on exclut l’emploi de la force par un groupe). Par ailleurs, si l’unité se réalise au détriment de plusieurs voix qui s’en trouvent exclues, alors on peut dire que le projet est voué aux critiques, aux menaces, et qu’il ne se construira guère mieux que dans le cas précédent, le désordre étant présent. De même, on peut faire taire les opposants par la violence mais alors on passe outre les sages principes de respect qui fondent l’Etat et la légitimité du pouvoir n’en est que plus chancelante.

La priorité des gouvernements a donc été de d’œuvrer en faveur de l’entente sociale. Comme nous le disions précédemment, Guizot pense avoir été paralysé par les luttes qui l’ont poussé à ne " s’occuper que du présent ". Peut-on cependant mener une politique en étant borné à l’instant présent ? Peut-on limiter la politique à la conception machiavélienne qui la pense comme un ensemble de techniques, de " manœuvres " pour la prise et la conservation du pouvoir (la conservation supposant l’entente) ? Doit-on plutôt vouloir davantage de bien-être possible pour l’ensemble des hommes en laissant à chacun la possibilité de chercher, bâtir son bonheur ? Faut-il vouloir conduire un projet sous les rapports de la justice et de la morale où les hommes sont amenés à se projeter dans le temps, avec leur descendance ou doit-on se limiter à une action pragmatique et présente ? Est-il nécessaire de se projeter dans le temps pour mener une politique digne de ce nom ? Guizot est partagé, écartelé entre ses idéaux visant à élever l’homme pour qu’il progresse encore dans la marche de la civilisation et les tumultes de son temps, lesquels posent le problème suivant : est-il possible d’envisager de grands projets malgré eux ? Peut-on faire en sorte de les inclure dans un projet de vaste envergure ? Toutes les interrogations demeurent suspendues à une autre difficulté : si un gouvernement tarde à agir, à montrer qu’il a des projets, la société se lasse et attend mieux. Sa confiance, son soutien s’effritent : " elles souhaitent que leurs défenseurs aient la force " (chapitre XV Des moyens d’opposition et de gouvernement), celle de s’imposer et de conduire des projets.

 

Si la société de cette époque craint le mouvement, elle n’apprécie pas non plus l’immobilisme : si un certain type de pouvoir, d’institutions rassurent et doivent se maintenir, il n’en demeure pas moins qu’on attend d’eux une construction. Chaque époque, chaque société, a ses attentes et le gouvernement doit y répondre, prendre le parti de s’y engager. Or, à l’époque, la société a tendance à se crisper et le gouvernement se fige dans une politique évinçant toute nouveauté après le choc, pour les monarchistes les plus durs, d’avoir à vivre sous une Constitution. Toujours dans le même essai, au chapitre V, Guizot condamne cette politique inspirée par les ultras : " son inaction n’est point une neutralité réfléchie et volontaire, c’est une nullité obligée ". Et l’immobilité est perçue comme la " prétention de sa science et la  loi de sa destinée ". Cette critique est aussi acerbe car cette immobilité-là recèle une pensée rétrograde. Par contre, une immobilité qui se veut conservatrice des tous nouveaux acquis constitutionnels le touche autrement : " Il se peut que la société dissoute par la révolution eût besoin de s’arrêter pour se reconstruire " (chapitre II). S’il s’agit d’une simple pause, Guizot en est partisan mais il refuse catégoriquement tout retour en arrière, toute tentation passéiste. Il s’oppose à ceux qui prônent les règles de la sagesse inhérente à l’habitude, empreinte de bon sens par essence. Puisqu’elle relève des us et coutumes, pour lui, cela n’est plus valable à cette époque. Au chapitre XII, il parle ainsi : l’habitude ne saurait être une solution à cette époque car elle ne peut suffire à conduire les gens que dans les sociétés bien réglées, or celle-ci est la proie du désordre. Guizot se trouve pris entre la nécessité d’une pause pour laisser à la nouvelle constitution, aux nouveautés en général, de s’installer, et le besoin ‘agir pour que la société se sente unie au gouvernement, concrètement dans l’effort autour d’un grand projet commun (grand, car l’effort doit être bien justifié). Ces doutes sont amplifiés par la connaissance d’un principe philosophique établi par Aristote. Pour lui, seule l’immuabilité peut être pensée et voulue par les Dieux. Ceux-ci se suffisent à eux-mêmes et ce qui est naturel fait partie des choses qui ont la possibilité d’être autrement qu’elles ne sont. Cette possibilité d’évolution, chacun la désire ou la connaît. Chacun la souhaite dans la mesure où l’on voudrait toujours que le gouvernement fasse mieux. Chaque époque apporte des solutions à certains problèmes et se trouve confrontée à d’autres nouveaux, à d’autres sollicitations. Peut-on faire face à eux tous en même temps ? Sinon, à partir de quand peut-on traiter les nouveaux et laisser en suspends les Anciens ? Comment penser cela dans une société bouleversée aux attentes fortes, exigences diverses ? Comment, finalement donner vie à cette société qui se donne toutes les apparences d’une statue ? Telles sont les questions qui se posent, entre autre à ce moment.

Revenons un instant à cette dernière image que nous avons donnée de la société : la statue ; la statue que nous imaginons comme la mythique Pygmalion, l’idéal auquel on voudrait insuffler la vie. Dans cette image là, ce n’est pas la statue seulement qui est visée, c’est aussi le côté féminin prêté à la société dans l’imaginaire des hommes politiques. La société doit être séduisante, on veut courtiser l’opinion. Guizot s’en est largement chargé, pour gagner des voix, obtenir une majorité indispensable à la réalisation d’un quelconques projet. Cette cour est très intense, Guizot emploi cette expression : " il faut posséder son peuple pour le gouverner " au chapitre VIII de Des moyens de gouvernement et d’opposition, terme violent qui peut rappeler ce besoin d’assouvir une puissance dominatrice, dont la forme peut se rapprocher du machiavélisme dans le sens où il faut dominer le peuple pour s’établir vraiment ou du pouvoir absolu tel que l’avait conçu Hobbes. Peut être aussi si l’on fille encore la métaphore de la vision féminine de la société peut on voir dans l’usage de " posséder " le besoin de connaître tous les mystères, tous les sentiments, les opinions. Pensons à l’imaginaire qui attribue la sensibilité à la femme, l’intuition et la " froide raison " à l’homme. Celui-ci est proche de celui du peuple incarnant une société dominée par des " penchants " des " émotions "; qu’il faut comprendre, saisir pleinement ou posséder pour y remédier.

Enfin, au niveau des élites, ils se renvoient également une image féminine puisque la femme bourgeoise, est réputée pour se languir, s’ennuyer au point d’en devenir malade (archétype décrit par A. Corbin dans Le " sexe en deuil " et l’histoire des femmes au XIX e dans le temps le désir et l’horreur). On retrouve là ces hommes somnolents, ennuyés, détachés des grands projets et on réintègre alors la comparaison avec la statue. Guizot croit voir sous ces visages lointains des talents endormis faute d’ouverture. Retour à l’image de Pygmalion : Guizot désire voir ces intelligences s’exprimer, diffuser leur énergie vers un projet commun pour lequel il a déjà bon nombre d’idées. Il souhaite que leur réveil serve de locomotive pour la société : l’exemple n’est pas suffisant : on peut l’envier sans se donner la peine de le reproduire. La locomotive entraîne tous les autres rouages pour les guider dans la bonne voix. Sa vision de la société le prédispose à croire être une mécanique complexe amenée à être motorisée, et conduite sans distinction. A travers Des moyens de gouvernement et d’opposition, à propos de la société, on trouve ce vocabulaire : " entrailles ", " racines ", " principe de mouvement ", " mécanique " qui appuie cette idée de mécanique : la société serait un grand corps avec de mystérieuses profondeurs avec " entrailles " (qui évoque les mythes bibliques, la complexité des origines de chaque système, chaque phénomène) desquels découleraient des rouages s’entremêlant pour activer un phénomène et la " locomotive " est ici partout : le fil conducteur, énergétique doit être présent dans chaque partie du système, même la plus infime : on sort de la vision mécaniste de Descartes qui ne considère le réel que comme une multiplicité de mouvements de particules produisant, du fait des chocs, d'autres mouvements çà l'infini : il n'y a nul but, nulle finalité dans la façon où chaque élément est poussé par un autre élément. On se rapproche de la vision de Leibniz exposée en particulier dan la Monadologie où tous les changements sont programmés par des lois de série intégrées aux monades (substances simples, sans parties, qui rentrent dans les composés, atomes immatériels ayant divers degrés de perfection) et chaque chose tend vers un but qui lui est assigné par sa formule. Cette vision fait des monades des " automates incorporels " or, dans la pensée de Guizot, la société, le tout de sa pensée politique, ne doit pas être tenue par ces automates là au contraire : il intègre à ce type de conception le hasard, les lois de la fatalité : les hommes sont les monades les plus élevées de Leibniz doués de conscience réfléchie : ils peuvent mener une action sans s’établir nécessairement dans le futur car ils ne pénètrent pas les voies de la Providence ; mais ils peuvent trouver une volonté commune les amenant à élaborer un projet, et c’est cette volonté, cette énergie qui doit être e flux de cette mécanique aux rouages leibnizéens ; c’est elle aussi la locomotive puisque c’est cette force qui permet de concevoir et de mener une action.

Ce consensus autour de la volonté appartient aux grandes quêtes de Guizot. Nous avons vu combien la peur, les crispations freinent, bloquent les éventuels élans. A ces phénomènes s’ajoute une nouvelle entrave au XIXe siècle, il s’agit du plein épanouissement d’une doctrine et de comportements relevant de l’individualisme.

 

 

Chapitre IV : L’individualisme

 

1) L’individu et la masse

 

L’individualisme est habituellement associé au libéralisme : il correspond au développement de l’autonomie-relative-de l’individu dans les sociétés modernes (entendons par " moderne " les sens que Domenach fouille a travers les Approches de la modernité : en politique : situé à partir d’où une société part en quête d’une légitimité : ceci implique une demande de liberté, une justification des droits pour soi et l’ensemble des membres de l’Etat) qui sortent plus ou moins brutalement de sociétés holistes (qui font prévaloir le tout sur les parties) en recentrant les questions et les demandes sur l’individu qui constitue une réalité première, essentielle. Ce mouvement comporte plusieurs facettes, conséquences. Nous retiendrons celles qui ont influencé ou marqué Guizot.

Si l’individu se sent le centre vital de la société, et non plus un élément parmi tant d’autres, comment va-t-il se concevoir par rapport à la masse ? Comment trouver son rôle dans cette société ? Ce n’est pas parce que l’individu se replie sur ses intérêts comme le montrait B. Constant qu’il se sent détaché de la masse. Son rapport avec elle n’est plus fusionnel, explication que l’on trouve chez Rosanvallon (Le Moment Guizot) concrètement cela implique sa possible et légitime indépendance vis à vis du groupe : il peut avoir des droits, des intérêts en opposition avec ceux du groupe. Ainsi le lien social se complexifie puisque le consensus n’est plus présupposé mais à rechercher en permanence. Cette explosion de la multitude, exposée au grand jour fait craindre la dissolution sociale comme nous l’avons vu. Pour Guizot, ce risque n’est pas une fatalité, il se démarque de Tocqueville. Ce dernier voyait monter le flot de l’individualisme, de revendication des droits, de la démocratie. Guizot pensait pouvoir faire " rentrer la rivière dans son lit "par le principe d’égalité civile : il croyait qu’il suffisait pour dépasser la cassure entre les différentes couches sociales et la cassure entre elles et le pouvoir puisque chacun se savait capable, pour lui, d’atteindre la place, la rang qu’il voulait, aux yeux de la loi. Il ne pensait pas que cela pouvait ne pas satisfaire puisque chacun allait être " conditionné " pour œuvrer à son projet. A chaque étape de sa pensée on voit bien comment il veut rallier toutes les énergies, volontés possibles usant de tous les moyens possibles (et tous n’étaient, bien sûr, pas louables), levant tous les obstacles. Ainsi, il résout le problème de la cassure entre l’individu et la masse ainsi au chapitre VII Des moyens de gouvernements et d’opposition en pensant " agir sur des masses et agir par des individus ". c’est une façon d’utiliser la force particulière de quelques individus plus proches ou plus aptes pour diverses raisons de faire entendre l’utilité, la véracité d’un projet à une partie des masses ; à un certain groupe  ; en partant du principe suivant : " les individus ne sont rien par eux-mêmes, ils ne deviennent quelque chose que par les principes ou les intérêts auxquels ils se rattachent et dont la situation ou la destinée se réfléchit dans la leur ". Autrement dit, il s’agit de réintégrer l’individualisme dans une conception holiste afin d’établir une synthèse entre les deux : ce sera l’individu libre et responsable qui choisira justement les valeurs, les projets... qui le rattacheront, avec toute son énergie au groupe, et son choix pourra être aiguillé par des personnes qui, pour diverses raisons, disposent déjà de la connaissance de vérités, d’un projet... Il ne faut pas considérer cela comme un échange entre ceux qui pensent et ceux qui donnent " aveuglément " leur énergie : la raison de chacun est sollicitée au même titre ; fondamentalement chacun est titulaire des mêmes droits, et l’individu n’a pas à subir " stupidement " la pensée de grands citoyens, car chaque membre de la société est un individu avant tout, c’est à dire une " solution " entre l’homme et le citoyen.

Décrivons de plus près la société individualiste : l’individu est coupé du corps organique de la société, il est introduit dans un monde de lutte pour la survie. La société est enrichie de bon nombre d’activités économiques, financières, industrielles qui détachent l’individu de son intérêt pour le groupe tout en étant plus soucieux du gouvernement qui peut exercer une influence sur la bonne marche de ses activités. L’individu est aussi homme naturellement titulaire de droits qui lui sont attachés sans considération pour son rang, sa fonction dans la société, parmi ces droits, ceux qui ont représenté un réel progrès s’éprouvant au quotidien, sont ceux qui concernent la liberté de pensée et de religion. Dans cette optique, l’individu est avant tout personne, c’est à dire homme en tant que sujet conscient et raisonnable, capable de distinguer le vrai du faux, responsable de ses actes, choix. L’individu est ainsi citoyen par sa possibilité de jouir de libertés publique et l’égalité devant la loi et homme menant une vie privée selon ses pensées et choix spirituels..., protagoniste de toute activité accomplie en dehors de l’Etat. Cette sphère d’activité tend à s’agrandir de plus en plus entraînant la corrosion graduelle de la totalité : les espaces d’actions personnelles incarnant la liberté d’agir sont recherchés. L’individu est résolument tourné vers " l’intérieur " et ce d’autant plus qu’il croit en la capacité de se former lui-même dans des conditions de liberté, ce qui lui permet de se considérer comme un microcosme, achevé en soi : ce n’est pas un membre interchangeable d’un certain groupe c’est un homme à part entière, original, capable de s’investir socialement selon son libre choix. Ainsi l’individu peut librement choisir ses activités tout en respectant certains droits et devoirs. Il ne peut se tenir qu’à un strict respect de ceux-ci comme vouloir s’engager d’avantage ; en prenant le parti de consacrer son énergie à son intérêt ou à ceux de la communauté, les deux ensembles ayant bien sûr des interférences. Guizot aimerait faire de ces interférences le fil conducteur de l’activité, des engagements de l’individu : que ce qu’il apporte dans sa sphère privée desserve plus ou moins directement la société et vis versa, en pensant que les " petits riens " de part et d’autre font le bonheur des deux ensembles, réunis. Cette vision rappelle celle de Mandeville dans sa Fable des Abeilles (1723) : il construit la parabole des abeilles œuvrant chacune par petites tâches pour construire un tout complexe et harmonieux : le travail et le bien être de chacune profitait au tout. Elle illustre un souci ancien de rendre chaque membre de la société capable d’apporter quelque chose à la société dans laquelle il vit, sans qu’il se confonde avec un tout l’englobant et annihilant son originalité, sa différence.

Cette pensée peut-être applicable quand chacun est intimement convaincu du rôle dont il peut jouer et de l’apport que cela constitue pour la société. L’éducation peut préparer ce terrain, mais la première valeur, celle qui soutient véritablement ce système, est le respect. Si les individus se méprisent entre eux, il est impossible que chacun puisse reconnaître l’utilité de sa tâche, remarquer le bien être qu’il peut offrir à la communauté. La valeur de chacun doit être reconnue à son juste titre et cela ne dépend pas d’un simple sentiment, c’est la raison qui détermine la nécessité du respect, comme chez Kant où le respect est le seul sentiment moral car il résulte de la considération de la loi morale qui m’oblige à dépasser mes propres penchants et à obéir à la loi universelle ; qui m’inspire du respect à l’égard d’autrui et de moi-même : ce dépassement de mes penchants, qui m’élève et me place en co-auteur d’une législation morale universelle à laquelle je me soumets librement permet de concilier par la raison l’obligation et la liberté. C’est par cette législation que ma façon de traiter autrui fera de lui une fin et jamais un simple moyen puisque le fondement nécessaire de toute moralité rationnelle implique d’agir de telle sorte que la maxime de mon action puisse être une règle universelle : je ne peux me considérer comme un simple moyen si je suis libre et capable d’agir par devoir ou conformément au devoir. Ce sont les principes et les conséquences de cette conception du respect qui m’invitent à considérer autrui comme une personne digne d’appartenir à une société, d’y apporter sa participation. Or chez Guizot, cette pensée tire son effectivité du principe d’égalité : chacun est mon égal ; et si je lui suis supérieur et me permets d’en faire un moyen, on peut me le reprocher puisqu’il aurait pu, lui, opérer de la même façon ; c’est de cette conception erronée des rapports entre individu qui ne tient pas assez compte du respect dans le sans kantien du terme, que provient une des failles dans l’idéal du système de Guizot. Sans cette notion de respect, en effet, l’individu est tenté de satisfaire ses penchants et d’oublier qu’autrui n’est pas un moyen. Même si Guizot récusait l’égoïsme, il voulait encourager les " supériorités " : dans la façon qu’il avait de les attirer à lui, au pouvoir, il a négligé un certain consensus moral qui a engendré un système, une caste bien en deçà de ses espérances et de ses vœux. Lui qui avait oublié que celle-ci répandrait son procédé et utiliserait aussi d’autres individu qu’eux mêmes... : une telle stratégie ne peut rester l’apanage d’une personne qui veut utiliser l’efficacité pour accélérer une marche vers le bien il devient un moyen commode du pouvoir. D’une telle organisation ressort un individualisme dont le " mode de vie " peut devenir une source de nuisances à la vie de société.

L’individualisme qui confère à l’humanité une nouvelle dimension, dans la mesure où sa façon d’évoluer dans le temps et l’espace n’est plus la même, génère de nouveaux problèmes ; l’un d’entre eux est le phénomène de dépersonnalisation que nous allons essayer de comprendre, à présent. Elle découle d’une certaine vision universaliste où l’individu est considéré comme une monade perdue au cœur d’un assemblage de microcosmes, dont le tout reflète les parties et réciproquement chaque partie contient le tout " faite d’hommes, la société n’est pas autrement faite que l’homme " dit Guizot au chapitre X de Des moyens de gouvernement et d’opposition. Dans ce grand tout, on a tendance à ne voir qu’un seul tout et à adopter une vision macrocosmique, alors que chacun est un individu certes mais aussi une personne, douée de réflexion, d’une certaine conscience qui diffère d’un individu à l’autre. A négliger ceci, on finit par ne plus voir qu’une masse uniforme dont la pensée se résume par l’opinion publique. Guizot refuse cette vision ; lorsqu’il conçoit une vision entre l’homme et la société, c’est avant tout pour en pointer la diversité, la complexité plutôt que l’harmonie et l’uniformité. En cherchant à saisir la multitude et à l’accepter, il ne veut pas seulement pouvoir exploiter toutes ces énergies : il tente d’éviter le développement d’une société noyée par un modèle unique qu’il assimilerait à une nouvelle forme de despotisme : doux donc plus dangereux car moins visible et tout aussi aliénant.

Ce despotisme aurait une conséquence évidente : le nivellement : l’uniformisation passerait par une égalitarisation visant à aplanir les différences donc la diversité créatrice d’opposition, donc de la richesse de la pensée qui naît et se construit par rapport au questionnement intime et par celui issu des divergences, mais nous y reviendrons. C’est cette crainte qui le rapproche de Tocqueville à la différence que celui-ci voit ce mouvement comme une fatalité, alors que Guizot y voit un fait social, redevable aux tourments et passions issus de la révolution, maîtrisable. Guizot ne veut pas de l’installation d’une société où les individus ne seraient qu’une somme d’entités abstraites, vacant à leurs intérêts privés, cherchant à acquérir les mêmes conditions que leurs voisins. Peut être cette vision était-elle exagérée, peut-être fallait-il voir simplement un écart trop grand entre diverses couches sociales, duquel Guizot avait été informé par le rapport Villermé, entre autres, un écart que certains voulaient non pas combler par le nivellement mais amoindrir en permettant à chacun de vivre sainement, et d’offrir aux hommes une véritable chance de s’instruire ? En rejetant ce genre de demande, n’offrait-on pas un espace aux exigences les plus dures qui elles tombaient alors dans un extrémisme qui ne servait pas non plus la " cause humaine ". Ces pensées nous paraissent aujourd’hui évidentes, mais il ne faut jamais perdre de vue le cadre que nous avions posé au début, qui explique le rigorisme d’un homme et cette tendance à se renfermer et à se battre sans mesure pour une idée, même si les moyens utilisés sont bien loin de l’idéal auquel on voudrait tendre, malgré eux. Ces moyens, comme nous l’avons dit sont néfastes dans la façon dont ils se servent de l’individu qui les amène à vouloir utiliser une force qui souvent n’existe pas.

 

L’Etat tel qu’il est conçu par les libéraux, n’a pas à compenser les inégalités que creusent les marchés : les individus doivent être capables de surmonter eux-mêmes leurs difficultés ; il n’est pas anodin de remarquer qu’avec Barrot, Mignet, il fonda la société Aide toi le ciel t’aidera. Ceci parachève une vision de l’Histoire de laquelle émerge un lent processus d’universalisation sociale, depuis le Moyen Age, dont la classe pivot est la classe moyenne, la bourgeoisie qui impose, érige en norme ses codes et valeurs parce qu’elle a, pour diverses raisons, la possibilité d’avoir de l’influence. Cette très vaste et diverse catégorie sociale multiplie les différences, les qualités, les travers... mais peut se réunir sous quelques valeurs communes : le travail, la méritocratie par exemple. Leur mode de vie inclue une solide éducation qui leur perme de choisir une voie de travail dans laquelle ils pourront manifester leur talent. Dans ce contexte celui qui échoue et ne peut mener une vie digne ne peut que s’imputer son éventuel malheur. Cependant toute la société ne fonctionne pas ainsi surtout au XIXe siècle : à l’époque de Guizot presque 80% des français sont des paysans parmi lesquels 10 à 20% peuvent être considérés comme aisés ou capables de vivre avec un minimum de confort. Les ouvriers, ceux qui affligent dans les rapports et témoignages, sont nombreux mais que sur certains sites et ne représentent pas 10% de la population. Ces gens ne bénéficient pas de conditions qui leur laissent la possibilité de s’instruire, de choisir une vie, un travail qui améliore leur situation, et la société a besoin de leur travail. Dans ces conditions, les réponses articulés autour de " l’enrichissez-vous " (si vous voulez vous élever, travaillez à augmenter vos revenus) perdent leur sens.

Cet aveuglement provient donc d’une vision erronée de la société : Guizot veut sonder les passions de la France nouvelle en saisissant les intérêts de chacun : seulement il fait abstraction de la masse. Peut-être la croit-il issue d’un mode de vie millénaire, indépassable - malgré les bouleversements du monde agricole montrés par G. Duby dans La France rurale - mu par les habitudes, dans lequel il est inutile de s’immiscer ? Peut-être aussi qu’au vu de la dominance de la pauvreté ; celle-ci apparaissait comme un phénomène naturel puisque la nature même n’est pas abondance ? Tout ceci revient au problème que notre société vit encore, axée sur la justice et le droit : la justice doit-elle pour être pleinement juste, être corrective (concerne les transactions entre les individus et se conforme au principe d’égalité) ou distributive (proportionnelle aux besoins de chacun dans la mesure où chacun doit pouvoir mener une vie descente). À cette époque la deuxième " solution " commence à se propager ; car certains commencent à se demander si justement l’extrême pauvreté est tolérable, en soi et pour le bien être de l’humanité anticipant nos problèmes actuels, dans le monde...

Revenons au " moment Guizot " ; au problème que pose la vision de l’individu par les élites qui la conçoivent d’après la classe moyenne dont ils sont issus, pour mieux comprendre comment et pourquoi ils se sont érigés en classe dirigeante.

 

2) Le bourgeois, " un idéal type " ?

 

L’individu bourgeois semble être l’archétype du bon homme politique ; voir " l’idéal type " du politicien. L’égoïsme dont on l’accuse, le moque reflète une irrésistible envie, un véritable besoin d’accroître sa richesse dont la nature peut-être très variée : il est dans son domaine l’image du talent, de l’ambition et émerge naturellement en s’en démarquant, du du reste de la société. La culture tout d’abord le distingue : tous n’ont pas été au lycée puisqu’il existe du petit rentier à l’avocat une foule de bourgeois, mais ceux qui intéressent l’élite, ceux en qui elle peut se reconnaître, disposent d’une solide culture classique dont parle A. Tudesq et A. Jardin dans La France des notables. Son engouement pour l’Histoire le prédispose à vouloir jouer un rôle politique, d’autant plus que celui-ci est important à l’époque ; des auteurs comme W. Scott et W. Shakespeare sont beaucoup lus. Leur goût pour l’Histoire ; leur érudition et leur culture leur permettent de réunir " l’action et l’idée " selon Rémusat : ils ont le savoir requis pour mener à bien une action politique, et la volonté de le faire. Pour Guizot, à cette époque, nous l’avons vu, la volonté fait défaut, mais elle n’est qu’à stimuler pour devenir effective, elle est endormie en quelque sorte.

Dire qu’elle s’est endormie s’applique surtout aux parlementaires et ceux qui sont proches du pouvoir, mais la bourgeoisie, ce n’est pas une petite élite dirigeante centrée à Paris, Guizot avait bien remarqué que le pouvoir s’est répandu partout dans une société " électrique où tout se sait ". Ces notables de province, souvent effrayés par les débordements de Paris, ceux de Lyon (exemple des canuts) incarnent " la religion de la paix sociale " et ils se battent pour ne pas se laisser absorber par l’Etat, heureux des expériences de décentralisation dont certains régimes avaient eu l’idée. Ils ont une véritable autorité, qui dépasse l’autorité rationnelle, transfigurée par la tradition : ils en imposent par leur prestige, leur savoir, leurs biens et souvent, ils peuvent incarner l’image de l’honnête homme et ce davantage pour les élites que pour le peuple qui reste méfiant (le mythe des accapareurs ne s’est pas totalement dissipé). Ces notables constituent un véritable relais pour l’Etat et peuvent répandre l’impulsion de celui-ci afin de rallier l’énergie de chaque membre de l’état à la cause des projets de la nouvelle société libérale.

Ils peuvent ainsi devenir des " organisateurs ", transmetteurs des décisions tout en étant capable d’en justifier le bien fondé, la nécessité. Ils prennent le rôle " d’agents de rattrapage " : en expliquant la nature de la nouvelle société émanant d’une nouvelle politique, ils préparent l’adhésion de tous au régime et c’est ainsi qu’ils sortent de plusieurs années de troubles qu’ont bloqué leurs actions. Il s’agit de combler le temps perdu durant la période révolutionnaire : cela ne veut pas dire que tout ce qui s’est passé fut inutile, au contraire, seulement beaucoup de choses furent destructrices et il faut rattraper cela. Ils sont là pour faire en sorte que la puissance du pouvoir et la puissance des individus se conditionnent réciproquement. Qui les aura préparé à cette " mission " ? En dehors de leur bonne éducation, personne n’aura pu les préparer spécifiquement à elle. Guizot compte sur le bon sens ; c’est à dire une compréhension intuitive des intérêts de l’ensemble de la société, c’est surtout cela qu’ils devrons divulguer.

Cette " compréhension des intérêts " est une façon de distinguer spontanément la justesse d’un projet, d’une pensée du gouvernement. C’est une capacité naturelle à bien juger, sans passion, en présence de problèmes, qui ne peuvent être résolus par un raisonnement scientifique. Toutes les supériorités locales, dites notables, sont invitées à le faire apparaître, le dépouiller, le chercher dans leur communauté pour que chacun soit intimement convaincu de la nécessité du projet pensé par le gouvernement. Cette idée est chère a Guizot : que le pouvoir, par sa force, c’est à dire par sa volonté d’agir, d’œuvrer pour le bien être de la société soit répandu dans toute la société. Si les notables veulent servir de " courroie de transmission " ( pour reprendre la métaphore d’une certaine mécanique vue précédemment), ce n’est pas seulement pour le prestige, c’est pour une autre qualité qui les rend si utiles aux yeux du gouvernement : ils ont une vision stable du temps s’apparentant à l’otium antique. Tant certains bourgeois sont réputés pour leur carriérisme, tant une autre, la plus grande partie de la bourgeoisie, est perçue sous un autre jour : dédaignant les carrières et se sentant attirés par la fonction publique peu lucrative, les loisirs, la reconnaissance, valeurs proches de la culture latine. Ils consacrent une grande partie de leur temps au travail qui accroît l’estime de soi. Ces valeurs sont celles qui les prédestinent à être des sujets d’élection pour des responsables du gouvernement qui veulent trouver des hommes de confiance assurant l’ordre, la confiance, le ralliement des individus au gouvernement.

Ainsi, les bourgeois, à l’échelle locale, comme à celle du gouvernement, ont intériorisé des valeurs, des normes se focalisant sur la consécration du temps au labeur, sous ses diverses formes dans l’attente d’un prestige social accru mais aussi de la sauvegarde ou de l’amélioration d’une position qui confère à la personne une certaine estime d’elle même dépendante des principes religieux. Cette vision du bourgeois nous permet d’entrevoir sur qui Guizot compte pour faire vivre cette nouvelle société. Comme ils servent de relais dans la société pensée par Guizot, ils serviront de transition entre ce que nous avons vu de Guizot en tant qu’homme pris dans les tourments, les doutes, les erreurs de son époque et ce que Guizot a tenté de faire pour y remédier : l’élite est la partie de la société en qui il place sa confiance, puisqu’elle intègre les bonnes valeurs dans une société qui se cherche. Elle appartient donc à la description de celle-ci tout en étant une partie importante de sa pensée ce pourquoi on la retrouve dans la deuxième partie où l’on verra précisément son rôle dans les projets de Guizot.

 

 

Deuxieme partie : La liberté comme raison

 

Guizot conçoit la liberté comme raison, cela veut dire que toute la pratique de la politique et sa pensée vers lesquelles nous allons porter notre attention à présent sont portés par l’idée que par la liberté est issue d’une pensée raisonnable et qu’une telle pensée ne saurait exister sans liberté. Toutes ses déterminations politiques sont orientées par ces deux pôles qu’il veut complémentaires, la liberté pure est destructive, il lui faut des bornes que la raison peut lui donner. La raison, entendue comme faculté de combiner des jugements, de bien juger est une forme de connaissance : il faut qu’elle soit libre pour pouvoir effectivement saisir tous les éléments dont elle a besoin et oser les assembler d’une certaine manière. Guizot rêve d’hommes libres et raisonnables, la liberté sage est la raison de vivre de sa politique, la liberté comme faculté suprême de la raison. Nous avons vu comment il veut mobiliser les énergies pour mettre en place ce projet. Il s’agit à présent d’explorer ce projet en le raccordant aux principes philosophiques qui l’animent et lui ont donné naissance. Ces liens nous permettront de pénétrer le système qu’est la philosophie politique de Guizot : un ensemble de pratiques, de méthodes qui forment à la fois une construction théorique, philosophique et une méthode pratique ; et si on peut parler de philosophie, c’est bien parce qu’on retrouve chez Guizot une recherche des causes premières de l’instance politique -, des fondements des valeurs humaines ; il recherche également à envisager les problèmes humains sous leur plus haut degré de généralité et à leur donner les solutions adaptées ; justes . Elle est, comme le disait Valéry " la forme la plus compréhensive qu’un certain individu puisse donner à l’ensemble de ses expériences internes ou autres. " Nous avons vu les expériences internes par rapport à la religion, aux " circonstances " de l’époque, nous allons observer comment celles ci ont modelé une pensée qui se veut la réponse aux problèmes d’une époque et aux questions qui suscitent l’amélioration de l’homme.

Ce système est axé autour de trois conceptions inséparables, que nous verrons une après l’autre pour mieux les cerner : le pouvoir de l’Etat, le rôle de l’éducation et le devoir de morale. Ces éléments qui semblent extérieurs à l’homme, devront pénétrer l’homme, vivre naturellement en lui, devenir une évidence pour lui, ils proposent, éduquent et convoquent la raison et la liberté. L’Etat est le seul capable d’instaurer ce système, surtout à une période où les individus manquent de volonté. L’Etat dispose de différents moyens, adaptables à l’ensemble de la société ; d’où il tire la force ; encore que la force existe à différents niveaux, comme nous l’avons vu et soulève certaines questions en rapport avec le droit(d’en user).

 

Chapitre I : L’Etat comme raison première

 

1) Le droit et la force

 

Le primat donné à l’Etat chez Guizot le rapproche de la philosophie hégélienne : il existe pour lui, une unité essentielle entre le droit et l’Etat : le droit culmine dans l’Etat car il est la réalisation la plus accomplie de l’esprit objectif, c’est à dire la pensée en tant qu’elle anime les mœurs, lois, institutions. Il diffère de l’esprit subjectif englobant l’imagination, la mémoire, l’activité de la pensée large et de l’esprit absolu qui est l’esprit tel qu’il prend conscience de lui-même. Si le droit est parvenu à culminer dans l’Etat c’est parce que l’Esprit s’y est révélé après avoir réalisé une sorte de chemin initiatique pour se retrouver, chemin qui suit une logique de négation : son évolution s’effectue par des passages dans le négatif : chaque nouvelle étape l’améliore mais demande la suppression de la précédente ; ainsi va la vie de l’Esprit appelée dialectique par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit. Le point qui nous intéresse ici est celui de la dialectique qui nous montre comment l’esprit se réalise dans et par son contraire : on y trouve l’explication de la réalisation du droit par la force (en considérant que le droit s’oppose à la force dans la mesure où l’on définit celle ci comme une forme de violence : c’est à dire un abus de puissance qui ne satisfasse pas l’intérêt de tous), mais il ne faut pas s’arrêter là, ce n’est qu’une étape avant la réalisation du droit dans l’Etat. Ce stade qui forme le couple droit-force explique les intentions de Guizot : on retient souvent de lui l’image du personnage autoritaire qui se braqua en usant la force contre certains mouvements politiques. On peut aussi grâce au regard de cette pensée voir un homme qui s’est servi de la force (tout comme la ruse de la raison fit que la force se servît de lui si l’on continue dans la logique hégélienne) pour accélérer la mise en place d’une certaine société régie par un droit juste.

Ainsi Guizot voulait user de la force momentanément : convaincu du progrès dans l’Histoire, il y voyait un parcours parsemé d’embûches, surmontées … … il concevait chaque période comme un moment particulier ; dans ce cas, des faits, des pensées peuvent être spécifiques à une époque, donc l’usage de la force pourrait se cantonner et se limiter à un seul moment : après elle s’évanouirait d’elle même, devenu inutile puisque la caractéristique principale de " sa " société idéale est une société ordonnée et juste, sans violence en somme ; ce qui ne signifie pas sans force puisque la force est une qualité moralement neutre, dont l’usage violent est nuisible (il peut exister une force morale qui se manifeste par exemple par des capacités émancipatrices ou créatrices) .

Chez Guizot, dans le domaine politique, ces moments ou étapes s’appellent des " étoiles " (De la Peine de mort en matière politique, chapitres III ET IV) qui sont précisément un ensemble de circonstances parfois durables, parfois exceptionnelles ; (parmi ces dernières la force en terme de violence) et ce mot même " étoile " indique bien cette éphémérité et, si l’on représente spatialement le temps ; la petitesse de ce moment par rapport à l’infinie galaxie et en même temps l’étincelle produite, le point lumineux indispensable à un ensemble harmonieux. Ce mot a aussi le sens de l’influence, du pouvoir : l’étoile est ce qui laisse une chance de développement à quelque chose, à un moment précis : aussi l’étoile du moment Guizot invite à l’usage de la force, même violente. Laissons lui la parole en citant le chapitre IX. Des moyens de gouvernement et d’opposition. " Si vous êtes contraints d’avouer l’éternel mélange de la force et du droit, dans les choses humaines, cessez de réclame, jamais la force n’a eu dans les révolutions, une aussi grande part de droit que dans que dans la nôtre ; jamais aucun bouleversement social ne s’est fait par des principes qui continssent autant de vérité " : on voit l’évolution " positive " de l’intégration de la force dans le droit qui peut présupposer son éradication future puisque les " principes " contiennent de plus en plus de " vérité " : l’esprit n’est pas loin de se reconnaître donc de se réaliser et de s’identifier au droit et à l’Etat. Plus loin, il dit encore " Je n’adore point la force (…) Mais quand elle se présente avec l’empire d’un arrêt de la Providence, quand elle a revêtu les caractères de la nécessité, il y a folie à se séparer d’elle, à prétendre s’établir hors de son sein. " L’intervention de la Providence complète son " schéma " historique d’explication du mouvement de progrès. Cette perception de la force, purement utilitaire vient ainsi se poser au service de l’idéalisme : de la réalisation d’une société où la force ne sera plus que libératrice et pacifique. A ce moment ce sera " par l’alliance avec les forts qu’un gouvernement peut être ; c’est par là aussi, et seulement par là qu’il peut être juste et régulier " : le gouvernement sera composé de talents dans tous les domaines qui auront la force d’imposer sans violence leur pensée, leurs idées. Telle que nous l’avons vue, la force violente est un moyen complètement contrôlé par l’Etat : lui seul serait en droit de l’utiliser puisque lui seul peut prétendre poser les bases d’une situation meilleure pour l’ensemble des individus dont il est les suprême représentant.

L’Etat aurait donc le monopole de la violence légitime, comme le pensait quelques années plus tard M. Weber, il éclaire la pensée de Guizot dans la mesure où il conçoit cette légitimité ainsi : lorsqu’on entre dans le domaine politique, on s’engage à participer à des conflits, à prendre position pour un enjeu qui est la puissance, c’est à dire la possibilité d’influencer l’Etat et d’étendre cette influence jusqu’à la collectivité, de ce fait on s’oblige à se soumettre aux lois de l’action, fussent-elles contraires à nos préférences intimes : on conclut ainsi, en se condamnant à la logique de l’efficacité, une sorte de pacte avec les " puissances infernales ". On retrouve ici la référence au protestantisme avec ses tourments ; et le problème de l’usage de moyens efficaces qui peuvent détériorer la visée idéale pour laquelle on les sollicite.

Clin d’œil latent au protestantisme dans ce rapport à la force puisque celui-ci, en général, légitime l’Etat, le recours à la violence comme une institution divine : Luther a enlevé à l’individu la responsabilité éthique de la guerre pour l’attribuer à l’autorité politique : l’obéissance aux ordres des pouvoirs politiques ne peut être coupable, hormis lorsqu’il s’agit de question de foi. Le calvinisme fera aussi de la force un moyen de défense de la foi. Le problème qui se pose alors est le besoin de partisans qui refléteront, représenteront la force du gouvernement : certains en profiteront pour vouloir satisfaire des besoins matériels, des désirs psychologiques (vengeance…) qui dégénèrent souvent en une masse de vulgaire prébendiers. L’usage de la violence apparaît donc théoriquement légitime est défendable cependant, il faut remarquer que la pratique comporte des risques qui peuvent discréditer à jamais un gouvernement : en dehors des excès de ceux qui l’appliquent, on peut voir que cette solution vise à accélérer un processus. Dans certains cas il peut être dangereux d’imposer des idées ; des modes de vie à des individus qui ne sont et ne sentent pas prêts. Une autre force peut être alors envisageable. Lorsqu’il s’agit de répondre au désordre social, il faut veiller à ne pas attiser la haine : le désordre étant souvent issu d’appels restés sans réponses comme on peut particulièrement le constater au XIXè siècle. Il convient donc, comme le montre, par exemple la peine de mort, d’user avec grande sagesse de la violence, même si elle peut être légitimée. Guizot en est conscient et souhaite que l’Etat se démunisse d’une partie de son usage de la violence car sa puissance peut se trouver ailleurs.

La puissance de l’Etat peut être définie aussi comme son aptitude à se passer de la force violente ; il aurait la force, l’autorité ou la capacité d’agir sans recourir à la violence pour que les autres individus respectent sa volonté, il faut alors que les individus eux-mêmes aient, en eux, des structures qui leur permettent de comprendre et d’intégrer ce que propose l’Etat, en sachant que l’Etat désire le plus de bien pour tous : ce comportement là témoignerait, dans la mesure où il libérait leurs esprits, de leurs passions et intérêts pour souscrire au bien pour la société que souhaite l’Etat.

Cette conception est sans violence puisque ce n’est pas par la force qu’on oblige l’esprit à se régler sur ce que veut l’Etat, mais ce sont les vœux de l’individu qui dépendent de structure a priori de la sensibilité et de l'entendement, similaire à celles de l’Etat, qui positionnent l’Etat et les membres de la société dans une logique équivalente, c’est aussi, en quelque sorte, une forme de " révolution copernicienne " puisque la force n’émane plus essentiellement de l’Etat comme contrainte plus ou moins violente mais elle réside dans la société elle même, en tant que disposition de l’Esprit le préparant à recevoir la raison et à agir sous son empire, c’est à dire sous celui des meilleurs éléments de la société réunis dans le gouvernement . Ainsi dans Des moyens de gouvernement et d’opposition, chapitre VII, il écrit " le public, la nation, le pays, c’est donc là qu’est la force ", et même si comme nous l’avons vu, il n’avait pas su la comprendre, il avait conscience du rôle de la masse, il savait que ses opinions, son accord avec l’Etat était la meilleure garantie pour le gouvernement, donc ce qui constitue sa force.

Cette disposition nécessite la confiance de ces individus en l’Etat et cette confiance naît de la connaissance d’un projet émancipateur si leur disposition peut adhérer à la raison proposée par l’Etat, il faut que celui ci montre la volonté d’œuvrer de façon à laisser la raison et ne pas les prendre pour des " automates " (chapitre XII du même essai) ils doivent pouvoir s’efforcer de persévérer dans leur être par raison ; c’est à dire par quantité de puissance dont on est doté, par la nature, régulée par le contrôle de nos désirs, de nos passions : cette pensée est issue de Spinoza (Ethique III (6-7)). Dans un autre essai le Traité théologique-politique, chapitre XV ; il complétera cette pensée en expliquant que la fin de l’Etat n’est pas la domination par la crainte mais la liberté ; il s’agit pas de commander les opinions, croyances, églises mais de maintenir un droit naturel de raison et d’expression pour finalement amener une vie en communauté émancipée de toute servitude. Une autre caractéristique de sa pensée sur l’Etat apparaît au chapitre IV du Traité politique : l’Etat ne peut opposer aux haines humaines que la peur du châtiment et il ne peut lutter contre les passions tristes qu’en les retournant contre elles même de façon répressive : ainsi la liberté véritable n’est pas politique puisque celle-ci corrige, par contre par cette correction elle lui offre un terrain de développement. Le monde humain engendré par cette coexistence imposée est, pour le sage, la condition de sa libération " le sage est plus libre dans la cité où il obéit à la loi commune que dans la solitude où il n’obéit qu’à ses passions ". Ce rappel de la théorie de Spinoza recentre simplement ce qui peut prédisposer dans la conscience et la confiance des individus, à les rapprocher d’un Etat jusqu’à ce qu’ils soutiennent cet Etat : fondamentalement ils savent que sans le minimum de limites inhérentes à la vie en société, on adopterait un comportement passionnel, égoïste qui ne faciliterait pas notre vie quotidienne et menacerait la paix sociale. Ensuite, comme chaque homme ne saurait être absolument raisonnable, il faut que l’Etat rappelle des bornes : occupé à pacifier la société et à diffuser la raison, il incarne un mouvement vers la liberté mais n’est pas liberté : il appartient alors à chacun de vivre sa liberté et de s’épanouir. Ainsi, si jamais l’homme est tenté d’outrepasser ses droits, l’Etat sera là avec le pouvoir social pour l’empêcher ou le corriger. Peu à peu les hommes comprendront le bien fondé, de ses contraintes : elles ne seront plus contraintes alors mais règles intégrées, naturelles. Afin de définir ce qui est raisonnable, de fonder ces formes, l’Etat peut se référer à des coutumes, des traditions, mais il lui faut aussi affronter un monde en mutation ; trouver des solutions nouvelles, résoudre des problèmes circonstanciels. Pour remplir cette tâche qui prend des proportions de mission aux yeux de Guizot, l’Etat doit réunir les meilleurs individus, les plus talentueux qui appartiennent à l’élite de la société Guizot l’appelle aussi " classe moyenne " mais celle ci " qu’on ne s’y trompe pas ne représente qu’une infime minorité de la population " disait Emmanuel de Waresquiel. Ceci ne nous dit pas quelle est la nature de cet élitisme ni ce que représentent ces talents, aussi allons nous essayer de nous en faire une idée à présent.

 

2) L’élitisme

 

L’élitisme n’est pas seulement une " philosophie " des élites ou sur les élites : il englobe toute une vision de la société car qui dit élites dit qui autour ? comment ? D’une manière assez simple l’élitisme est une conception pyramidale de la société : à la base ; large, la masse ‘à qui on veut donner moyens et chances de s’élever par respect de la diversité ensuite les électeurs qui ont une activité leur donnant les moyens de payer le cens. Ils doivent être capables de discerner les meilleurs parmi les candidats (tout électeur ne peut être éligible) : ceux ci siègeront à la chambre parlementaire : ils formeront l’élite avec une " couche "encore " supérieure "à l’extrémité de la pyramide : les organisateurs : ceux qui peuvent penser pour tout le système alors que les autres sont rattachés à des tâches bien particulières. Il s’agit à présent de comprendre comment fonctionne ce système.

Rappelons d’abord d’où vient l’élitisme : il est le produit, d’un mouvement nobiliaire réformiste qui se manifeste surtout au XVIII°siècle et de l’esprit franc-maçon les cercles, sociétés…où l’esprit de hiérarchie est très fort. Il n’est pas anodin que Guizot lui-même ait eu quelques affinités avec la franc-maçonnerie lors de ses premières années à Paris. Ce courant débouche au XIX°siècle sur un véritable besoin de se sentir gouverné par les meilleurs, tant l’arbitraire du souverain et de ses proches avait semblé néfaste par son irrationalité. Guizot voit dans l’élite ce que Pareto définit beaucoup plus tard dans son Traité de sociologie généraleles gens qui ont à un degré remarquable des qualités d’intelligence, de caractère, d’adresse, de capacités en tout genre ". Cette conception peut-être parachevée grâce à celle de W. Mills qui considérait l'élite du pouvoir comme une assemblée d’élites (dans divers domaines) conjuguant leurs actions pour former une unité de pouvoir dominant la société : ce sont des individus capables hors normes, dans leurs domaines et ils peuvent s’associer avec d’autres pour saisir tous les aspects d’une question, d’un fait : l’élite incarne la capacité que Guizot conçoit ainsi " la capacité n’est pas seulement le développement intellectuel ou la possession de telle ou telle faculté particulière ; c’est un fait complexe et profond qui comprend l’autorité spontanée, la situation habituelle, l’intelligence naturelle des intérêts divers à régler, un certain ensemble enfin de facultés, de connaissances et de moyens d’action qui embrassent tout l’homme, et décident, bien plus sûrement que son esprit seul, de sa conduite et de l’usage qu’il fera du pouvoir " (De la démocratie, cité par Rosanvallon . Ainsi la capacité est un talent et l’art de faire valoir son talent et ce talent est issu de l’accumulation d’expériences, de connaissances, mobilisant différents domaines. Le " capacitaire " n’est pas un spécialiste, il multiplie les spécialités, les associe pour pouvoir prétendre à la compréhension d’un fait, d’une époque…cette vision est à mettre en parallèle avec l’humanisme des études historiques de Guizot, son intérêt pour de nombreuses disciplines : la réalité est un tout complexe qui s’approche par la saisie du plus grand nombre de facettes, parties, toutes interdépendantes. Malgré le talent d’un capacitaire, sa connaissance, son talent restent limités, l’idéal serait de pouvoir associer des capacitaires qui se complètent. Avant de penser à cette réunion, il faut pouvoir repérer, sélectionner les capacités dans la société.

Se pose alors le problème du fondement, qui, légitimement, pourra dire : " je trouve un système qui serve à remarquer les capacités pour les intégrer au pouvoir " ? Seul Dieu serait assez bon juge : or sur le terrain de la politique, l’homme doit se condamner à choisir et si personne n’ose prendre des décisions qui semblent inabordables à la petitesse de l’homme, on ne pourrait jamais " poser la moindre première pierre ". Guizot, à cette époque prend le risque de penser et de cautionner ce système qui lui semble le meilleur possible (c’est à dire, en fonction des circonstances diverses qui ferment le contexte de son époque ). Actuellement il est inadmissible : les capacités étaient élues par le suffrage censitaire : le cens était élevé et il n’existait pas " d’exonération " pour les savants ou professeurs (ce qui a paru comme une contradiction insurmontable aux yeux des opposants à Guizot).

Repensé dans le contexte ? La pratique du suffrage censitaire est courante et normale, nous avons vu combien la masse effrayait les notables, les gouvernements, comment l’idée de suffrage universel rimait avec démocratie, anarchie, tyrannie de la majorité. On peut aussi suivre la logique suivante : la société laisse les inégalités naturelles se développer, les meilleurs parviennent à une réussite : leur savoir leur ouvre l’accès à des professions rémunérées proportionnellement à leur mérite. Il en découle un rapport d’égalité entre la fortune et la capacité, l’une reflétant l’autre (ce que Guizot a notamment déclaré en 1840). La fortune semble aussi être une façon d’échapper à la corruption : une personne ne s’engagera pas dans la politique par l’appât du gain ( d’autres solutions sont plus avantageuses sous ce rapport, Guizot lui-même le pensait) : la fortune confère l’indépendance à un homme et l’attache au régime car sa fortune résulte de son élévation sous ce régime ce qui montre qu’il laisse aux talents leur chance. On peut toutefois récuser ces principes, dire que la fortune ne protége pas de l’appât du gain, que certaines personnes peuvent réussir de brillantes études et mener modeste vie et ne pas se faire remarquer par leur fortune. Plus : cette vision de la capacité dont la nature est bien une forme supérieure d’intelligence semble être un fondement incohérent qui mésestime peut-être et l’intelligence humaine et la forme d’intelligence " digne " d’accéder au pouvoir. Peut-être pourra-t-on répondre que cette conception là du pouvoir ne pensait pas au gouvernement en tant qu’assemblée représentative de la société mais comme un régime visant à rendre l’homme meilleur, avec sa volonté et son énergie ravivés. Mais même dans ce cas, rien que pour le contact, le relais avec l’ensemble du pays ne fallait-il pas des hommes " communs " dont l’ensemble des individus aurait pu se sentir proche ? On peut encore penser que les hommes ont confiance en quelqu’un lorsqu’il semble digne de mériter cette confiance, et pour un homme politique, on est digne lorsqu’on semble plus apte à comprendre la société, à répondre à ses besoins ; l’individu lui aura d’ailleurs laissé la charge de penser, de travailler sur ces sujets parce que sa vie ne lui permet pas de s’accorder ce temps. En conséquent, celui qui dispose de tout son temps pour s’atteler à cette tâche doit être meilleur et la supériorité semble naturelle. Donc, même pour passer le relais dans la société, il peut être légitime d’appeler des capacités. On peut aussi se demander, en respectant la conception élitiste de Guizot, si tout de même, toutes les meilleures capacités réunies, ne seraient pas représentatives d’une seule facette de cette vérité -, ou de diverses parties qui ensemble resteraient trop éloignées de la vérité (du rapport au monde soit de l’évaluation complète d’une situation) ? De là on peut encore répondre que la multiplicité des voix amène des divergences insurmontables et bloquent l’action politique. Ne pourrait-on pas alors, puisque le meilleur doit être la raison d’être de la politique, telle qu’on la conçoit, justement, depuis le XIXè siècle, croire en la parole, la vraie discussion et ne pas hésiter à donner une place à toutes les véritables pensées et aux sensibilités ? Si l’intelligence n’est pas que connaissance, savoir et comporte la sagesse, ne peut-on pas penser que le manque d’études, de connaissances n’est pas une barrière infranchissable à la raison et à la sagesse (entendue comme un art de vivre, une attitude mesurée d’hommes capables de se délivrer des préjugés, faisant d’eux des hommes capables d’exister sereinement, avec bon sens et de trouver ainsi un bonheur n’empiétant pas sur celui des autres) ? N’a-t-on pas besoin de sagesse et de bon sens pour gouverner les hommes et leur offrir la possibilité de construire leur bonheur. Ces questions débordent, certes, celle de l’élitisme conçu par Guizot, mais elles permettent peut-être de donner un aperçu des méfaits et des impasses auxquels conduisent un élitisme aussi rigide, qui pris, malgré la qualité de ses intentions, l’apparence d’un mépris pour une partie des individus.

Nous avons vu les limites et les failles d’une conception élitiste : voyons à présent quelle avait été la " mission " de ces élites pour mieux comprendre pourquoi Guizot tenait tant à ce périlleux système. Pour lui, un e capacité reconnaissait la loi de la raison qui se donnait comme spontanée et réfléchie. La raison ayant des principes universels, lorsque la capacité la sentait incarnée dans un domaine, un fait, sa vision devenait valable pour tous : sa perception officiait comme un pivot régulateur et sûr pour les perceptions de l’ensemble de la société ; or, on sait combien il importait pour la société de pouvoir, en quelque sorte, se reposer sur un gouvernement stable et sûr. Ce " sens de la raison " réconciliait la théorie et la pratique pour la capacité qui échappait ainsi au fanatisme (rôle trop important de l’idée au libertinage (manque de conviction, pragmatisme incohérent) et saisissait l a politique dans un cadre intellectuel abolissant la division entre utopie et philosophie politique et réunissait la République et le Prince. C’est en ce type de raisonnement qu’il faut comprendre le concept de " juste milieu ", qui devait être alimenté et divulgué par les capacités.

Enfin, il faut rappeler que dans la conception de Guizot, le rôle de la capacité est d’être une véritable supériorité, sans " complexes " car " la supériorité sentie et acceptée, c’est le lien primitif et légitime des sociétés humaines, c’est en même temps le fait et droit ; c’est le véritable, le seul contrat social. " La dominations des meilleurs est un phénomène naturel, évident, devenu institutionnel : le droit traduit là un fait naturel et historique fondateur des sociétés et de leur rapport au pouvoir. Lorsqu’il dit " le seul contrat social " il insinue que les gouvernements ne peuvent traiter avec chaque individu, groupes. La seule chose qui puisse faire prendre conscience aux individus de la nécessité et du bien fondé du gouvernement, c’est sa supériorité effective. Elle peut-être seule reconnue et admise tacitement puisqu’elle est un fait naturel. Ce contrat est le seul valable puisqu’il prévoit l’installation des meilleurs au pouvoir pour un progrès de la société : qui refuserait l’amélioration ? Qui n’admettrait pas que des affaires compliquées reviennent aux personnes les mieux instruites ? Pour Guizot, ce serait nier l’évidence.

L’idéal de Guizot repose sur des élites seules capables de contribuer à la marche vers le progrès de la civilisation. Celles ci sont élues grâce au suffrage censitaire, nous l’avons vu sans poser la question du suffrage : si un cens élevé maintient un élitisme étroit et dangereux comme nous avons tenté de le montrer, nous n’avons pas évoqué les principes qui le soutiennent au niveau de la question de l’élection. Toujours dans l’optique d’une meilleure compréhension de Guizot, nous allons voir cet aspect de sa théorie.

Au XIXè siècle, voter permettait avant tout de se prémunir contre les excès du " torrent démocratique ", et les demandes d’élargissement passaient pour des manifestations résiduelles de l’anarchie de la volonté, léguées par la période révolutionnaire et entretenues par l’opposition. Guizot ne cesse de se présenter comme le " défenseur de l’ordre menacé " et en 1836, dans une lettre à la Duchesse de Broglie, il se dit " épouvanté des dispositions intérieures, de l’état moral de ces milliers, peut-être, d’inconnus… " A. Lamartine, durant la séance du 14 février 1842, qui lui reproche l’immobilité du gouvernement " une borne y suffirait " il répond fermement " j’ai beau regarder, j’ai beau chercher ; je ne puis trouver parmi nous, aujourd’hui, dans l’état de la société, à la réforme électorale qu’on vous propose, aucun motif réel, sérieux, aucun motif digne d’un pays libre et sensé…Le mouvement qui a produit la question dont nous nous occupons aujourd’hui est un mouvement superficiel, factice, mensonger, suscité par les journaux et les comités. " car il souhaite comme il l’écrit au tome IV de ses Mémoirespassionnément de voir régner parmi nous l’esprit de famille, le respect du droit, la confiance dans l’avenir. Nous honorons surtout l’intelligence, le travail, les bonnes mœurs. Nous voulons que les ambitions se règlent, que les âmes s’apaisent, que les esprits s’éclairent, qu’il y ait dans la vie sociale beaucoup d’activité et peu de hasard. "

Il ressort de ces pensées la conviction de Guizot par rapport à l’impossibilité du vote des masses puisque celles ci ne sont pas éduquées, donc incapables de faire un choix raisonnable ; elles sont influencées par différents courants touchant avec excès leurs affects, les dépouillant de leur bon sens et semant la confusion &emdash; dans leur esprits, brouillant leur sens du discernement. De ce fait, on ne voit pas qu’est &emdash; ce qu’elles pourraient apporter à l’ensemble de la société. Au contraire, on voit que la crainte du péril révolutionnaire demeure car la menace provient essentiellement des " journaux et comités " qui animèrent la Révolution et propagèrent les idées. Le fait que Guizot refoule tout argument en faveur de l’élargissement par peur du conflit montre son appartenance à la ligne des philosophes classiques, ici c’est Hobbes qui est visé ; à travers le Léviathan, il nous présente une société, qui jusque dans sa plus petite cellule, la famille, est toujours guettée par le mal, le conflit, et le souverain le régule, car tous lui cèdent une part de sa liberté pour se libérer (des excès de désirs qui nous portent préjudice), ainsi une union se crée par la crainte et la soumission au souverain. De même, chez Guizot, la crainte du conflit devrait appeler la réunion mesurée des intérêts autour de l’ordre que propose l’Etat. Pour maintenir cet équilibre il faut que le vote soit exercé en toute conscience des intérêts et conséquences qu’il implique, cela présuppose que l’acte de voter nécessite un certain degré de bons sens, une fermeté d’esprit et la capacité de distinguer ce qui est nuisible ou favorable au maintien de l’ordre pour le progrès de la société. Pour Guizot les masses, à qui on promet, qui ont essuyé des vagues de manipulations ne sont pas encore aptes à ce genre de comportement ; les démagogues sans projets sérieux peuvent avoir trop d’influence sur elle.

Ce que nous venons de dire du vote contredit la notion de droit de vote : voter ne peut être un droit car il nécessite des connaissances et facultés inégalement réparties dans la société et il serait d’une plus grande injustice de vouloir permettre à tous de voter alors que tous n’en ont pas les capacités, ce qui risquerait de porter atteinte à l’ensemble de la société que de donner la possibilité de voter qu’aux personnes en ayant les moyens. Cette argumentation semble plus logique que celle des partisans du suffrage universel qui disent que, comme on ne peut pas déterminer qui a les capacités ou non de voter, il fait être juste et le donner à tout le monde ou à personne. Comme il faut limiter la souveraineté, il faut laisser le pouvoir eu peuple donc à tous puisqu’on ne peut justement trouver une élite : cette argumentation se fonde sur une négation : on ne peut trouver une élite ; cette argumentation se fonde sur une négation : on ne peut trouver ce qui est juste ; comment alors avec un fondement artificiel (on remplace par ce qui serait le moins injuste) construire une philosophie politique juste ? Ne vaut-il pas mieux, à cette époque, dire que pour l’instant le vote est accessible à certaines personnes qui veilleront au bien-être de la société et répondre au problème de l’ignorance par une éducation adéquate qui permette au plus grand nombre de voter ? Ces questions nous invitent à prendre conscience du fait que le vote, qui semble aujourd’hui évidemment un droit, peut être une fonction, à remplir en toute conscience de cause, dignement.

Pour Guizot, la nécessité du suffrage censitaire s’appuyait sur une notion de vote &emdash; fonction ; elle même directement liée à la nature même du suffrage ; autrement dit : qu’en attend-t-on ? Là encore, la conception est bien différente de celle qui prévaut actuellement : le suffrage pallie à la démocratie ainsi le vote permet d’élire des représentants du pays. De la logique établie précédemment, il découle qu’il est inutile de représenter des individus qui ne peuvent comprendre les enjeux de la politique. Puisque voter est une fonction visant au bien être de la société, l’acte de voter est un acte raisonnable, une incarnation de la raison : on s’élève à l’intelligence des besoins sociaux, de l’intérêt général. Le danger de ce raisonnement est de croire qu’il est possible et bénéfique pour une société qu’une petite élite décide à la place de tout le peuple, de lui donner, de lui imposer sa vision du bien être. Si il ne correspond pas aux attentes de la masse ? Aussi bonnes les lois fussent-elles, elles ne peuvent l’être pratiquement si les esprits ne sont pas prédisposés à les accueillir. Guizot a anticipé ce problème en pensant un système éducatif qui devait remédier à l’ignorance, mais nous verrons cela plus tard ; pour l’instant, nous pouvons encore soulever quelques problèmes posés par cette conception du suffrage.

Ceux ci peuvent être pensés en comparant cette philosophie à celle d’un contemporain : Mill : il jugeait que le paiement d’un impôt pour obtenir le droit de vote même faible amenait les individus à sortir de leur horizon borné et comprenaient mieux le rapport entre la politique, ce fait lointain et leur intérêt personnel : ils deviennent ainsi des membres conscients d’une grande communauté : cette théorie montre qu’il peut être essentiel de faire participer les individus au pouvoir par le vote, à condition de marquer leur engagement symboliquement par un petit investissement, pour qu’ils restent solidaires du gouvernement et puissent le soutenir. Sinon les individus ressentent qu’on ne les interroge pas et peuvent se sentir délaissés par l’Etat, donc ils s’en détachent, et sont, ainsi, plus sensibles aux positions de ceux qui s’opposent au système et peuvent alors, peut être, lui être néfastes. Mill avait aussi pensé aux risques que l’ignorance pouvait faire courir à la société ainsi n’attribuait-il le vote qu’aux alphabètes et souhaitait-il plus qu’activement qu’il y ait le moins d’analphabètes possibles. On peut trouver ce critère plus juste, plus respectueux des talents d’une personne que sa fortune ; d’autant plus que le souci de la personne est très vif chez Mill : cela se retrouve dans l’énergie qu’il emploie à soutenir les femmes et leur droit au vote, il reprend pour cela le classique argument de la crainte évoqué précédemment " s’il existe une quelconque différence, les femmes en ont plus besoin que les hommes, puisque étant physiquement plus faibles elles dépendent plus pour leur protection de la société et de la loi " tout en montrant qu’il doute de la différence (sous-entendue au niveau intellectuel) ; son respect et son admiration pour les femmes ayant été nourri par l’amour qu’il porta pour sa propre femme dont la dédicace à De la liberté en offre une belle image. Ceci dit, on voit ici la volonté fondamentalement intégrative de la part de Mill qui diffère de Guizot et peut sembler plus sage. Cependant, si Guizot s’en passait, c’est aussi parce qu’il concevait un lien autre de l’individu au pouvoir et n’envisageait pas l’existence d’un cercle fermé de gouvernants en rupture avec le reste de la société.

Guizot ne pense pas que la différence entre les élites et le reste de la société crée une frontière indépassable entre eux deux. Au contraire il envisage une certaine osmose dans leur relation, car la société ne pourra être qu’heureuse de voir des égaux en droits s’investirent autant pour eux, et les élites seront satisfaites de constater que leur travail porte ses fruits et réconcilie les hommes autour d’un projet commun visant à établir une société libre et raisonnable, c’est à dire plus juste. Au chapitre VIII de Des moyens de gouvernement et d’opposition il dit, à propos de la société ; " quand son gouvernement lui convient, quand elle se sent vivre en lui, quand il est vraiment son interprète et son chef, quand ils marchent bien unis dans la même carrière, c’est lui qu’elle invoque pour le bien qu’elle cherche et contre le mal qu’elle craint ; elle sollicite son action au lieu de la fuir " (et il cite ensuite l’exemple de la Grande Bretagne face au problème du papisme). Quand la société croit au gouvernement, elle lui donne sa confiance, cela veut dire " quand elle se sent vivre en lui " c’est à dire protégée et conduite au progrès, un mieux être : (la vie ne suppose-t-elle pas une quête de ce type ? ) par cette " force " qui " réside dans l’idée qu’on se forme de leur destinée future et de leur aptitude y suffire, qu’elles qu’en soient les combinaisons " dit Guizot au même chapitre. En toutes circonstances, l’Etat doit " faire ses preuves " (et par là même conforter sa légitimité, voire la poser &emdash; comme la fit Salomon : en se montrant juste, il se défait des doutes concernant sa légitimité puisqu’il est issu d’une union illégitime) comme il l’entend en disant " qu’elles qu’en soient les combinaisons ". Expression qui renvoie aussi à la question des moyens : l’Etat doit avoir le courage de renoncer de se diminuer ; de faire des sacrifices si la communauté, son existence le réclame. Cette entente entre la société et l’Etat est rendue possible par la sagesse des deux parties : une société qui sait elle aussi taire ses passions lorsqu’elles peuvent menacer l’ordre, le gouvernement, un Etat qui sait répondre aux besoins et sait proposer des lois, une pensée dans l’intérêt de tous. Cette osmose ne répond pas, par contre au besoin de transparence dont nous parlions plus avant : l’osmose signifie union mais pas forcément pureté : Guizot cautionne dans certaine mesure la corruption et donc le mensonge pour que l’Etat puisse parvenir à ses fins qui sont aussi celles de la société. Il ne se démarque pas d’une certaine tradition qui, depuis Platon légitime le " beau " mensonge lorsqu’il n’est qu’un moyen de transition vers quelque chose de mieux. Argument qui laisse peu satisfait (retenons l’analyse de Kant)mais rappelle la difficile pratique d’un idéal moral dans un contexte d’efficacité de court terme, en politique.

C’est pourquoi Guizot, lorsqu’il désire se rapprocher de l’idéal (nous verrons plus tard pourquoi il ne peut que s’en approcher), il ne le conçoit que dans la finalité de ses actes et pas dans l’acte même corrompu par la nécessité, l’utilité, même si le rapport élites-masses qu’il imagine relève de l’idéal pour parvenir à la société idéale, il concevait cette relation dans le domaine du possible dans la mesure où le divorce de l’Etat et de la société civile, que la rupture élites masses peut illustrer, ne lui semblait pas naturelle mais plutôt un accident historique. Pour surmonter la séparation entre l’Etat et la société civile, il faut d’abord que la société ait confiance, nous l’avons vu, il faut aussi qu’elle pense l’Etat en dehors de son essence, de ses trois pouvoirs fondamentaux (exécutif, législatif, judiciaire) et le voit comme un " système " dans lequel elle reconnaît " les causes de son bien être en même temps qu’elle en jouit " (chapitre V Des moyens de gouvernement et d’opposition) : l’Etat doit prendre la forme d’un système aux tenants et aboutissants concrets se manifestant réellement dans la vie de la société, mieux, en étant naturellement présent, dans n’importe quelle domaine, en elle ; puisqu’il réunit des élites de tous les domaines et qu’elles donnent lois et projets à la société. Le divorce entre l’Etat et la société est surmonté par la volonté de part et d’autre de se réunir, volonté stimulée par le bon sens " qui dirige, presque à leur insu, la conduite des hommes "(chapitre II De la peine de mort) donnant lieu à de véritables échanges fondés sur la présence et le soutien mutuels. Il s’agit de voir maintenant comment ce lieu social entre le peuple et le pouvoir peut s’épanouir.

 

3) L’Etat et ses élites au service du progrès

 

L’Etat, avec ses élites, selon Guizot veut être facteur de progrès en fondant une société libérale : qui fasse vivre le libéralisme. Ce mot n’avait pas le même sens qu'aujourd’hui. J. Biard nous indique que le sens économique est apparu dans les années 1830 alors que la définition complète apparaissait pour la première fois en 1823 dans un dictionnaire : " système, ensemble, adoption des idées libérales : conduite d’après elles ; tendance bienveillante au bonheur de toutes les classes de la société ". Le libéralisme dépasse une certaine conception du pouvoir ou de l’économie, il s’étend à la notion de bonheur : par lui ; on ne prétend pas trouver une " solution magique " pour le trouver ou l’imposer aux hommes ; c’est une " tendance " donc un mouvement : il n ‘est pas question de fixer les bornes d’une société utopique : Guizot souhaite fonder une société réglée et ouverte, stimulée par l’Etat, dans tous les domaines. Il s’oppose ainsi à une vision classique du libéralisme, tel que l’entendent les anglais Smith et Ricardo : un pouvoir qui s’implique peu dans la vie de la société ; c’est un Etat police qui se limite au maintien de l’ordre intérieur et extérieur et peut envisager de grands travaux. Pour Guizot cette tâche, ce " minimum vital " n’est qu’une part du fondement d’un Etat. Il pense que celui qui a " partout quelque effet à produire, peur recevoir de toutes parts quelque motif d’action ". Ainsi le " pouvoir s’est agrandi comme la liberté " : l’accroissement du pouvoir accompagne celui de la liberté : ces termes semblent a priori contradictoires ils ne font qu’imiter la nature du couple nécessité-liberté au niveau d’une société toute entière. Ceci implique une contrainte sur soi de la part de tous les hommes pour que chacun puisse développer sa liberté sans porter préjudice aux autres. Ceux qui y parviendront le mieux et s’élèveront de la masse pourront lui être utiles et se mettre à son service directement ou indirectement. Cette conception est proche de celle de J. Rawls exposée dans la Théorie de la Justice. Il n’est pas injuste d’être quelqu’un pour vu que ceci n’écrase pas autrui et puisse lui être utile : ainsi le surdoué au piano offrira son talent à ceux qui voudront l’écouter... Rawls donne encore deux conditions : que tous aient réellement les moyens de choisir leur voie, que chacun puisse vivre dans des conditions décentes. Si Guizot parle peu des conditions de vie des plus démunis, on remarque que cela l’épouvante et lorsqu’il veut instruire la masse, on peut imaginer que peut-être, lui aussi réprouvait ces conditions, nuisibles à tous par le désarroi qu’elles forment ; et voulait œuvrer à une amélioration. Même sans cette hypothèse, on voit que Guizot rejette l’Etat minimaliste. Il ne s’inscrit pourtant pas en porte à faux vis à vis du libéralisme classique.

En effet, Guizot compte beaucoup sur l’initiative privée : l’entreprise, les projets individuels sont valorisés car chaque initiative privée peut être utile à l’ensemble de la collectivité en augmentant la somme des richesses (en tout domaine) produite. La liberté laissée aux individus débride leurs facultés créatrices et la concurrence incite les talents à se dépasser : cette émulation favorise la prospérité de la société : chaque individu sent qu’il contribue à la production générale de richesses. Le fait que cette richesse ne soit pas confisquée au profit d’une petite caste mais desserve la société confère une fin à l’activité humaine et la stimule davantage. L’Etat doit aussi stimuler l’activité privée en favorisant le développement des initiatives : le grand objectif de Guizot, fut en ce sens, d’améliorer les moyens de transport et de communication : sous la Monarchie de Juillet, la première ligne ferroviaire est ouverte. L’Etat soutient franchement la construction des nouvelles lignes et incite les particuliers à investir : ainsi au service des particuliers sans gêner leur démarche. Il prend souvent en charge les risques pour débloquer les individus. L’Etat joue alors son rôle de puissance stabilisante permettant aux individus de s’inscrire, par leurs actes, dans un cadre temporel. Si l’encouragement et le soutien semblent positifs, on peut se demander si cet aspect rassurant et paternaliste - dans le sens où l’Etat peut assumer les conséquences - ne déresponsabiliseraient pas l’individu ; s’il n’est pas un peu " facile " de concevoir une activité sans prendre de risque justement. La volonté de rendre confiance aux individus est bonne dans la mesure où ceux-ci reprennent réellement confiance en eux, en accomplissant complètement un acte. Il ne faut tout de même pas s’arrêter à cette idée qui vise essentiellement une attitude de l’Etat vis à vis des grandes entreprises qui œuvraient pour la collectivité. Fondamentalement, Guizot concevait le pouvoir d’une manière à ce qu’il n’aliène ni n’infantilise les membres de la société : il aurait du s’assimiler à une personne, un maître ou un père ; pour cela. Or, pour Guizot, l’Etat n’est pas conçu à l’image d’un corps dans son ensemble, il n’imite le corps que dans les fondements de son fonctionnement, à savoir, la circulation de l’énergie : l’Etat n’est pas qu’un organe mais le nerf, le flux qui les anime tous.

L’Etat n’est pas le serviteur de la société, qui dit aide ne dit pas au service de, l’Etat n’est pas une société dispensant des services, il entraîne, il produit, il alimente mais il n’est pas pourvoyeur de biens, il constitue plutôt une énergie, une dynamique, un flux indivisible dans son essence mais éclaté, exposé à travers et dans toutes formes de vie sociale. Sa cohérence, son esprit doivent être également ressentis, aucun membre de la communauté ne doit se sentir exclu, quelque soit son mode de vie : la multitude et la diversité exprime la liberté, l’existence de l’homme, elles apportent un certain développement d’énergie que l’Etat doit canaliser : il puise dans cette énergie et cherche à l’orienter vers des projets en tout domaine. C’est encore l’image d’Etat-locomotive qui peut être reprise, et détaillée : l’Etat vu comme moteur ou mieux, stimulateur déclenchant ou enclenchant des phénomènes sources de faits ou de projets sociaux. Il génère ainsi un patriotisme moderne c’est à dire un patriotisme tourné vers l’intérieur : la conquête de l’autre est terminée, ainsi que la distribution des idéaux, remplacée par le développement d’un nouveau civisme. Les associations de tout type le caractériseront : en ce sens Guizot rejoint Tocqueville qui pensait (De la démocratie en Amérique) l’individualisme comme le fléau auquel on remédiait par le tissu associatif d’autres groupes, qui tous, forment et se conforment à l’Etat. Ce ne sont plus les élus qui représentent le peuple, nous l’avons vu, mais c’est le peuple qui se représente en se trouvant, à travers des " groupes-miroirs ", une identité qui puisse lier une identité sociale et une privée par l’établissement de rôles et de statuts ; à travers lesquels chacun se sent impliqué, par rapport à une avancée commune autrement appelée mouvement de civilisation.

Guizot pose comme fondement de sa philosophie son objectif : faire avancer la civilisation " se mettre en marche vers l’avenir " dit-il au chapitre II Des moyens de gouvernement et d’opposition, cet élan idéal est pensé dans une logique de progrès où celui-ci s’atteint par un dur labeur que le pouvoir (de l’Etat et de la société confondus) doit faciliter, en utilisant toutes les ressources. Ce mouvement est, déjà théoriquement, soutenu par une immense histoire des civilisations dont la philosophie est subordonnée à la philosophie politique et montre l’avancée des hommes par la construction d’Etat organisés, l’évolution des mœurs, d’un esprit proche de celui du Geist hégélien. Tous les obstacles se surmontent, le fatalisme est banni pourtant l’avancée vers le bien est présente à chaque époque. Cette pensée ressemble à celle d’A. Comte qui y a baigné. Son programme pourrait avoir cette devise " contre les révolutions et les réactions ". L’involution est impossible pour cette conception linéaire où les accidents et les fautes sont seuls pensables, conceptualisables : si la providence détient le secret de la destinée humaine, elle ne peut absolument pas vouloir sa régression, ce serait aller à l’encontre de son essence, aux principes de la vie. Comme l’homme ne pénètre pas ces secrets, il se connaît comme un être libre et il doit donc agir comme tel. La première décision à prendre est de vouloir préserver sa liberté en développant son esprit, sans se laisser fourvoyer par les méfaits de l’histoire qui ne sont que des apparences du réel obscurcissant la marche de l’esprit (qui se construit dialectiquement comme nous l’avons vu). Pour cela, il faut avoir le courage de suivre un " devoir d’optimisme " en cherchant à trouver, saisir cet esprit qui rend possible la philosophie de l’histoire, elle signifie que la liberté est à notre portée si l’homme la veut ; guidé par sa raison. Si l’homme ne cherche pas la raison, ne préserve pas sa liberté (en se laissant submerger par ses désirs, ses passions) sa pensée s’attachera davantage à l’apparence des choses : leur fourmillement, les malheurs troublent le regard et tendent à montrer avant tout le mystère de tout, l’inintelligibilité des évènements qui infligent des démentis aux volontés humaines. Cela suffit à nourrir une pensée pessimiste qui ne comprend plus l’utilité d’une action. C’est précisément contre cette tendance que l’Etat doit se battre en libérant l’homme de ses propres " démons " pour que la phrase programme suivante devienne une réalité : " Considéré dans son existence terrestre, c’est pour la civilisation, pour le développement et l’amélioration de l’Etat social que l’homme vit et travaille " (Discours académique 1826). Comment peut-il imaginer infléchir ainsi les esprits ? Peut-on donner la raison à un peuple, la gouverner ? Comment l’Etat avec la société, par ses élites, peut-il se mettre au service du progrès ?

 

4) " Le gouvernement des esprits "

 

La question qui se pose devant ces projets, ces idées est : quels sont les moyens à utiliser et comment ? On a vu que les hommes doivent savoir et vouloir des lois, leur obéir, prendre des initiatives : ils doivent être actifs. Il faut alors les " utiliser ". Dans quelle mesure cela se pratique-t-il ? Guizot a une réponse : le " gouvernement des esprits ".

Pour Guizot, la raison est ingouvernable : chaque homme en est son propre maître, elle est une faculté inhérente à la constitution même de l’homme. Ainsi ce n’est pas sur elle que les efforts doivent se concentrer mais sur les esprits : ceux-ci constituent l’âme des hommes, soit leur volonté. L’esprit s’exerce (sinon, il se rétrécit, entraînant la décadence) lorsque l’homme apprend à se gouverner. Ce type de pensée est issue du XVIe siècle où, par le " jeu de la pensée ", on libère l’esprit par l’esprit. Au plan politique comment cela ce réalise-t-il ? En s’appuyant sur un credo, la liberté : il faut que les individus sentent qu’ils choisissent leur vie et le mouvement qui conduit la société. En 1818, Guizot dit " c’est dans la liberté publique qu’il faut demander la protection première de l’ordre des lois ". Que ces individus soient membres du gouvernement ou de la société civile, les uns doivent se renvoyer l’image des autres ; et sentir qu’ensemble ils donnent un sens, un esprit, un mouvement à la société, ce que ne peuvent lui donner les lois seules. Platon le remarquait déjà dans Le politique : la volonté comble le vide laissé par les lois qui constituent des bornes et non pas des guides de quelque nature qu’ils peuvent être Cette volonté peut être stimulée par les élites : elles doivent rendre le peuple conscient d’avoir bien choisi en obéissant, aux électeurs d’avoir justement élu, mais aux uns comme aux autres, elles doivent - tout en réclament leur propre soutien - les empêcher de prendre des résolutions actives car ils en sont incapables : la vie sage, leur ouverture du coeur au gouvernement suffit et comble le pouvoir. Afin de faire naître ce sentiment, les élites devront connaître l’état d’esprit des membres de la société. Quand Guizot prend " des nouvelles " des régions par ses préfets on peut parler de " souci obsessionnel de l’information ". Il veut tout savoir et exige que les agents locaux aient cette curiosité. Il y a là un certain machiavélisme dans la mesure où on suit la logique du " bon prince " parce que " fin sociologue " : ce savoir donne les moyens aux élites de pénétrer les esprits pour les féconder, un peu comme des virus " positifs " visant à manier les esprits au nom de l’entente sociale. Pour les plus imperméables, il faut au moins leur inculquer cette logique propre à Pascal, extraite du Second discourt sur la condition des grands : l’ordre étant nécessaire à toute vie sociale, il serait injuste de le troubler ( surtout si les libertés fondamentales ne sont pas atteintes ou éteintes en son nom) : il serait plus injuste encore qu’il n’y ait pas un tel ordre et que la guerre soit la condition de vie, ou plutôt de survie ; car personne ne limiterait sa liberté.

Il s’agit d’exploiter au maximum le pouvoir dispersé par la société sans oublier que la tentation d’un certain machiavélisme peut être dangereuse dans la mesure où, trop vite démasqué, il est inefficace. Au chapitre VIII Des moyens de gouvernement et d’opposition, Guizot écrit " la séduction a mille secrets, la conscience mille subterfuges " il ne faut pas séduire mais convaincre, ne pas tendre l’oreille aux seuls intérêts et négliger les opinions : tous ceux qui jugent le gouvernement, tous les membres de la société doivent être ralliés : " l’art de gouverner consiste, non à s’approprier en apparence toute la force, mais à employer toute celle qui existe ; car la force existe par elle même, et ne se laisse point déplacer au gré de l’autorité. " chapitre XII du même essai. On sent par l’emploi de mot tels que " employer ", " s’approprier ", " l’art de gouverner " une claire tentation pour le machiavélisme car " les intérêts de la vie (sont) pressants " (chapitre VIII) : des réponses doivent être vite trouvées pour réellement asseoir la légitimité du gouvernement et le sortir des doutes qui pèsent sur son devenir, issus de ses origines. Dans l’urgence, on peut comprendre ce souci d’efficacité de Guizot. Pourtant l’œuvre de Guizot s’inscrit dans le long terme. Comme tout philosophe, il cherche à penser son système hors du temps, dans la durée qui prouve et éprouve la véracité de ce système. Cette contradiction peut-elle se résoudre sur le plan pratique, par un juste milieu où l’idéal serait exposé, reporté, parfois diminué par l’emploi des moyens pour combler les attentes d’une société troublée ? Peut-on faire croire à l’accomplissement d’un idéal ?

Guizot pense qu’il est possible d’envisager une marche vers l’idéal, ce qui serait déjà une forme d’idéal dans la façon de concevoir le mouvement de la politique. La condition préalable à cet engagement passe par une régénérescence du social. Guizot n’a de cesse de dire " le pouvoir ne fait pas la société, il la trouve " : il ne s’agit pas de réinventer, de révolutionner mais de reconstituer une partie décimée par des années périlleuses. Il en incombe à le responsabilité des élites, de leur mission : la société, si elle n’est pas dissolue s’est diversifiée, éclatée, désorganisée, il faut trouver une organisation sociale harmonieuse, et la produire en surmontant les obstacles des situations, des antécédents, des préjugés, pour mettre en lumière et classer selon la vérité, les tendances et les hommes. Commence à poindre une sociologie à statistique, qui permet d’instaurer un dialogue, où chacun sera considéré à sa juste place, entre l’Etat et les groupes sociaux. C’est cela aussi la régénérescence : réapprendre à connaître ses repères dans sa communauté, le rôle de ceux qui gouvernent. Régénérer le regard de l’homme face à l’élite. Si le roi était considéré comme un " intouchable " allié de l’Eglise, représentant de Dieu sur terre, il n’avait pas le visage d’un héros, mais d’une puissance sacrée. Pendant la période révolutionnaire, se fit jour une véritable héroïsation des tribuns, d’hommes populaires au gouvernement, à l’armée : héros éphémères, parmi lesquels quelques uns surent s’imposer, comme Napoléon. A sa chute correspondent les débuts, en France, de la pénétration du romantisme qui remet à la mode les héros : ceux de Walter Scott et de Shakespeare en particulier, qui représentent la lutte menée avec bravoure, l’accomplissement inconditionnel de soi par une idée, une passion. Cette attitude n’est pas de l’ordre de la raison, et leur comportement brave le danger. En politique, il faut tout mettre en œuvre pour l’éviter et préserver la sécurité des citoyens. Guizot en particulier place la sécurité et l’ordre en postulats absolus de la liberté. De ce fait, les individus ne doivent pas attendre des actes héroïques de la part des élites mais des mesures sages qui maintiennent, améliorent les liens sociaux.

Régénérer le social nécessite de repenser le lien social ; dans une société qui devient de plus en plus individualiste et malade du soupçon. L’exemple viendra des élites : elles doivent montrer la présence du lien social en étant présentes pour écouter et peut être aider, sur le terrain. Dans une lettre à Barante (19/12/1823) Guizot écrivait " Notre situation nous veut sous deux formes. Les praticiens dans les chambres, et, toutes les fois qu’il sera question de gouvernement, des philosophes et des régénérateurs auprès du public. Circonspects le matin, hardis le soir, parlant aux uns blé et impôts, aux autres principes et nouveautés en tout genre ".

Le pouvoir public doit participer et inciter en tout domaine, le mouvement de perfectionnement de la société, même s’il est conscient de sa faillibilité, il doit tenter de prendre l’initiative du Bien. Ceux qui ont la pratique, la technicité du pouvoir devront s’occuper du gouvernement, des institutions. Les philosophes eux s’occupent des âmes, leurs principes sont plus généraux que ceux des " régénérateurs ", spécialistes de domaines particuliers. Ensemble ils ne constituent pas les élites d’une nouvelle religion civile. Guizot laisse sa place à l’Eglise. Ces philosophes et régénérateurs seront discrets, sages, réservés " auprès " des hommes : juste à côté d’eux, prêts à les aiguiller dans leur parcours, à se poser en médiateurs, pédagogues entre le pouvoir et les masses : il n’est pas question de prêcher la bienséance du gouvernement mais d’expliquer le lien et d’ouvrir les cœurs à la compréhension et à l’adoption des principes du gouvernement. Ce rapport devra servir d’exemple à tout lien qui se veut réellement social, c’est à dire de nature morale, respectueux de l’ordre et de la liberté (et de la diversité qu’elle contient). Cette idée du lien social pourra devenir une réalité si ces philosophes et " régénérateurs " pénètrent toutes les couches de tous les groupes sociaux en libérant les esprits de façon à ce qu’ils puissent librement adhérer. Pour Guizot, la meilleure manière d’instaurer, d’installer cet esprit est de concevoir une éducation nationale humaniste, de son temps c’est à dire faite pour éclairer " l’homme moderne ".

 

L’éducation

 

1) Le projet

 

Comme tous les humanistes, Guizot attend de l’éducation une amélioration de la vie sociale. L’éducation ne régénère pas l’homme : il n’y a pas eu un âge d’or de l’homme parfait ou particulièrement bon. L’éducation crée les conditions nécessaires à une régénération du lien social tel que nous l’avions entendu précédemment. Pour parer aux révolutions, il reprend une formule utilisée aussi par les révolutionnaires : Danton disait " après le pain, l’éducation est le premier besoin du peuple " ; mais la référence n’est pas là : c’est Rabelais : l’éducation n’a pas à modeler un citoyen mais à libérer un homme curieux et sage ; curieux de savoirs qui formeront un point d’appui stable à la pensée. Ainsi le projet de Guizot est-il fondamentalement humaniste, le seul, depuis celui de Condorcet. Il veut aboutir à une éthique humaniste où l’homme est bon, raisonnable, curieux, cherchant à s’ouvrir, se débarrassant des préjugés, sensible à la beauté de toutes ses formes.

Ceci se met en forme grâce à une érudition classique où l’homme comprendra qu’il n’est qu’un nain - culturel - sur les épaules d’un géant dont il faut reconnaître le " fonctionnement " avant de prétendre penser par soi même. Il devra " fréquenter les modèles éternels du beau et du vrai " (Essai sur les limites qui séparent les liens qui unissent les Beaux Arts) qui imprègneront son esprit de la diversité régnant dans la nature et l’esprit humain ; tout en lui montrant des exemples de beauté ; de vérité (selon la conception classique de l’esthétique). On respecte ici l’idée de Cousin selon laquelle il était impossible de penser en dehors de la communauté des penseurs de toute époque.

L’apprentissage de tout cela se déroule dans un esprit de rigueur : " la discipline empêche que l’homme soit détourné de sa destination, celle de l’humanité, par ses penchants animaux " expliquait Kant dans l’Introduction aux Réflexions sur l’éducation qui constituent lui même un apprentissage, le premier de la libération de l’esprit. Ensuite l’homme pourra avoir un rapport d’intérêt et d’attention profonde vis à vos des enseignements proposés qui sont les lettres, les langues anciennes, la philosophie et l’histoire (comme connaissance de l’esprit humain), la logique et les sciences et techniques sont rajoutés à ces humanités sans les amoindrir pour que l’école soit de son temps et puisse être un moyen de mobilité sociale qui en finisse avec la répétition des castes d’élites qui frustre la masse et empêche à l’égalité de droit de s’actualiser.

La finalité culturelle de ces enseignements est le développement de l’homme " intérieur " : de sa sagesse, de ses connaissances pour qu’il puisse, par lui-même, être capable de discerner la vérité qui ne s’impose pas, dans tous les cas, comme une évidence. Il pourra ainsi reconnaître quel a été le mouvement de l’Histoire par le passé et comment il doit s’affirmer au présent, s’envisager au futur ; car l’homme a une histoire à accomplir. Il voit moins ce qui lui manque que ce qu’il faut achever : par l’éducation il verra ses failles et pourra combler la plupart d’entre elles. Il apprendra aussi que ce qui n’est pas à sa portée est inutile, pour peu qu’il apprenne à dominer son goût pour le repos et à ne pas se sous-estimer. C’est alors qu’il sera apte à savoir quel genre d’efforts n’amélioreraient pas son rapport au monde.

Ces propos sur l’éducation ne montrent que son aspect rigoriste, dans la pédagogie. Cependant, si celle-ci mise d’abord sur la discipline, la maîtrise de soi, elle invite ensuite les enseignants à mettre en valeur les disciplines dans tout leur éclat : l’élève doit les aimer au point de ne plus apprendre par nécessité mais par goût, idée également soutenue par Kant dans ses Réflexions sur l’éducation, rapport qui prépare celui que le citoyen doit avoir vis à vis des lois. Ceux d’entre eux qui auront le plus ce goût pour la culture en feront un loisir : l’école donne des " rudiments ", pose des bases qui élèvent l’esprit de l’homme, mais le temps passé à l’école ne suffit pas à tout comprendre : l’école doit être adaptée à tous, même à ceux qui pourront ne pas voir s’affirmer en eux ce goût : dans ce sens, il ne faudrait pas les y contraindre : il faut qu’ils puissent reconnaître la nécessité de l’enseignement et s’y conformer sans dégoût. Cette invitation à développer, dévoiler, chercher son histoire, sa culture qu’est l’école devrait être une sorte de voie pour l’homme qui se recherche en tant qu’homme, dans un contexte de bouleversements où beaucoup de nouveautés se greffent à la vie humaine sans que l’homme puisse toujours en mesurer l’impact et la profondeur : " les révolutions ne changent pas le monde intérieur et moral aussi promptement que le monde extérieur et matériel, on s’enrichit plus vite qu’on ne s’éclaire " écrivait Guizot, et l’éducation doit veiller au " monde intérieur et moral " qui risque d’être supplanté par le " monde extérieur et matériel " : elle est là pour rappeler son importance, son apport fondamental à l’humanité : elle est ce par quoi l’individu n’est pas un simple élément parmi tant d’autres mais une personne pensante et consciente qui mérite écoute, attention. Voici les grandes visées de l’éducation. Qu’a fait Guizot pour mettre en œuvre celle-ci ? Qu’a-t-il voulu établir ?

Avant que l’homme ne soit éduqué, il fallait l’instruire, pour Guizot cela signifiait que l’homme devait disposer de connaissances sur les origines et les fondements des diverses disciplines constituant la culture, ce qui présupposait la lecture et l’écriture ainsi que les savoirs scientifiques simples. Ensuite seulement peut se développer ; se former l’esprit. Bien sûr l’éducation est présente dans l’instruction puisque l’instruction requiert une pédagogie, un art de mettre les sens et l’intelligence en éveil. Mais l’éducation est ici perçue comme ce qui constitue la finesse de l’esprit, c’est-à-dire du principe de la vie affective et intellectuelle. L’instruction permet de préférer le savoir vrai aux apparences illusoires et donne les capacités requises pour le voir. Guizot pense qu’il suffit d’avoir été mis sérieusement une fois en présence de la culture et des sciences pour en avoir besoin toute sa vie : il faut " provoquer " le désir de vérité de l’esprit en lui faisant fréquenter la vérité au point qu’elle en devienne une habitude naturelle et appréciée.

Ce projet sera tenté avec la loi d’instruction primaire en 1833 qui veut garantir l’instruction pour tous : chaque commune devra ouvrir une école pour que chacun puisse bénéficier d’une vraie chance d’être l’égal de quiconque dans la société : c’est de ce principe qu’une société reposant sur l’inégalité des facultés tire sa cohérence. Dans ce sens le contenu de l’instruction importe autant que sa méthode, son esprit : l’un et l’autre sont complémentaires dans leur action menée pour élever l’homme en le libérant de ses passions, désirs, préjugés. Ainsi formé, l’homme ne se donnera pas immédiatement à qui sert son intérêt : son instruction l’invitera à convoquer sa raison qui se posera en médiatrice entre lui et son intérêt : elle apportera la donnée du " bien être de la collectivité " qui déplacera l’intérêt privé. Cela ne veut pas dire que l’homme se voue corps et âme à la société ; l’homme veillera, dans ses actes, à respecter l’ensemble de sa communauté, de son bien être dont chacun doit se sentir responsable. L’instruction qui éveille aussi la spiritualité, par la morale, doit rendre l’homme capable de se retirer du monde, des intérêts, des perturbations pour méditer et être à même de prendre de sages décisions fruits d’un bon sens pur et simple. Ainsi conçue, l’instruction, adaptée aux besoins du pays n’est pas seulement utilitaire : elle sert l’homme, la société bien sûr mais lui donne aussi le sens de l’éducation qui l’incitera à se dépasser et à avoir un goût désintéressé, tourné vers le vrai et le grand. Par ce goût, il ne se contentera plus de gérer au mieux des situations quotidiennes, il se verra transplanté dans le temps, hors du temps immédiat, dans la durée, désireux de donner un nouvel élan au vrai, au grand, pour que ces actes et pensées ne soient pas seulement bonnes, mais meilleures.

C’est ce goût là qui habite les capacités et doit nourrir celles qui pourront émerger des écoles : ainsi la diversité bonifiera le gouvernement en lui apportant des " parts " de vérité qu’il ne connaissait pas. Outre celles que nous venons de citer, quelles seront les qualités que les capacités pourront développer, forger par une solide instruction, peaufinée par une belle éducation ?

 

2) Perfectibilité et malléabilité

 

Le credo de Guizot visant les capacités mais aussi les autres hommes se résume en deux mots, " perfectibilité et malléabilité ", employés par Rosanvallon, qu’il faut développer à présent. La malléabilité caractérise ce qui se laisse modeler, influencer, façonner. Elle peut aussi être entendue comme ce qui est docile, nous retiendrons ces sens dans la mesure où nous n’oublierons pas de les penser en fonction du recul avec lesquels il faut les employer : quand Guizot veut que les capacités influencent les élites, le peuple (et réciproque), il souhaite que l’action ainsi exercée soit guidée par la raison et l’esprit : l’influence ne doit pas résulter d’un maniement ni d’un jeu avec les affects : la manipulation n’est pas permise. Par malléabilité, il faut comprendre ce qui se travaille à l’exemple de l’argile ; ce qui est malléable est en devenir, en évolution : cela ne veut pas forcément impliquer une force extérieure : l’esprit de l’homme est aussi malléable par lui-même : l’homme, capable de se représenter ce qu’il fait, de découvrir sa propre vérité, peut agir sur sa propre pensée grâce à elle ; et c’est à ce niveau que se noue la relation entre malléabilité et perfectibilité puisque celle-ci est celle qui est susceptible d’être améliorée : une malléabilité réunissant toutes les qualités de l’objet, de la personne pour les porter à leur degré le plus haut. Autrement dit la bonne malléabilité est l’essence de la perfectibilité ; elle peut dominer en l’homme selon Guizot et c’est cette croyance qui fonde son optimisme, on pourrait reprendre à son compte la citation de Renan " l’optimisme serait une erreur, si l’homme n’était point perfectible ". En vertu de cette malléabilité qui est aussi capacité d’influence d’autrui, chacun peut-être amené à écouter autrui, différent du moi car, même si les capacités, les élites existent, personne n’en est radicalement séparé : cette conception là est " féodale " pour Guizot (chapitre II De la peine de mort en matière politique ), en effet

il n’y a plus d’abîme entre la classe supérieure et la masse des habitants. On descend des sommités de l’ordre social jusqu’en bas par une foule d’échelons très rapprochés, et que couvrent des hommes très peu divers de ceux qui sont immédiatement placés au-dessus ou au-dessous d’eux : cela est vrai en fait de propriété, d’industrie, d’éducation, de lumières, d’influence ; et quelque trouble que jettent momentanément dans ce nouvel état les débris de l’ancienne société, il a conquis la France sans retour. "

La société n’est pas en fusion, elle est juste prête à un " vivre ensemble " harmonieux reposant sur l’unité d’un genre humain malléable et perfectible (encouragé et développé par l’éducation).

Cette société " ouverte ", libérale car libérée, accorde un rôle moteur à la pensée réfléchie : par malléabilité et perfectibilité on entend aussi intégration de l’erreur à un processus qui la surmonte (ce qui reprend l’idée de la dialectique hégélienne précédemment exposée). Cette aptitude à la dépasser dévoile la force de la société par la puissance de son mouvement. Cousin, fondateur de l’éclectisme, ami de Guizot, pensait l’erreur comme la conséquence de notre temporalité : c’est une réflexion qui donne le réel en l’éclairant successivement de chacune de ses parties, fondant la diversité, l’erreur permet de voir des choses qui n’étaient pas connues. L’erreur qui soulève le problème de la multiplicité est là pour dévoiler l’hypocrisie d’une société qui se dirait harmonieuse tout en étant intolérante ou en méprisant une partie de la donne sociale : elle est ce par quoi l’existence d’autrui se manifeste, ou de l’adversité ; car elle résulte de l’introduction plus ou moins brutale de cet élément négligé ou inconnu : la surprise produite éveille l’attention et lui donne ainsi vie : il se fait connaître parce que des mots sont dits sur lui, un nom lui est attribué.

L’erreur provient de la révélation d’un autre, nous avons vu cet autre comme un élément ponctuel. L’autre peut aussi être ce qui est différent, à divers degrés de soi, par essence, c’est-à-dire en permanence. Ce qui est autre n’est pas mauvais puisque personne ne connaît la voie royale pour accéder à la vérité. La société qui se veut malléable et perfectible doit savoir profiter des forces antagonistes car l’antagonisme est fécond. Mill explique dans De la liberté que sans le jeu -libre- de ces forces, la société stagnerait -n’apercevant pas ce qui lui fait défaut- ce qui signifie qu’elle glisserait vite vers la décadence ; il dit : " aucune communauté n’a jamais connu un développement durable si elle n’était pas travaillée par un conflit entre le pouvoir le plus fort et certains pouvoirs rivaux... " : le pouvoir doit être non seulement informé, mais aussi à l’écoute des autres formes de pouvoir afin d’obtenir la vision la plus complète de la réalité sociale. De même les citoyens doivent savoir puis s’informer avant de juger le gouvernement et ne pas le voir que sous un seul angle. C’est Guizot qui dit, aussi dans le chapitre IV de De la peine de mort en matière politiqueAcceptez de tout l’expérience " : connaître, comprendre, pour accepter ou refuser et dépasser, tels doivent être les capacités d’une société face aux erreurs et aux forces contraires pour qu’elle puisse prétendre à la marche de la civilisation, du progrès, mouvement qui veut se réaliser par la justice de ses actes.

L’usage du mot mouvement peut être trompeur. Le mouvement est une tendance, un " trend " conçu à long terme : ainsi il peut intégrer des moments de pause qui ne sont pas des stagnations, mais des moments où la société entière est, intérieurement, en mouvement : elle se cherche, par exemple. A travers tous les bouleversements vécus, elle doit savoir conserver certains éléments qui deviennent ainsi des acquis :la société peut évoluer sans que les principes qui la soutiennent changent en permanence. Le droit peut anticiper des évolutions, mais le plus souvent il couronne celles-ci, en répondant à un certain état créateur de demandes, car se voulant sage, il doit bien connaître un phénomène avant de légiférer à son propos. De nouveaux phénomènes apparaissent régulièrement qui apportent des ajouts au droit existant, en le contredisant parfois, dans ce cas, il s’agit de véritables mutations, ce qui ne se produit pas si souvent. Entre temps, il faut savoir apprendre à conserver ce qui a été acquis, pour une société où le droit et le pouvoir ont été soumis à de trop nombreuses et importantes modifications, et perdant de ce fait, leur sens.

Par conserver, on n’entend pas verrouiller, bloquer dans un état défini pour toujours. C’est plutôt l’idée du maintien d’une chose en bon état en la préservant de l’altération et il faut pour cela l’entretenir, ce qui peut contenir l’idée d’adaptation. Cet entretien signifie aussi une mise en pratique : le droit doit servir les hommes (qui doivent le connaître) qui se sentiront plus proches d’un pouvoir mettant à leur disposition des droits " en échange " de devoirs que d’un pouvoir donnant des droits inutiles, inadaptés. De même l’Etat doit recevoir du droit allégué par les citoyens une efficacité, un pouvoir en échange d’une véritable aide au développement de la société toute entière. Cette mise en pratique est intégrée lorsqu’elle devient une habitude : lorsque les hommes s’y confrontent spontanément, de tout coeur. L’habitude, comme le montre Ravaison dans son bref essai éponyme permet d’agir sérieusement sans avoir à se soucier des conséquences de nos actes : on peut à l’avance être conscient de leurs conséquences, celles-ci étant associées naturellement à l’acte auquel elles se rapportent. L’habitude permet à chaque individu de trouver sans inquiétude ses repères dans son milieu et de se sentir ainsi à sa place dans la société. L’habitude résulte d’une longue pratique ; elle ne doit pas se transformer en une adaptation résignée à un état des faits qui ne saurait convenir, elle doit être bonne pour ne pas aliéner l’homme ; bonne c’est-à-dire conforme à ce qui est juste et vrai.

Il appartient également à l’instruction &emdash; en complément à celles données par le modèle familial &emdash; de donner de bonnes habitudes : régularité du travail, fréquentation des exemples du beau, du vrai, du juste, hygiène, respect de règles par goût pour celles-ci : ainsi l’habitude n’est plus une servile reproduction mais une conduite émancipatrice, lutte quotidienne contre nos mauvais penchants. Cette libération de l’homme par lui-même, rationnellement, révèle une certaine puissance de l’homme ; il sait s’instruire, s’éduquer c’est-à-dire apprendre, surmonter ses erreurs, comprendre et tolérer ce qui leur est contraire ; on a là quelques mots qui définissent, non seulement l’humanisme de l’homme mais aussi sa modernité.

 

3) L’homme moderne

 

Donnons d’abord quelques explications sur le sens par lequel nous aborderons la modernité. Ce ne sera pas ce qui est récent, ni ce qui annonce l’homme s’efforçant de s’approprier les qualités des dieux (omniscience, puissance...), nous n’en sommes pas là, durant ce premier XIXè siècle ; par " homme moderne " on entend et attend l’homme idéalisé par les humanistes de la Renaissance. Autrement dit, ce sera lui qui aura été produit, façonné par l’éducation telle que la concevait Guizot.

Le terme le plus simple de cet homme moderne sera le citoyen éclairé, ou connaisseur éclairé : celui qui a conscience de l’existence d’une vérité et mène sa vie de manière à s’en rapprocher le plus possible, en dissipant les illusions, qui saura à tout moment mettre en valeur son esprit, sa raison, dans sa vie pratique et publique, en étant capable de répondre de ses actes. Ceci revient à appliquer une règle que Guizot avait voulu faire sienne énoncée dans la conclusion de Des moyens de gouvernement et d’opposition :J’ai recherché quels moyens nous restaient, quelle conduite nous convenait, sinon pour faire prévaloir le bien, du moins pour préparer son triomphe ". Chaque homme doit à partir de la connaissance la plus juste possible de sa situation, agir de façon à tendre au bien ; servir d’exemple aux autres, et par interactions diverses, être le reflet du bien qu’un autre peut faire, ou son complément. Le fait d’agir ainsi le préserve de l’abstraction (de se contenter de choses invérifiable que toute la communauté ne peut partager) de la déduction à partir de principes généraux et indémontrables. En agissant en connaissance de cause, il use d’une méthode où l’analyse, mêlée à l’habitude lui permet d’éviter de s’éloigner du bien et de la réalité de la société.

Pour l’aider dans cette tâche, des sages, clairvoyants sont présents : dans les écoles, les institutions diverses. Ces capacités joueront le rôle à travers toutes leurs positions, de " précepteurs " (chapitre III, De la peine de mort en matière politique), au nom de la société, en incarnant ce qu’elle peut contenir de meilleur, elles obéissent à la logique décrite dans cet extrait du chapitre IV de Des conspirations et da la justice politique :

Quiconque parle au nom de la société ne plaide point une cause ; toutes les causes lui sont confiées, celle de l’humanité comme de la loi, de la liberté comme de l’ordre, il est tenu de n’en oublier, de n’en sacrifier aucune, car elles se réunissent et se confondent toutes sous le nom d’intérêt général. Cet intérêt ne se divise point en un certain nombre d’intérêts d’instincts, pourvus chacun de défenseurs spéciaux ".

Connaisseurs de la raison publique, de ce que peut apporter le bien être de la société ils sont là pour infuser dans toutes les parties de la société, le goût du savoir vrai : chaque individu devrai incarner le héros de Rabelais à la quête de la " dive bouteille " ; chacun doit savoir goûter à tout, même ce qui lui paraît le moins important, le moins utile et la sagesse interdit l’expulsion de certains intérêts, idées au vu d’un idéal : l’idéal ne peut qu’être une réunion de toutes les utilités, les plus matérielles, simples, aux plus élevées. C’est grâce à cette ouverture que la société échappera au règne aveugle d’une partie d’elle même : la bienveillance de chacun évite les excès.

Eviter les excès : ces quelques mots résument une sagesse, un comportement mesuré qui caractérise l’homme moderne soit l’homme libre qui cherche conformément à sa nature, à donner le meilleur de lui même, dans le respect des lois. Kant s’exprimait dans ces termes à la Cinquième proposition de Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique : le dessein de la nature s’actualise dans l’épanouissement le plus complet possible de nos dispositions, dont on est naturellement constitué : il faut une société administrée de droit, de façon universelle, où il y aurait à la fois : le maximum de liberté et le maximum de détermination et de garanties pour cette liberté ; c’est à dire à la fois le plus de liberté possible (de capacités d’agir en se déterminant soit même) et le plus de rigueur possible, dans l’assignation, la définition des limites de cette liberté, pour qu’elle soit compatible avec celle de tout autre, puisque tous doivent être libres : telle est l’idée même du droit, qui se distingue de la revendication des droits particuliers et s’essentialise par l’existence harmonieuse du paradigme nécessité-liberté.

Celle ci est concevable dans la mesure où l’obéissance se transforme en un accord volontaire de respect du droit. Il ne s’agit pas d’obéir en toute candeur à son gouvernement mais de lui faire confiance en comprenant l’origine et les fondements de ses actes ; et en reconnaissant la nécessité : ce qui n’est pas nécessaire serait une contrainte arbitraire et la liberté ne saurait être réduite sans motivation relevant de l’intérêt général : cette dernière doit suffire à dédramatiser la perte d’une éventuelle part de liberté en lui conférant le statut d’effort plutôt que celui de sacrifice : en échange d’un effort, l’individu peut tolérer des fautes, des manques qu’il ne saurait tolérer s’il avait fait un sacrifice et le pousserait à la révolte. Etant conscient de ses efforts et de ceux des autres membres de la communauté, l’individu se sent pleinement appartenir à une société vivante comme un organisme assimilant la variété et l’activité de chacun. Il découle de cela une vision de l’histoire où celle ci serait un océan, où tous les éléments de la vie d’un peuple peuvent librement se réunir . " L’océan " rappelle l’immensité, le mouvement libre et circonscrit une certaine étendue &emdash; qu’il ne dépasse qu’en rompant en équilibre, momentanément &emdash; mais aussi le brassage de diverses eaux et courants qui ont en amont, un parcours riche : c’est l’élément intégrateur, en mouvement, par excellence, auquel doit ressembler la société, dont le libéralisme et l’ouverture auront été préparés par une éducation humaniste. Education qui n’est pas un moyen au service de l’Etat ralliant la masse à son projet : c’est un idéal en soi, qui veut promouvoir l’épanouissement de l’homme par la connaissance et la sagesse. Toutes deux sont régies par une morale qu’il convient de présenter maintenant.

 

Chapitre III : La morale

 

1) Qu’est ce que la raison ?

 

Le Petit Robert inclue dans sa définition de " morale " cette citation de Ch. Bardenat : " nos acquisitions morales ne sont que le résultat de l’éducation qui nous apprend à plier nos appétits et nos tendances à des impératifs sociaux " ; on ne voit ici que l’aspect négatif de l’éducation mais celui-ci, comme l’aspect positif élévation de l’homme par le savoir vrai et juste) divulguent par leurs méthodes et/ou leurs contenus une certaine morale. Pour transmettre ainsi la morale, il faut soi-même la posséder et la trouver dans le contenu même des disciplines enseignées. Quelle est la nature de celle qui est nécessairement requise pour former un homme libre ? Comment peut-on se l’approprier ? Quelle est l’éthique qui la sous-tend (son fondement théorique) ?

Lorsque l’on pense à la morale, on y associe souvent la raison en tant que faculté de bien juger qui permet d’acquérir de bonnes connaissances. La raison doit permettre alors de fonder les principes de la morale qui devront être absolus, c’est-à-dire valables sans conditions pour tous, universellement et impérativement : ils devront se manifester sous la forme d’un commandement. La morale est ainsi façonnée par les archétypes vrais et justes émanant de la raison qui font que si on se conforme à eux, l’action ne saurait être que morale. Cependant, il ne suffit pas de les suivre : étant universels et généraux ils ne peuvent fixer des règles de conduite qui appartiennent au domaine du particulier. Ainsi la morale n’est pas un moule rigide : elle a un caractère dynamique et novateur : la raison ne peut être réduite aux normes mécaniques des enchaînements formels, elle invente et crée.

Agir moralement requiert une connaissance rationnelle des faits et pensées qui forment, irriguent une situation. Cette connaissance peut relever du bon sens et apparaître comme une évidence (dans nos sociétés il est mal de voler) : la vérité en surgit évidemment : pour Descartes, on peut alors recevoir la chose pour vraie (première règle du Discours sur la méthode). Elle peut aussi nécessiter un travail sur soi, de maîtrise des passions, par exemple en orientant le jugement de l’homme sous leur emprise et supprime ce qui ne les concerne pas : L’homme n’aura qu’une connaissance incomplète des effets et des causes. La raison les recherche tous, sans discrimination pour supprimer l’insularité du comportement qui néglige l’autre. Ainsi par la raison l’homme cherche à réunir le plus de connaissances vraies possibles pour se rapprocher de la vérité. Ce ne sera qu’une orientation vers elle car la raison demeure impuissante dans la mesure où elle ne peut être omnisciente. C’est pour cela que les règles de la morale ne peuvent être un carcan inamovible : elle peut être amenée à se perfectionner historiquement par l’apport d’autres connaissances (par exemple on ne considère plus un fœtus comme il y a cinquante ans). Certains de ces principes peuvent être plus durables : ceux qui émanent du bon sens, se rapportant à des règles évidentes qui elles-mêmes subissent une évolution (considérons la peine de mort). Ceci ne signifie pas que la morale ne contient aucune vérité et peut être soumise à toute utilité : elle reste formellement et essentiellement la quête du Bien et du Juste : si ces notions peuvent subir des modifications, elles reposent sur un véritable respect, intégral, de l’homme.

Cette quête repose sur la disposition, commune, à la raison, qu’est-elle ? La justice et le droit ne cessent de se refléter, s’imbriquer, pour en sortir, il faut avoir l’audace de prendre des décisions, en s’appuyant sur la raison en tant que somme de principes reposant sur la sagesse et la prudence qui déterminent une réflexion et une vérité qui se rapportent à l’action, c’est ce que rapporte Aristote au Livre VI, II de l’Ethique à Nicomaque : " viser ce que l’homme peut réaliser de meilleur en suivant les calculs de la raison ". Ces calculs ne visent pas l’intérêt privé et sont compris comme appartenant à l’évaluation de l’intérêt général qui se rapporte au maintien de la tranquillité ; de l’ordre dans la société (visée qui n’est autre que celle qui parcourt l’œuvre de Hobbes). Il faut se placer entre les bornes du bon sens commun, qui est la raison, à l’origine de la vie même. C’est ce bon sens qui est fondateur de tout ce qui concerne la vie : il est à la source du langage des coutumes qui permettent à la société de se trouver des repères, des fonctions qui en font une communauté d’hommes unis. Ce bon sens, augmenté de connaissances du passé, de son temps fournit à l’homme des bases pour réagir, agir, aidé de son imagination créatrice pour le maintien de l’équilibre que constitue une époque. Tous ces éléments modèlent la raison ; dans ses applications particulières, empreintes de l’esprit de la raison qui détermine le droit ; et lui offrent la chance de ne pas rester confiné à une haute sphère inaccessible : Guizot le veut essentiellement social, c’est-à-dire intégré et vécu quotidiennement par des hommes qui croient en lui et le respectent.

Le besoin de croire est vital : même si la raison qui oriente le droit peut créer des injustices dans la façon qu’elle a de concilier l’égalité et la justice, il faut que les hommes aient confiance en son autorité, son aptitude à ordonner la société de façon à ce qu’ils vivent sereinement et puissent déployer leur liberté. Cette autorité découle du sentiment de supériorité associée à la conception du droit ; car ce droit émane de la raison visant l’universalité du bien : il surpasse toutes les particularités qu’il irradie de sa lumière : la raison éclaire avant tout. Autrement dit, la raison fondatrice du droit, indissociable de la justice, est transcendantale. Elle propose, au-delà de l’extension des connaissances, leur justification. Elle est inaccessible à l’homme isolé, elle préexiste dans la communauté entière, dans l’histoire des idées des penseurs qui ont influencé l’humanité, le droit en est une synthèse, la plus juste possible rapportée à l’intérêt d’une époque : la tranquillité, qui n’est pas envisageable de la même façon selon les périodes historiques. Elle s’appuie sur un sens de l’égalité oscillant entre l’égalité arithmétique et l’égalité proportionnelle, ce qui revient toujours au fait que chacun attend une reconnaissance de ses qualités et de sa position. Les hommes sont assez raisonnables pour concevoir que cette juste attribution ou parfois redistribution n’est pas possible car il est difficile de définir la valeur de chacun ; ils attendent cependant un respect de leur condition d’homme qui se ressent dans la sensation d’être considéré. Cette considération se manifeste par l’établissement (et la mise en pratique que cela implique), du droit : il doit être perçu comme un phénomène nécessaire pour la société, vivant en elle et par elle (par elle dans la mesure où le réel déborde le rationnel et où la raison transcendante s’efforce de le rattraper, de l’intégrer) ; dans le contexte d’une communauté qui connaît les vérités morales et veut faire l’effort de les chercher en soi pour les connaître et s’y conformer. l’esprit humain est libre, voué à lui-même, et c’est à lui de décider d’écouter la raison. L’éducation, un droit juste, sont là pour l’y encourager ; ainsi que la religion au sens où l’entendait Guizot.

 

2) La morale protestante

 

La religion de Guizot, qui douta toujours de sa foi peut se résumer à une morale protestante ; morale versant dans le transcendantal par son mysticisme. La morale est le fondement de tout pour Guizot et la religion, comme le reste, s’y plie : rien ne peut être plus élevé pour l’homme. Déjà dans une lettre de 1806 à sa mère, Guizot disait " la morale, voilà le centre auquel je veux tout rapporter ". Un centre autour duquel gravitent toutes les disciplines, attitudes. Un centre travaillé par plusieurs " écoles " qui ont toute la même visée, le Juste, le Bien, mais différentes façons de le faire valoir. Ainsi, pour les protestants, les traits caractéristiques du comportement moral qui marquèrent Guizot sont les suivants : le travail, la recherche obstinée de la connaissance pour aborder au plus près la vérité, qui symbolise la perfection. Son approche est la même que celle de l’artiste par rapport au Beau - indissociable du Bien pour Guizot - il est " l’objet de ses plus laborieux efforts et fruit de ses plus nobles travaux " (Essai sur la limite qui sépare les liens qui unissent les Beaux-Arts). La rigueur, l’impartialité guide ces travaux qui conduisent l’homme à se défaire de tout obscurantisme. Plus l’homme travaille par lui-même, meilleure sera l’assimilation des connaissances. Les hommes qui le pourront tendront même à pratiquer l’ascèse qui consiste à s’appliquer une sévère discipline pour libérer l’esprit et se mettre en rapport ave la perfection morale. Maurois disait que : " le saint et l’artiste sont amenés, l’un comme l’autre, après les tentations et les luttes, à se faire une vie d’ascèse " ; ici encore est souligné le lien entre le Beau et le Bien. Rappelons Guizot qui disait à sa mère vouloir être un " ange " ; et on comprend comment à certains niveaux, l’ascèse est une forme de travail sacrificielle sur soi, pour la recherche et la contemplation du Vrai et du Bien, s’appliquant par la répression du désordre propre aux esprits humains, la canalisation de l’énergie vers cette quête.

Cette discipline -sans être poussée à l’ascèse- doit forger l’incorruptibilité de l’âme, permettre à l’homme de mener une honnête vie qui se conforme aux principes de la probité et du devoir. L’homme honnête est irréprochable dans sa conduite, ses intentions sont pures, et s’il commet le mal, cela ne peut qu’être une erreur. Au sens le plus élevé, on entend par honnête homme celui qui se distingue par sa manière, son esprit, ses connaissances. Plus simplement l’homme doit se conduire de façon à ce qu’il puisse être intègre et non pas se contenter de désirer son seul succès. Ce comportement ne se différencie pas de la modestie, la morale implique une conscience de notre petitesse, elle-même motive le désir de progresser. La conscience de l’existence du mal, omniprésent, donne à l’homme, aussi sage fut-il, la vision de notre petitesse en tant qu’humain. La faiblesse de l’homme lui fait rejeter l’idée qu’un homme puisse être le dépositaire d’une souveraineté : il s’en remet toujours à une raison transcendante avant de se référer à lui-même, à sa présence au monde. Ainsi la reconnaissance de l’incertitude, du mal, le besoin d’être sage permettent de ne pas accepter l’absurdité de notre contingence et de trouver en nous, moralement, une force, un principe d’espérance qui nous oriente vers le travail, un sacrifice pour le Bien.

Cette force n’est pas seulement issue d’un travail sur soi coordonné par la raison, elle émane aussi d’une certaine vie spirituelle qui tend parfois au mysticisme chez Guizot. Cette vie spirituelle l’a amené à croire (sans avoir la foi) à une existence quasi rationnelle d’une forme transcendante divine qui prédestine les hommes. Par ses aspirations, Guizot est amené à croire être un élu, c’est-à-dire qu’il pense avec certitude être engagé sur la voie de la vertu. Afin d’honorer cette élection, il croit devoir incarner le rôle d’un missionnaire, ce qui ne veut pas dire un prophète, car celui-ci envisage l’avenir dans un temps lointain qu’il détermine par des prédictions alors que le missionnaire cherche, dans le présent à convertir d’autres hommes à son idéal en vue de partager avec d’autres le Bien qu’il a pu trouver alors que les autres ne l’ont pas forcément atteint, pour diverses raisons. Le missionnaire a conscience d’une certaine supériorité mais sa morale lui commande de la propager : l’isolement lui a permis d’accéder à une grande part de vérité concernant ce qui est bon, il doit alors en faire part à la communauté car sa place est fondamentalement parmi les hommes.

A la différence de Kierkegaard, élevé dans le même climat protestant austère, parfois tragique, il arrive à surmonter la crise d’angoisse déclenchée par la prise de conscience de notre condition d’existence ; avec ses déchirements, ses contradictions et ses responsabilités qui font de la condition fondamentale de l’être une obligation, une condamnation au choix. Le désespoir serait de ne pas savoir quoi choisir. Si Guizot côtoie cette angoisse et ce désespoir, il se sent avant tout engagé, prédestiné et ose prendre des décisions qu’il pense orientées vers le Bien et soutenues par une transcendance divine qui ordonne la vie, tout en laissant à l’homme qui ne peut connaître cette ordonnance, la liberté. Ces décisions le projettent dans la vie éthique où l’homme décide réellement de vouloir, il fait des choix prenant authentiquement forme dans la sphère sociale, tout en préservant sa singularité " existentielle "

Quand l’homme ainsi engagé réalise qu’il se trompe, comment peut-il assumer son erreur ? En prenant une certaine distance vis à de cette sphère éthique dont il éprouve les limites &emdash; sans pour autant renoncer à elle, au contraire &emdash; un stade étant toujours la reprise, la répétition et le dépassement du stade inférieur. Cette prise de distance peut s’effectuer de deux manières : par l’ironie ou l’humour. L’ironie réitère l’incapacité à accéder aux exigences morales avec une certaine violence qui blesse l’homme alors que l’humour présente la réalité de manière à en dégager les aspects plaisants. Guizot cède parfois à l’ironie dans ses pamphlets contre les gouvernements ultras, par exemple. Le plus souvent, il use d’humour : comme au chapitre VI de De la peine de mort en matière politique " je raisonne toujours, et il le faut bien... " ; ces petites annotations ponctuent ces écrits et dédramatisent leur portée : à la constatation parfois dure des faits répondent des solutions et l’humour qui ressort de l’ensemble montre qu’il n’est pas si terrible de se tromper, ni de s’engager lorsqu’on a conscience d’être en devenir, c’est-à-dire existant. Cet humour est une sorte de rempart face à la puissance des exigences que l’homme s’inflige : il permet de se détendre, d’accéder à une sérénité sans perdre la conscience de la responsabilité. Sentiment qui fonde les nécessités morales et leur donne une effectivité durable ; à travers un lourd engagement que l’humour allège, ou pour reprendre le terme de Kundera, rend " soutenable ".

La complexité de la mise en pratique d’exigences a priori simples confèrent effectivement un poids à l’existence lorsque l’homme comprend que la vraie liberté n’existe pas en tant que telle mais se cherche, se découvre par l’action -de la pensée et/ou du corps qui met à l’épreuve l’autonomie de l’homme. L’autonomie peut être appréhendée d’abord comme une liberté négative (indépendance par rapport à toute contrainte extérieure) puis positive (législation propre de la raison). Selon Kant, dans Les fondements de la métaphysique des mœurs, l’autonomie de la volonté est " le principe suprême de la réalité " :elle signifie que la volonté capable d’être dépouillée de la satisfaction simple de nos désirs propres pour atteindre spontanément l’universalité et rejoindre la bonne finalité du Bien, c’est-à-dire " traiter l’humanité en ma personne et en la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et pas simplement comme un moyen ". Ainsi l’autonomie ne consiste pas en une grande liberté pour les hommes mais en une responsabilité de la volonté qui sait sortir de la sphère strictement privée : cette responsabilité inclut une liberté d’acte d’autant plus grande qu’elle peut être à l’origine de divers phénomènes dans la société : par la conscience de ma libre responsabilité, je réalise qu’il m’est permis d’être un acteur à part entière dans la communauté ; en faisant des choix, en décidant de m’arracher à ma singularité pour participer à la compréhension de l’intérêt général avec les autres membres de la communauté. Cette compréhension m’incitera à déployer mon autonomie morale qui m’élèvera à ma dignité d’homme en me préservant par un agir positif, du pire phénomène qui puisse m’atteindre : l’absurdité, qui détruit l’Histoire en la privant de son fondement : l’évolution, voire le progrès. La détermination essentielle de la morale vise à donner un sens juste à la vie humaine qui se sent ainsi comprise dans un mouvement de progrès puisqu’elle se voue à la quête du juste pour la tranquillité de la société, condition sine qua non de son épanouissement : si celui-ci, pour certains, entraîne une perte trop forte pour d’autres, un nouveau stade de la recherche se présentera.

Cela veut-il dire que l’Histoire n’est qu’un éternel recommencement ? Ou l’histoire serait-elle une spirale où chaque recommencement inclurait une amélioration ? Cette spirale pourrait-elle s’achever ? L’Histoire peut-elle en se fondant, amener petit à petit la négation qui l’abolirait dans la mesure où l’humanité s’achèverait ? Y a-t-il une fin possible de l’Histoire ?

 

Chapitre IV : La " fin " de l’Histoire

 

1) Regards sur l’utopie communiste

 

Guizot souhaite voir s’établir progressivement une paix sociale par l’occupation par chaque homme de la place qui est assignée dans la société par ses talents et ses goûts. Cette idée chez Guizot est-elle une fin accessible ou un idéal transcendant qui ne peut qu’orienter la conduite des hommes ? En d’autres termes, quelles sont les limites de l’idéal proposé par Guizot ?

Pour mieux saisir la portée de son idéal, il peut être intéressant de le comparer avec certaines utopies qui foisonnèrent au XIXè siècle : sont-elles radicalement différentes de l’idéal de Guizot ou pourrait-on les concilier et dans ce cas considérer l’œuvre de Guizot comme une tentative impossible ? Situons-nous par rapport à deux points qui marquent les utopistes et Guizot : leur conception de la paix civile et celle de l’Etat.

Un état de non violence est le seul qui puisse libérer l’homme de ses craintes et lui donner envie de fonder quelque chose qui lui permette de manifester son existence. Cet état est recherché en permanence, d’où l’existence d’un système d’institutions judiciaires permanentes. Les utopistes désirent faire naître une société où l’ordre irait de soi, tant et si bien que l’on pourrait supprimer le judiciaire devenu alors inutile. Les conflits internes vont disparaître et le temps conçu linéairement prend la forme d’une surface plane. Pour Marx, il faut sortir du système capitaliste dont la violence se manifeste par une aliénation grandissante des hommes, il préconise la collectivisation de la propriété puis l’état de dictature du prolétariat qui fait la révolution et s’abolit de lui-même ensuite parce que cette révolution doit abolir les intérêts de classes et l’exploitation de l’homme par l’homme. L’Etat qui lui succède est socialiste, il organise la société de manière à ce qu’elle puisse se passer du gouvernement des hommes, il la libère de toute tutelle pour laisser place à une simple administration des choses. Apparaît alors le communisme : la division du travail est abolie, la créativité libérée des contraintes de l’échange marchand et du fétichisme. L’abondance éradique le système monétaire. L’homme est alors lui-même ; l’Histoire commence. Lorsque la paix est totale, l’Histoire véritablement humaine commence car l’homme peut vivre selon ses besoins. Chaque homme est disposé à soutenir ce système car chacun peut y trouver son dû. Finalement, cette fin approche de celle souhaitée par Guizot, l’ordre et " l’orientation philosophique " des hommes en faveur du système qui le soutient.

Ces proximités s’arrêtent ici dans la mesure où le rapport du temps n’est pas le même. Marx est prophète là où Guizot est missionnaire préparant l’avenir certes, mais se battant avant tout pour le présent : c’est par là même que le futur est envisagé. Cela n’empêche pas de trouver un esprit commun : tous deux sont positivistes dans la mesure où ils ont confiance dans la logique d’un système qui fait évoluer vers le bien de la société. Ce bien se caractérise par la tranquillité, la juste place de chacun, la liberté mesurée de manière autonome. Pour y parvenir, tous deux pensent devoir et pouvoir utiliser des moyens contraires à l’esprit de leur société qui n’est pas tant un idéal que celle où l’homme doit vivre naturellement pour se comporter en humain : respectueux de lui-même et d’autrui. Ces moyens sont violents et légitimes : la dictature chez Marx, la coercition chez Guizot, le refus de la participation de tous au suffrage, le contrôle sévère de la presse, la corruption -qui fait violence à l’intégrité...- la domination du pouvoir par sa personne... Ces moyens se ressemblent encore dans la mesure où ils veulent intégrer l’engagement des hommes qui libérés de contraintes, de passions, peuvent s’élever à la compréhension du Bien que peut apporter à l’intérêt général le système.

Ces convergences étonnent dans un contexte où, sur l’échiquier politique, on oppose radicalement ces deux courants. Cela voudrait-il dire que le débat politique n’est qu’un jeu d’apparences masquant des désaccords plus personnels qu’objectifs ? Ou des déchirures factices à propos de certaines techniques ? Peut-on penser que comme, au fond, chacun milite pour une Justice similaire, il ne faudrait pas vouloir un grand rassemblement, taisant les luttes intestines pour réunir toutes les énergies nécessaires à la mise en œuvre d’un Grand projet ?

Ce serait oublier qu’avant d’être homme -et citoyen- l’homme est d’abord homme et son humanité n’est pas inhérente à sa nature : elle est le fruit de la morale qui n’est pas innée, mais s’apprend et se conquiert, et cet homme là, s’il ne veille pas à chercher et à écouter le bon sens qu’il possède aussi naturellement en lui -mais qui nécessite un effort pour être actualisé- n’est qu’un individu, simplement, ni si bon, ni si mauvais. Un individu, conditionné par le travail pour vivre, survivre et ce temps consacré au travail le mobilise si bien qu’en dehors de ce temps, il est légitime qu’il veuille être tranquille, jouir de sa pleine liberté, et ne peut songer à travailler en lui encore, même pour la plus belle valeur.

Cet individu est fondamentalement original, quel qu’il soit, il est un corps, un " patrimoine génétique ", issu d’une région, de conditions historique, sociales... Ainsi J. Hamburger disait " Il n’y a pas sur la terre, physiquement comme moralement deux individus identiques ". Chaque individu ressent sa différence et il lui répugne de se voir intégrer à un grand tout qui s’assimilerait pour lui à une annihilation de son être : il ne peut se reconnaître dans un Commun ; d’autant plus que celui-ci, en vertu d’une amélioration prochaine, pourrait en faire un moyen ; même si dans l’intention ce projet le considère comme une fin, son effectivité nécessite des moyens y compris par rapport aux individus. Ces différences créent envie, jalousie et conflits, l’individu semblant mû par un instinct qui lui dit " tu n’as pas reçu ce qui t’est du " : certains vont vouloir s’améliorer par eux-mêmes, d’autres, plus faibles imputeront cela à une injustice produite par le système dans lequel il vit. Ainsi le mal, par nos faiblesses à travers cet exemple et tant d’autres, est toujours présent. Guizot si il est tenté de vouloir le supprimer, reste conscient, en " bon protestant " de sa présence. Au chapitre V de Des conspirations et de la justice politique il écrit :

Le mal existe dans la société et c’est contre le mal qu’est institué le pouvoir. Lui interdire toute relation avec les parties honteuses de la nature humaine, tout emploi du vice contre le crime, c’est méconnaître sa condition et la nôtre ; l’erreur, pour être généreuse n’en serait pas moins fatale. Point de chimère, point d’utopie ; elles sont la ruine de la liberté comme de l’ordre. C’est le reproche banal adressé aux amis du bien que le titre de rêveurs. Qu’ils le repoussent ; qu’ils demeurent constamment dans le vrai ; qu’ils acceptent les choses humaines telles que la providence les a voulues, imparfaites, mêlées, toujours impures en tendant toujours à s’épurer ".

En ce sens le mal peut-être considéré comme un stimulateur qui réveille l’imagination des hommes, les tient en activité et leur donne une finalité : vouloir le bien, c’est aussi tenter de se défaire de certains maux. Le mal qui constitue l’interdit (moral, social) est à l’origine de pulsions insatisfaites qui peuvent conduire, d’après Freud, à des réactions de diverses natures : l’art, entre autre est un moyen de satisfaire dans l’imaginaire ce que le réel nous refuse. Ainsi le mal relance des cycles, des stades que l’homme peut dépasser d’où la notion de progrès, qui n’est pas scientifique, déterminable, mais en " spirale " à venir en fonction de nos actions et du contexte, de son hasard (au sens où Cournot l’entendait) où elles sont prises.

Dans le meilleur des cas, nous en resterions toujours à un Etat de droit, où le droit par ses institutions et les hommes qui choisissent a un réel pouvoir de décision (qui ne se laisse pas forcément absorber, du fait de cette liberté de choix par l’Etat, son idéologie, comme le pensent les Marxistes à l’exception de Gramsci qui fit remarquer cette possibilité d’indépendance). Un droit juste tel que nous l’avons décrit avant, dont l’aboutissement plus que l’idéal peut tout de même comprendre une certaine libération de l’homme.

 

2) L’autorégulation comme aboutissement

 

On ne peut penser l’Histoire sans ses mystères, ses déchirures, qui la rapprochent en ce sens, de la poésie : l’Histoire comme quête renouvelée, à chaque époque, d’une harmonie, dans des circonstances toujours riches, vives même si elles peuvent parfois sembler manquer de profondeur. Histoire qui par ses étapes est un flot de nouveautés émergeant de lieux, de situations, qui riment, gardent une continuité avec le passé, avec ses géants, ses mythes de l’origine, et tout l’enthousiasme, parfois lyrique qui peut entraîner un peuple, et/ou son gouvernement. Et tout comme la poésie peut se comprendre comme une œuvre issue d’une imagination créatrice, travaillée et intégrée à un vaste travail sur la culture humaine (il suffit de regarder " l’architecture " des Fleurs du Mal de Baudelaire), l’Histoire repose sur une structure en interaction permanente avec les hommes : le droit. Il ne peut révolutionner une société dans la mesure où son essence est la paix civile. Il ne peut uniformiser la condition des hommes si il les respecte en tant qu’individus tous différents les uns des autres, étant chacun une histoire. Cela veut&emdash;il dire alors que le droit ne peut rien pour l’homme, sinon remédier &emdash; en corrigeant &emdash; à ses travers ? Il faudrait plutôt penser qu’en le contraignant, il l’émancipe. Il se pose comme une barrière au cynisme de l’égoïste tel que Hume avait pu le résumer à travers cette citation extraite du Traité de la Nature humaine " il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure à mon doigt " Le droit constitue un garde fou qui bride ce genre de logique ; ainsi chacun, au vue de sa survie égoïste, est convaincu de son utilité, il se passe de l’éros, base de toute transmission, acquisition de savoir selon Platon dans la République ; il se passe de lui, parce qu’une passion le sous-tend : la crainte. Pour les individus les plus égoïstes, le droit assure une sécurité tant vis à vis d’eux mêmes que de la société. Les individus qui désirent s’élever à la dignité de leur humanité trouveront dans la justice du droit une source de réflexions qui les incitera à combler ses lacunes par leur propre bon sens, leur quête de moralité ; dans toutes les situations particulières : l’esprit de justice propre au droit inspire alors un certain art de vivre conforme à ce qui moral.

Le droit incarne ainsi la liberté : il laisse l’homme faire un choix : si son cœur n’est pas prédisposé à suivre un comportement juste, le système de punition peut rétablit l’équilibre, si il outrepasse ce que la loi lui permet au vue de l’intérêt général. En dehors de ces excès, il est libre d’agir (de manière épanouissante) dans divers domaines. Pour celui qui choisit de mener une vie juste, le droit l’appuie et lui fournit des principes pour qu’il recherche en lui les vérités qui peuvent fonder une éthique humaniste. En même temps, il le protégera des visées excessives d’autrui. Il rétablit ainsi un équilibre qui profite à l’homme dans la mesure où il est confiné dans un espace de liberté propice à son développement. Cette espace est celui dans lequel la raison (en tant que fondement de la possibilité même de la morale) se retrouve et s’accomplit. La liberté émanant du droit lui permet de générer la morale et ainsi de la concilier avec la raison, en ce sens le droit juste, universel est le médiateur entre la liberté et la raison. Nous en revenons alors à Kant, qui dans Qu’est ce que les Lumières, écrivait " la liberté est même, à vrai dire, que la forme la plus innocente de tout ce qui peut s ‘appeler liberté : celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines . " Dire " sa " raison plutôt que " la " raison revient à dire que la Raison n’est pas seulement un tout transcendent et totalement inaccessible ; elle incarne une synthèse harmonieuse de tout ce qu’il y a de raisonnable dans l’homme qui sait se respecter. Ce " schéma " reprend dans sa forme, celui des monades et de l’harmonie préétablie de Leibniz : la Raison est comparable à une horloge bien réglée et même plutôt à un ensemble d’horloges (ensemble qui regrouperait les individus dont la conception de la Raison  est proche) réglées pour sonner ensemble, ce qui donne l’impression d’une action réciproque. Tout se passe comme à l’échelle de l’homme où le corps agit sur l’âme et réciproquement.

Le " résultat " est alors une société où les grands conflits sont éteints, ainsi l’Etat dirige de moins en moins et peut gouverner c’est à dire concevoir des grands projets &emdash; la justice se préoccupant du droit ( et vis versa) et de la police. C’est alors que

" l’ordre se maintient, pour ainsi dire de lui-même, par la régularité générale des mœurs, l’universalité du travail, et l’intelligence si répandue des vrais intérêts sociaux, d’autre part, la société s’est concentrée : la force publique est immense, les forces individuelles petites et peu agressives "

voilà ce à quoi une société peut prétendre (chapitre VII De la peine de mort en matière politique). Ce système permet à l’homme d’échapper à " l’obéissance passive " (dénoncée au chapitre III du même essai) et de se sentir à sa place en tant que citoyen, membre de la communauté, comme homme qui s’affirme et se construit librement et en individu voué à promouvoir ses goûts et ses capacités. Sa raison lui permet de prendre conscience du rôle qu’il peut jouer même au niveau le plus infime : en bouchant une digue par exemple, comme le jeune hollandais cité au chapitre II de Des conspirations et de la justice politique. C’est dans ce contexte que l’esprit de la " cité " a peut être seulement sa chance de survie. Dans un Etat &emdash; nation grand et complexe ; si l’on veut dépasser le rapport rendu abstrait du citoyen à l’intérêt commun, il faut vouloir construire une citoyenneté qui sache trouver un projet commun, entre son individualité et son humanité ; l’humanité étant un idéal absolu contenant l’idéal du comportement dans la société incarné par le citoyen. Ce projet commun pourrait être, a l’échelle de communautés réduites,d’associations libres et spontanées, de trouver des façons de rendre les inégalités naturelles supportables par tous ; (à travers des écoles originales en tout domaine laissant une chance d’expression à chacun)ce qui reviendrait à explorer le concept d’équité de J. Rawls exposé dans la Théorie de la Justice : les inégalités sociales et économiques peuvent être tolérées si elles constituent globalement une situation plus fructueuse pour tous. Cette idée sort de la pensée stricto sensus de Guizot, cependant, son respect du genre humain, sa volonté de se plier à la morale et de se comporter le plus justement possible, librement, laisse penser qu’une telle théorie puisse être sa " suite " temporelle ; l’héritage qu’il laisse permet ce genre d’interprétation, d’adaptation, dans la mesure où son idéal est bien de voir la société progresser, en marche vers la civilisation, soit le progrès des mœurs et des connaissances.

 

CONCLUSION

 

Je me soucie peu que le mal se montre et se remue pourvu que le bien agisse et grandisse a côté. je crois à la guerre incessante du mal, et à la victoire, toujours recommencée, du bien. Je n’ai donc point d’illusions et j’ai confiance. " confiait Guizot à Laure de Gasperin en 1843. Guizot, le moraliste et philosophe arrivé au pouvoir, la conscience déchirée entre l’être et le vouloir, le monde éthique et le monde de l’efficacité pratique, la singularité contingente de l’existant et la transcendance divine ne peut que surmonter la douleur de ces paradoxes en forgeant une éthique de l’espérance. Dans sa solitude, il est en marche vers des idées et des formes qui lui échappent, étant imbriquées dans ses contradictions, mais fondamentalement, existentiellement il est en marche. Il se refuse les lamentations, même si dans l’intimité elles peuvent surgir…, et cherche, ce " quelque chose qu’on nous permettra d’appeler modernité ". Mots de Baudelaire, cités par D Rincé, dans Baudelaire et la modernité poétique ". Pourquoi se référer à Baudelaire ici ? Parce que sa conception de la modernité niait le préjugé de la décadence : la beauté, la grandeur, la ferveur, ne sont pas les privilèges de l’Antiquité, des époques légendaires. Il n’inverse pas le mythe de l’âge d’or, il en fait un idéal purement utopique, une lumière qu’il assume en tant que telle, qu’il tente de faire rayonner sur sa société en élevant les cœurs et les esprits à leur propre dignité. Cette lumière, il a voulu la jeter dans le monde, en le prenant tel qu’il était à cette époque, avec ses tourments, ses angoisses, ses romantismes . Certain que l’humanité avait perdu du temps durant les années révolutionnaires, il a voulu le rattraper. Peut-on accélérer le temps ? peut-on simplement, homme, bousculer une société ? Son idéal a peut-être glissé, terni son réalisme. Il a perdu le sens de l’urgence, de l’utilité première au profit de valeurs que la société ne pouvait accepter. Il en a résulté une incompréhension réciproque : Guizot pensant le suffrage universel inadapté. la société le pensant comme un absolu, un impératif de la justice réelle : Guizot ne répondait pas à ses besoins. Ceci d’autant plus que son projet tardait à s’actualiser puisqu’il avoua lui même se consacrer d’abord au rétablissement de l’ordre ; son projet semblait alors imprévisible, lâche. Il se trouva pris dans " Une dialectique dont le cours n’est pas entièrement prévisible " qui " peut transformer les intentions de l’homme en leur contraire, et cependant, il faut prendre parti tout de suite. " ( Merleau-Ponty Humanisme et terreur ) Selon une logique kantienne, le " tout de suite " fut déterminé par une certaine discipline qui déforma son intention originelle : lui qui voulut instaurer une société juste et équitable fut perçu comme le chantre d’un autoritarisme réactionnaire.

Il avait pourtant clairement vu les enjeux d’une politique sage, on les trouve formulés au chapitre II de Des conspirations et de la justice politique :

Le maintien de la société n’est pas une œuvre si simple. Il faut plus de sagesse que les hommes n’en peuvent écrire d’avance et en règles générales. Les meilleures lois et les meilleurs tribunaux ne lui suffisent point. Elle veut que des pouvoirs supérieurs, plus actifs et plus libres, soient là pour étudier ses besoins, y satisfaire, démêler de loin les périls qui l’attendent, porter des remèdes à la source des maux, propager les dispositions qui préviennent les crimes, changer celles qui y conduisent, empêcher enfin que la conservation de l’ordre social n’exige sans cesse l’intervention de la force matérielle, bientôt funeste et impuissante quand on lui donne trop à faire ".

Il n’avait pas senti que ses refus constituaient ce type de violence et, dans une société aux attentes si vives, attisées par les promesses d’un avenir meilleur, ses refus devinrent insoutenables et révélèrent la bassesse de certains moyens utilisés qui eussent pu être oubliés si son projet avait abouti.

On peut alors se demander si le philosophe, par son rapport au temps, au Bien, au Vrai, est capable d’assumer les conditions que posent la pratique du pouvoir politique. La politique se fait science, technique : on pourrait dire qu’elle devient une sophistique. Exclue-t-elle pour autant le philosophique ? On pourrait plutôt dire qu’elle l’intègre, lui donne une place : l’essence du politique n’est pas la philosophie mais il peut l’inclure, sans la manipuler, avec ses questions, ses doutes, ses impératifs. Elle peut-être un complément du droit en l’adoptant à toutes les nouvelles interrogations issues de la Modernité ; ou se constituer comme frein à la recherche de la satisfaction immédiate et de la course à l’efficacité. Elle n’est pas là pour nous dire comment trouver le bonheur mais pour nous inviter à le chercher, à savoir le savourer quand il apparaît : elle nous apprend à apprécier la simplicité dans un monde qui nous submerge d’informations, de matérialité. Finalement, elle accompagne le politique dans la mesure où elle permet aux membres de la société de se trouver et de comprendre en quoi et pourquoi ils existent… comme jetés dans un monde qui ne les attend pas : elle ne donne pas les réponses, elle convoque la pensée, la prise de distance de laquelle se déduit une qualité qui ne devrait jamais se dérober à l’homme " pressé " l’étonnement : il nous demande en quelque sorte de refuser le " normal ", la logique, l’évident pour nous imposer une recherche non pas relativisante, mais une recherche orientée vers la tolérance, de la compréhension pour que nos jugements ne ravissent pas notre raison, pour que notre humanité dispose d’un temps, pour s’intérioriser et peut être dire " il est possible de faire autrement " ; défiant ainsi la " pensée unique " et une uniformisation dangereuse des esprits.

 

 

  

bibliographie

Œuvres intégrales de Guizot :

Des conspirations et de la justice politique. De la peine de mort en matière politique, Paris, Fayard, 1984 ( premier texte paru en 1821, le deuxième en 1822 ).

Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France, Paris, Belin, 1988 ( paru pour la première fois en 1821).

Essai sur les limites qui séparent et les liens qui unissent les Beaux-Arts, La Rochelle, Rumeur des Ages, (texte publié, la première fois, comme discours préliminaire en tête du Musée royal publié par Henry Laurent, deuxième volume, Paris, 1816 &emdash; 1818 ).

 

Œuvres principales

J. Billard, De l’école à la République : Guizot et Victor Cousin, Paris, Puf, 1998.

N. Bobbio, Libéralisme et Démocratie, traduit de l’Italien par N. Giovannini, Paris, Cerf, 1996.

A. Corbin, Le temps, le désir et l’horreur. Essais sur le XIXè siècle, Paris, Flammarion, 1997.

F. Furet, La Révolution, Tome I, De Turgot à Napoléon, Tome II, De Louis XVIII à Jules Ferry, Paris Hachette, 1988.

L. Jaume, Les Déclarations des Droits de l’Homme : 1789 &emdash; 1793 &emdash; 1848 &emdash; 1946, Paris, Garnier Flammarion,1989. 

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W.Leibniz, La Monadologie, Paris, Livre de Poche, 1991 ( paru en 1714 ).

L’exposé d’Emile Boutroux " La philosophie de Leibnitz " ibid.

L’étude J. Rivelaygue " "La Monadologie" de Leibniz " ibid.

P. Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Hachette, 1997.

J.S. Mill, De la liberté, traduction de L. Lenglet à partir de D. White, Paris, Gallimard, 1997.

P. Rosanvallon, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985.

M. Weber, Le savant et le politique, traduit de l’allemand par J. Freund, Préface de R. Aron, Paris, Plon, 1959.

 

Ouvrages de référence en philosophie

H. Arendt, Considérations morales, traduit de l’anglais par M. Ducassou et D. Maes, Seuil, 1990.

A. Baudart, La philosophie politique, Paris Flammarion, 1996.

F.Chatelet, Histoire de la philosophie, Tome V, la philosophie et l’Histoire de 1780 à 1880 (collectif), Paris, Hachette, 1973.

T. Hobbes, Le Léviathan, traduction F. Tricaud (première et deuxième partie), Paris, Sirey, 1971 (écrit en 1642).

E. Kant, Qu’est-ce que les lumières, traduit de l’allemand par J.F. Poirier et F. Proust, Paris, Flammarion, 1991.

E.Kant, Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin.

S. Kierkegaard, Miettes Philosophiques. Le concept de l’angoisse. Traité du désespoir, traduit du danois par K. Ferlov et J.J. Gateau, Paris, Galimmard, 1990 ( paru en 1844).

B. Kriegel, Cours de philosophie politique, Paris, Livre de poche 1996.

K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande, traduction de R. Cartelle et G. Badia, Paris, Edition sociale, 1974.

N. Machiavel, Le Prince, traduction J. V. Péries, Paris, Maxi Poche, 1996.

M. Meyer, De l’insolence. Essai sur la morale et la politique, Paris, Livre de Poche, 1995.

B. Pascal, Pensées, par L. Brunschvicg, Garnier Flammarion, 1976.

J.J. Rousseau, Du contrat social, Paris, Bordas, 1972 (paru en 1762).

B. Spinoza, Traité théologico politique, traduction C. Appuhn, Paris, Garnier Flammarion, 1965 (paru en 1670).

J. Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimmard, 1971.

O. Wilde, L’âme de l’homme sous le socialisme, traduction I. Drouin, Paris, Rivages, 2001.

 

Ouvrages sur le contexte historique :

M. Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la démocratie 1848-1852, Paris, Seuil, 1973

Jardin et A.J Tudesq, La France des notables, (Tome 1 l’évolution générale, Tome 2 la vie de la nation).

J.C. Caron, La France de 1815 à 1848, Paris, A.Colin 1993.

J Grondeux, Histoire des idées politiques en France au XIXè siècle, Paris, La Découverte, 1998.

R Rémond, Introduction à l’histoire de notre temps, Tome 2 Le XIXè siècle 1815-1914, Paris, Seuil, 1974.

M Tacel, Restaurations, révolutions, nationalités 1815_1870, Paris, Masson et A.Colin 1997

 

Ouvrages sur le contexte artistique et littéraire :

H de Balzac, Le Père Goriot, paru en 1835

F.R. de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, Paris, Flammarion 1982

J.P. Clément, Chateaubriand et la monarchie de Juillet in Les Mémoires d’Outre Tombe, Paris, Ouvrage collectif Sedes, 1990.

B.Constant, Adolphe, Paris, Maxi-poche, 1997 (paru en 1816, écrit en 1806).

G. Flaubert, L’éducation sentimentale. Histoire d’un jeune homme, Paris, Le Livre de Poche, 1993 (paru en 1869).

V. Hugo, Préface de Cromwell, (paru en 1827).

A.Musset, La confession d’un enfant du siècle, Paris, Flammarion, 1993 (paru en 1836).

W.Vaughan, L’art du XIXè siècle 1750-1850 traduit de l’anglais par C.Thiollier, Paris, Citadelles, 1989.

 

 

Sommaire détaillé

 

PREMIERE PARTIE : LA QUETE DU SENS

Chapitre I : Présentations : contextes et personnage
1) La succession des troubles

" Les " révolutions - le point de vue de Chateaubriand &emdash; les conflits illustrés par les querelles autour du romantisme &emdash; le problème de la Charte cristallise toutes les tensions de l’époque.

2) Monsieur Guizot

La personne, sévérité, travail, éducation &emdash; le géni incompris &emdash; le moraliste protestant &emdash;l’influence de Calvin. 

Chapitre II : La peur, fantasmes et réalités

1) Le manque de confiance

Sentiment de déracinement ; illustré par Chopin, Chateaubriand, Musset, Constant.

Impression de décadence, la peur du nombre, du sang.

2) Opacité de l’histoire

Obsession de la transparence ( Starobinski ) &emdash; la recherche de la clarté dans l’art &emdash; recherche de la vérité : symptômes de l’inaudibilité de l’Histoire.

Refus de l’oubli : complexité des passés.

3) La question des origines

Quel est le juste fondement d’un Etat ? Qu’est-ce que la légitimité ?

Sentiment de déréliction &emdash; le problème de la force.

Chapitre III : Décadence, injustice

1) " Folie nerveuse "

L’empire des passions &emdash; La question de l’égalité &emdash; le romantisme politique et le besoin de héros, de grandeur &emdash; la passion pour l’Histoire.

2) La propriété

La propriété et la justice : impactes dans la société &emdash; influences : Locke, Rousseau.

La propriété du corps, la propriété de soi.

3) L’état de guerre et l’immobilisme

Blocages de la société &emdash; image de la société en femmes corrompues &emdash; hantise de la stagnation.

Chapitre IV : L’individualisme

1) L’individu et la masse

Nouvelle dimension sociale, humaine &emdash; risque de nivellement, dépersonnalisation &emdash; la question du lien social &emdash; le rapport à l’Etat.

2) Le bourgeois, " un idéal type " ?

L’égoïste capable et talentueux &emdash; volonté de combiner pouvoirs, social, politique, économique

L’influence du notable.

 

DEUXIEME PARTIE : LA LIBERTE COMME RAISON

Courte introduction expliquant le titre.

Chapitre I : L’Etat comme raison première

1) Le droit et la force

Vision hégélienne du droit comme incarnation de la raison &emdash; la légitimité de la force : Weber, les protestants, Spinoza.

2) L’élitisme

La société pyramidale ( Pareto ) &emdash; besoin d’une élite ? &emdash; rôles et capacités de l’élite détour par Hobbes.

Nécessité du suffrage censitaire &emdash; osmose, élite/masse.

3) L’état et ses élites au service du progrès

Refus de l’Etat minimal des libéraux classiques ( Smith, Say ) &emdash; points communs avec ceux-ci : l’initiative privée, refus d’un pur paternalisme, acceptation des supériorités.

4) Le gouvernement des esprits

Les moyens de gouvernement &emdash; le machiavélisme et le pouvoir social &emdash; influence pascalienne.

Régénérer le social.

 

Chapitre II : L’éducation

1) Le projet

L’humanisme ( Biard ) &emdash; La discipline ( Kant) &emdash; instruction et éducation &emdash; les potentialités de la loi de 1833.

2) " Perfectibilité et malléabilité "

Définition des termes : la société ouverte aux progrès ; acceptation et enjeux de l’erreur &emdash; la question de l’habitude et du mouvement.

3) L’homme moderne

Le citoyen éclairé et responsable &emdash; les sages &emdash; " la bonne " obéissance et la liberté.

 

Chapitre III : La morale

1) Qu’est-ce que la raison ?

Le rapport entre la morale et la raison &emdash; le problème de la justice et de la vérité &emdash; la nécessité de croire &emdash; la raison transcendante.

2) La morale protestante

La quête de vérité &emdash; la prédestination et la liberté.

Le travail, l’ascèse, l’intégrité &emdash; surmonter l’angoisse " existentielle " face à cela (comparaison avec Kierkegaard ) &emdash; l’ironie et l’humour.

L’autonomie.

 

Chapitre IV : La " fin " de l’Histoire

1) Regards sur l’utopie communiste

Le rapport à la paix civile &emdash; résolution des conflits &emdash; le prophète et le missionnaire &emdash;conception de l’individu et de l’homme &emdash; le mal et le hasard.

2) L’autorégulation comme aboutissement

L’Histoire et la poésie.

Contraintes et émancipations (Kant ).

L’inégalité tolérable : héritages possibles du concept d’équité de Rawls.