L'examen de la question du beau

Définitions du beau par Hippias

Première définition :

beau = une belle jeune fille

 

HIPPIAS. Je comprends, mon cher ami: je vais lui dire ceque c'est que le beau, et il n'aura rien à répliquer. Tu sauras donc, puisqu'il faut te dire la vérité, que le beau, c'est une belle jeune fille.

SOCRATE. Par le chien, Hippias, voilà une belle et bril- lante réponse. Si je réponds ainsi, aurai-je répondu, et répondu juste à la question, et n'aura-t-on rien à répliquer? (288 a)

HIPPIAS. Comment le ferait-on, Socrate, puisque tout le monde pense de même, et que ceux qui entendront ta réponse te rendront tous témoignage qu'elle est bonne?

SOCRATE. Admettons... Mais permets, Hippias, que je reprenne ce que tu viens de dire. Cet homme m'interrogera à peu près de cette manière: &laqno; Socrate, réponds- moi: toutes les choses que tu appelles belles ne sont-elles pas belles, parce qu'il y a quelque chose de beau par soi-même? » Et moi, je lui répondrai que, si une jeune fille est belle, c'est qu'il existe quelque chose qui donne leur beauté aux belles choses.

HIPPIAS. Crois-tu qu'il entreprenne après cela de te prouver que ce que tu donnes pour beau ne l'est point; ou s'il l'entreprend, qu'il ne se couvrira pas de ridicule? (b)

SOCRATE. Je suis bien sur, mon cher, qu'il l'entreprendra; mais s'il se rend ridicule par là, c'est ce que la chose elle-même fera voir. Je veux néanmoins te faire part de ce qu'il me dira.

HIPPIAS. Voyons.

SOCRATE. &laqno; Que tu es plaisant, Socrate! me dira-t-il. Une belle cavale n'est-elle pas quelque chose de beau, puisque Apollon lui-même l'a vantée dans un de ses oracles? » Que répondrons-nous, Hippias? N'accorderons-nous pas qu'une cavale est quelque chose de beau, je veux dire une cavale qui soit belle? Car, comment oser soutenir que ce qui est beau n'est pas beau? (c)

HIPPIAS. Tu dis vrai, Socrate, et le dieu a très bien parlé. En effet, nous avons chez nous des cavales parfaitement belles.

SOCRATE. &laqno; Fort bien, dira-t-il. Mais quoi! une belle lyre n'est-elle pas quelque chose de beau? » En convien- drons-nous, Hippias?

HIPPIAS. Oui.

SOCRATE. Cet homme me dira après cela, j'en suis à peu près sûr, je connais son humeur: &laqno; Quoi donc, mon cher ami, une belle marmite n'est-elle pas quelque chose de beau? » HIPPIAS. Quel homme est-ce donc là, Socrate? Qu'il est malappris d'oser employer des termes si bas dans un sujet si noble! (d)

SOCRATE. Il est ainsi fait, Hippias. Il ne faut point chercher en lui de politesse; c'est un homme grossier, qui ne se soucie que de la vérité. Il faut pourtant lui répondre, et je vais dire le premier mon avis. Si une marmite est faite par un habile potier; si elle est unie, ronde et bien cuite, comme sont quelques-unes de ces belles marmites à deux anses, qui tiennent six mesures, et sont faites au tour; si c'est d'une pareille marmite qu'il veut parler, il faut avouer qu'elle est belle. Car comment refuser la beauté à ce qui est beau. (e)

HIPPIAS. Cela ne se peut, Socrate.

SOCRATE. &laqno; Une belle marmite est donc aussi quelque chose de beau? » dira-t-il. Réponds. HIPPIAS. Mais, oui, Socrate, je le crois. Cet objet, à la vérité, est beau quand il est bien travaillé; mais tout ce qui est de ce genre ne mérite pas d'être appelé beau, si tu le compares avec une belle cavale, une belle fille, et toutes les autres belles choses. (289a)

SOCRATE. A la bonne heure. Je comprends maintenant comment il nous faut répondre à celui qui nous fait ces questions. &laqno; Mon ami, lui dirons-nous, ignores-tu com- bien est vrai le mot d'Heraclite'°, que le plus beau des singes est laid si on le compare à l'espèce humaine? De même la plus belle des marmites, comparée avec l'espèce des jeunes filles, est laide, comme dit le sage Hippias. » N'est-ce pas là ce que nous lui répondrons, Hippias? HIPPIAS. Oui, Socrate, c'est très bien répondu. SOCRATE. Un peu de patience, je te prie; voici à coup sûr ce qu'il ajoutera: &laqno; Quoi, Socrate! n'arrivera-t-il pas aux jeunes filles, si on les compare avec des déesses, la même chose qu'aux marmites si on les compare avec des jeunes b filles? La plus belle jeune fille ne paraîtra-t-elle pas laide en comparaison? Et n'est-ce pas aussi ce que dit Héraclite, que tu cites: l'homme le plus sage ne paraîtra qu'un singe vis-à-vis de Dieu, pour la sagesse, la beauté et tout le reste? » Accorderons-nous, Hippias, que la plus belle jeune fille est laide, comparée aux déesses? HIPPIAS. Qui pourrait aller là contre, Socrate?

SOCRATE. Si nous lui faisons cet aveu, il se mettra à rire, et me dira: &laqno; Socrate, te rappelles-tu la question que je t'ai faite? » (c) Oui, répondrai-je; tu m'as demandé ce que c'est que le beau. &laqno; Et puis, reprendra-t-il, étant interrogé sur le beau, tu me donnes pour belle une chose qui, de ton propre aveu, n'est pas plus belle que laide? » Je serai forcé d'en convenir. Ou que me conseilles-tu, mon cher ami, de lui répondre?

HIPPIAS. Réponds comme tu l'as fait. Il a raison de dire que l'espèce humaine n'est pas belle en comparaison des dieux.

SOCRATE. &laqno; Mais, poursuivra-t-il, si je t'avais demandé, d au commencement, qu'est-ce qui est en même temps beau et laid, la réponse que tu viens de me faire eût été juste. Cependant, te semble-t-il encore que le beau par soi-même, qui orne et rend belles toutes les autres choses du moment qu'il vient s'y ajouter, soit une jeune fille, une cavale ou une lyre? »

 

 

Socrate a demandé à Hippias de définir ce qu'est le"beau". Hippias a compris que Socrate attendait de lui qu'il lui dise ce qui est beau. Aussi lui dit-il ce qu'il tient pour beau...

Socrate va examiner la réponse d'Hippias, afin de s'assurer qu'elle répond bien à la question posée, qu'elle permet de savoir ce qu'est le beau.

N.B. La réponse s'avérera insoutenable.

La mise à l'épreuve de la réponse d'Hippias est d'un enjeu considérable: elle est l'occasion de tester la valeur des prises de position qui renvoient uniquement à l'expérience, qui sont purement empiriques - et qui sont celles de l'opinion.

 

Beau = belle jeune-fille

Socrate commence par rappeller l'exigence d'unité à laquelle doit satisfaire la notion recherchée.

Il s'avérera en effet qu'une telle définition entraîne un véritable éclatement de la représentation que nous pouvons avoir de la beauté.

Examinons l'argumentation de Socrate qui met en évidence cette défaillance radicale de la réponse d'Hippias :

   contenu   
arguments
   portée   
 

BEAU

= aussi

une belle cavale,

une belle lyre

 

Et alia*:

Ce n'est pas la seule réponse possible,

il y en a d'autres!

=

réponse contingente

et qui fragmente

le beau

en diverses espèces

 

 

BEAU =

aussi à l'opposé

une belle marmite

 

 

 

Et aliud-oppositum*:

on peut faire une réponse tout aussi valable

qui est à l'opposé

de la 1ère

 

=

réponse arbitraire

et qui fragmente le beau

en divers degrés

 

Belle jeune-fille

=

non belle

par rapport

à une déesse

=

belle

par rapport

à une marmite

 

Et idem non*:

la réponse est

totalement relative:

on peut en donner

une contraire

=

réponse

dénuée

de tout sens

 

* Cf. Victor Goldschmidt, Les dialogues de Platon, PUF

 

 

La réponse d'Hippias est insoutenable. Si on peut dire d'une jeune-fille belle qu'elle est belle, on ne peut l'assimiler à la beauté : la belle jeune fille n'est qu'UNE beauté, toute relative d'ailleurs, elle n'est pas LA beauté.

N.B. Hippias ne donnera pas suite à sa (première) "définition".

 

 

 


© M. Pérignon