Prologue - vue d'ensemble

 

Pourquoi un prologue si long ?

 

1ère raison:
Il permet à Platon de "camper" les deux personnages du dialogue,

* un Hippias plein de lui-même, d'une extrême vanité, prototype des sophistes, exécrés par Platon;

* un Socrate ironique, interrogateur malicieux, philosophe, maître bien-aimé de Platon.

2ème raison:

A travers la personne d'Hippias, c'est l'enseignement des sophistes qui est visé:

* il est prodigué ("dispensé"!) à prix d'or, Il prétend apporter le savoir, la "sophia";

* or la suite du dialogue va présenter un de ces maîtres 'es sagesse incapable de définir une notion dont il fait pourtant le thème de ses discours (le beau).

3ème raison:

Platon veut démontrer le caractère erroné du savoir des sophistes:

les sophistes sont des charlatans; pire, des escrocs, puisqu'ils vendent ce qu'ils ne possèdent pas !

 

prologue (début) - analyse:

Hippias se donne pour sage entre les sages

 

 

(281 a) SOCRATE. O sage et excellent Hippias, voilà bien longtemps que tu n'es pas venu à Athènes !

HIPPIAS. En vérité, Socrate, je n'en ai pas eu le loisir. Lorsque Élis a quelque affaire à traiter avec une autre cité, elle s'adresse toujours à moi de préférence à tout autre citoyen, et me choisit pour son envoyé, persuadée que personne n'est plus capable de bien juger, et de lui faire un rapport fidèle des choses qui lui sont dites de la part (b) de chaque ville. J'ai donc été souvent député en différentes villes, mais le plus souvent à Lacédémone, et pour un plus grand nombre d'affaires très importantes. C'est pour cette raison, puisque tu veux le savoir, que je viens rarement en ces lieux.  

Passage = premiers propos, sur lesquels s'engage le dialogue.

Un certain Socrate salue un certain Hippias, en termes aimables.

Hippias explique pourquoi on ne l'a pas vu à Athènes depuis longtemps (fait qu'avait relevé Socrate).

La personne d'Hippias. Hippias met en avant l'importance civique (diplomatique) que sa ville -Élis - lui reconnaît.

En une "réplique", les protagonistes sont "campés":

Le premier, Socrate, apparaît comme "extraverti", aimable, tout à son interlocuteur.

Le second, Hippias, ne se soucie que de soi-même et de son image

N.B. Il ne répond même pas à la salutation de Socrate.

Par où Platon, l'auteur, donne à découvrir son propos d'ensemble : confronter, au bénéfice du second, le sophiste et le philosophe

- le sophiste , portant le seul souci de soi, prétentieux et creux;

- le philosophe, effacé, malicieux, humble et sage.

Notons le manichéisme du procédé de la part d'un Platon, ennemi des Sophistes (il n'est pas OBJECTIF).

 

SOCRATE. Voilà ce que c'est, Hippias, d'être un homme vraiment sage et accompli; car d'abord tu es capable, comme homme privé, de procurer aux jeunes gens des avantages bien autrement précieux que l'argent qu'ils te (c) donnent en grande quantité; et ensuite, comme citoyen, tu peux rendre à ta patrie de ces services capables de tirer un homme de la foule anonyme, et de lui acquérir de la renommée. Cependant, Hippias, quelle peut être la cause pour laquelle ces anciens, dont les noms sont si célèbres pour leur sagesse, un Pittacos, un Bias, un Thalès de Milet, et ceux qui sont venus depuis, jusqu'à Anaxagore, se sont tous ou presque tous tenus éloignés des affaires publiques ?

HIPPIAS. Quelle autre raison, Socrate, penses-tu qu'on puisse alléguer si ce n'est leur impuissance à embrasser à (d) la fois les affaires de l'État et celles des particuliers?

 

Salué par Socrate, Hippias a expliqué son absence d'Athènes par le fait qu'il est très sollicité par sa cité. Socrate va sonder cet "emploi".

Socrate prend appui sur l'explication fournie par Hippias pour évoquer l'activité tant privée que publique des sophistes afin de la mettre en question, en l'opposant à la pratique des anciens Sages, qui, eux, se seraient tenus à l'écart des affaires publiques. Se trouve ainsi mise en question la supériorité des sophistes, en tant que "nouveaux sages".

Socrate "ironise": Platon, ennemi des sophistes, entre en scène ! Ironie de Socrate qui lie la qualité de vrai "sage" et le fait de s'enrichir (en privé, comme éducateur) d'une part et d'assurer d'autre part sa réputation (en public, comme ambassadeur): l sait "se vendre"! Habileté de Socrate, qui évoque ainsi l'activité éducative des Sophistes, litigieuse aux yeux de Platon en soulignant malicieusement l'intérêt qu'ils en retirent. Manoeuvre habile, enfin, de sa part que celle qui consiste à amener Hippias lui-même à justifier une telle pratique, puisqu'il s'avérera que la raison qu'il en donnera sera contestable. Sera ainsi posée radicalement la question de savoir si les nouveaux sages que prétendent être les sophistes, sont vraiment aussi sages, ''sophoi'', qu'ils le prétendent.

Ce sera l'examen de la question du beau qui permettra de "juger sur pièces": le lecteur constatera alors qu'Hippias parle de ce qu'il ne connaît pas: disqualifié, le "sophos"!

 

HIPPIAS. Quelle autre raison, Socrate, penses-tu qu'on puisse alléguer si ce n'est leur impuissance à embrasser à (d) la fois les affaires de l'État et celles des particuliers?

SOCRATE. Quoi donc! par Zeus! est-ce que, comme les autres arts se sont perfectionnés, et que les artisans du temps passé sont des ignorants auprès de ceux d'aujourd'hui, nous dirons aussi que votre art, à vous autres sophistes, a fait les mêmes progrès, et que ceux des anciens qui s'appliquaient à la sagesse n'étaient rien en comparaison de vous?

HIPPIAS. Rien n'est plus vrai.

SOCRATE. Ainsi, Hippias, si Bias revenait maintenant au monde, il paraîtrait ridicule auprès de vous, à peu près (282a)comme les sculpteurs disent que Dédale se ferait moquer,si, de nos jours, il faisait des ouvrages tels que ceux qui lui ont acquis tant de célébrité.

HIPPIAS. Au fond, Socrate, la chose est comme tu dis;cependant, j'ai coutume de louer les anciens et nos devanciers plus que les sages de ce temps, car si je me méfie de la jalousie des vivants, je redoute aussi l'indignation des morts.

SOCRATE. C'est fort bien pensé et raisonné, Hippias, à ce (b)qu'il me semble. Et je puis aussi te rendre témoignage que tu dis vrai, et que votre art s'est réellement perfectionné dans la façon de joindre l'administration des affaires publiques à celle des affaires particulières. En effet, le fameux Gorgias, sophiste de Léontium, est venu ici avec le titre d'envoyé de sa ville, comme le plus capable de tous les Léontins de traiter les affaires d'État. Il s'est fait beaucoup d'honneur en public par son éloquence; et,dans le particulier, en donnant des leçons et en conversant avec les jeunes gens, il a amassé et emporté de grosses (c) sommes d'argent de cette ville. Veux-tu un autre exemple? Notre ami Prodicos a souvent été député par ses concitoyens auprès de beaucoup de villes, et, en dernier lieu,étant venu, il y a peu de temps, de Céos à Athènes, il a parlé devant le Conseil avec de grands applaudissements; et donnant chez lui des leçons et s'entretenant avec notre jeunesse, il en a tiré des sommes prodigieuses. Parmi les anciens sages, aucun n'a cru devoir exiger de l'argent pour prix de ses leçons, ni faire montre de son savoir (d) devant toutes sortes de personnes, tant ils étaient simples, et savaient peu le mérite de l'argent. Mais les deux sophistes que je viens de nommer ont plus gagné d'argent avec leur sagesse qu'aucun artisan n'en a retiré de quelque art que ce soit; et Protagoras, avant eux, avait fait la même chose.

HIPPIAS. Je vois bien, Socrate, que tu n'entends pas le fin de notre profession: si tu savais combien elle m'a valu d'argent, tu en serais étonné; pour ne point parler due reste, je suis un jour allé en Sicile alors que Protagoras s'y trouvait et y jouissait d'une grande réputation, et quoiqu'il eût déjà un certain âge et que je fusse beaucoup plus jeune que lui, j'amassai en fort peu de temps plus de cent cinquante mines, et plus de vingt mines d'un seul petit endroit qu'on appelle Inycos. De retour chez moi, je donnai cette somme à mon père, qui en fut surpris et frappé ainsi que nos autres concitoyens; et je crois avoir gagné seul plus d'argent que deux autres sophistes ensemble, quels qu'ils puissent être.

SOCRATE. En vérité, Hippias, voilà une belle et grande (283 a) preuve de ta sagesse, de celle des hommes de notre siècle, et de leur supériorité à cet égard sur les anciens. Il faut convenir, d'après ce que tu dis, que l'ignorance de vos devanciers était extrême, puisqu'on rapporte qu'il est arrivé à Anaxagore lui-même tout le contraire de ce qui vous arrive. Ses parents lui ayant laissé de grands biens, il les négligea et les laissa périr entièrement, tant sa sagesse était insensée. On raconte des traits à peu près semblables d'autres anciens. Il me paraît donc que c'est là une marque bien claire de l'avantage que vous avez sur eux pour ce qui est de la sagesse. C'est aussi le sentiment (b) commun, qu'il faut que la sagesse serve principalement au sage lui-même; et la fin d'une pareille sagesse est d'amasser le plus d'argent que l'on peut. Mais en voilà assez là-dessus.

 

Interrogé sur le pourquoi de sa façon de faire, Hippias va la mettre au compte d'une supériorité à laquelle la suite de l'échange opposera un démenti retentissant (Cf. échec à Sparte).

Se trouve ainsi évoquée la double activité, grandement profitable, des sophistes, (contrastant avec celle, seulement privée et gratuite des anciens sages) mise, par Hippias, au compte d'une aptitude à mener de pair les deux !

En mettant le comportement des anciens sages au compte de leur impuissance (''edunatoi'': de leur faiblesse) d'esprit, Hippias fait étalage d'une prétention exorbitante: celle de mieux faire qu'eux.

Reste à savoir ce que vaut effectivement un tel "progrès" !

Socrate fait admettre à Hippias qu'en revendiquant une telle supériorité sur les anciens, il considère que l'art qu'il exerce est en notable progrès par rapport à celui des anciens. Ce dont le lecteur se souviendra dans un instant, lorsqu'il verra Hippias à l'oeuvre à Sparte, incapable de mener valablement de front une activité diplomatique et une activité éducative... Remarquons au passage la duplicité et la superstition d'Hippias, qui se garde de dire publiquement ce qu'il pense des anciens. Observons enfin la mesure à laquelle, au fond, Hippias le sophiste évalue sa supériorité et celle de ses semblables : au bénéfice financier qu'ils en retirent. Dis-moi combien tu gagnes et je te dirais ce que tu vaux.

Actualité remarquable du propos critique de Platon: aucun mal à imaginer, en lieu et place d'Hippias, une vedette de l'audimat ...

Platon identifie sans pitié le nouveau contenu de la sagesse: est sage celui qui sait tirer profit de ses prestations...

 

prologue (suite) - analyse
D'où vient dès lors le sort d'Hippias

à Lacédémone ?

 

Mais en voilà assez là-dessus. Dis-moi encore une chose: de toutes les villes où tu as été, quelle est celle dont tu as rapporté de plus grosses sommes? Il ne faut pas le demander; c'est sans doute Lacédémone, où tu es allé plus que partout ailleurs.

HIPPIAS. Non, par Zeus, Socrate.

SOCRATE. Que dis-tu là? Est-ce de cette ville que tu aurais tiré le moins d'argent?

HIPPIAS. Je n'en ai jamais tiré une obole. (c)

SOCRATE. Voilà une chose bien étrange et qui tient du prodige, Hippias. Dis-moi, je te prie, n'aurais-tu point assez de sagesse pour rendre plus vertueux ceux qui la pratiquent et prennent tes leçons?

HIPPIAS. J'en ai de reste pour cela, Socrate.

SOCRATE. Est-ce donc que tu étais capable de rendre meilleurs les enfants des Inyciens, et que tu ne pouvais en faire autant des enfants des Spartiates?

HIPPIAS. Il s'en faut de beaucoup.

SOCRATE. C'est, apparemment, que les Siciliens ont le désir de devenir meilleurs et que les Lacédémoniens ne s'en soucient pas.

HIPPIAS. Au contraire, Socrate, les Lacédémoniens n'ont (d) rien plus à cœur.

SOCRATE. Auraient-ils par hasard fui ton commerce, faute d'argent?

HIPPIAS. Nullement; ils en ont en abondance.

SOCRATE. Puisque les Lacédémoniens désirent devenir meilleurs, qu'ils ont de l'argent, et que tu peux leur être infiniment utile à cet égard, pourquoi donc ne t'ont-ils pas renvoyé chargé d'argent? Cela ne viendrait-il point de ce que les Lacédémoniens élèvent mieux leurs enfants que tu ne ferais? Est-ce là ce que nous dirons, et en conviens-tu ? (e)

HIPPIAS. J'en suis bien éloigné.

SOCRATE. N'es-tu donc pas parvenu à convaincre les jeunes gens de Lacédémone qu'en s'attachant à toi ils avanceraient plus dans la vertu qu'auprès de leurs parents? ou bien n'as-tu pu mettre dans l'esprit de leurs pères que, pour peu qu'ils prissent intérêt à leurs enfants, ils devaient t'en confier l'éducation, plutôt que de s'en charger eux-mêmes? Sans doute ne refusaient-ils pas à leurs enfants le bonheur de devenir aussi vertueux qu'il est possible?

HIPPIAS. Non, je ne le pense pas.

SOCRATE. Lacédémone est pourtant une ville bien policée.

HIPPIAS. Sans contredit. (284 a )

SOCRATE. Mais, dans les villes bien policées, la vertu est ce qu'on estime le plus.

HIPPIAS. Assurément.

SOCRATE. Or, personne au monde n'est plus capable que toi de l'enseigner aux autres.

HIPPIAS. Personne, Socrate.

SOCRATE. Celui qui saurait parfaitement apprendre à monter à cheval ne serait-il pas considéré en Thessalie plus qu'en nul autre endroit de la Grèce? Et n'est-ce pas là qu'il amasserait le plus d'argent, ainsi que partout où l'on aurait de l'ardeur pour cet exercice?

HIPPIAS. C'est probable.

SOCRATE. Et un homme capable de donner les enseignements les plus propres à conduire à la vertu ne serait point honore à Lacédémone, et dans toute autre ville grecque gouvernée par de bonnes lois? Il n'en retirerait pas, s'il (b) le veut, plus d'argent que de nulle autre part? Et tu crois, mon cher, qu'il ferait plutôt fortune en Sicile et à Inycos? Te croirai-je en cela, Hippias? Car si tu l'ordonnes, il faudra bien te croire.

HIPPIAS. Ce n'est point, Socrate, l'usage à Lacédémone de toucher aux lois, ni de donner aux enfants une autre éducation que celle qui est établie.

SOCRATE. Comment dis-tu? La coutume n'est point, à Lacédémone, d'agir sagement, mais de faire des fautes? (c)

HIPPIAS. Je n'ai garde de dire cela, Socrate.

SOCRATE. N'agiraient-ils donc pas sagement s'ils donnaient à leurs enfants une éducation meilleure, au lieu d'une moins bonne?

HIPPIAS. J'en conviens; mais la loi ne permet pas chez eux d'élever les enfants suivant une méthode étrangère. Sans cela, je puis te garantir que, si quelqu'un avait jamais reçu de l'argent à Lacédémone pour former la jeunesse, j'en aurais reçu plus que personne, car ils se plaisent m'entendre et m'applaudissent. Mais, comme je viens de dire, la loi est contre moi.

SOCRATE. Par la loi, Hippias, entends-tu ce qui est nuisible ou salutaire à une ville? (d)

HIPPIAS. On ne fait des lois, ce me semble, qu'en vue de leur utilité; mais elles nuisent quelquefois quand elles sont mal faites.

SOCRATE. Quoi ! les législateurs, en faisant des lois, ne les font-ils point pour le plus grand bien de l'Etat? Et sans cela n'est-il pas impossible qu'un État soit bien policé?

HIPPIAS. Tu as raison.

SOCRATE. Lors donc que ceux qui entreprennent de faire des lois en manquent le but, qui est le bien, ils manquent ce qui est légitime et la loi elle-même. Qu'en penses-tu?

HIPPIAS. A prendre la chose à la rigueur, Socrate, cela est vrai; mais les hommes n'ont point coutume de l'entendre ainsi. ( e)

SOCRATE. De qui parles-tu, Hippias? des hommes instruits, ou des ignorants?

HIPPIAS. Du grand nombre.

SOCRATE. Mais ce grand nombre connaît-il la vérité?

HIPPIAS. Pas du tout.

SOCRATE. Ceux qui la connaissent regardent sans doute ce qui est utile comme plus légitime en soi et pour tous les hommes que ce qui est moins utile. Ne l'accordes-tu pas ?

HIPPIAS. Oui, plus légitime, je te l'accorde, à prendre les choses selon la stricte vérité.

SOCRATE. Et les choses sont en effet comme les personnes instruites les conçoivent?

HIPPIAS. Oui.

SOCRATE. Or, il est plus utile, à ce que tu dis, pour les Lacédémoniens, d'être élevés selon ton plan d'éducation, quoiqu'il soit étranger, que suivant le plan reçu chez eux. (285 a)

HIPPIAS. Et je dis vrai.

SOCRATE. N'avoues-tu pas aussi, Hippias, que ce qui est le plus utile est le plus légitime?

HIPPIAS. J'en suis convenu en effet.

SOCRATE. Donc, selon tes principes, il est plus légitime pour les enfants de Lacédémone d'être élevés par Hippias, et moins légitime d'être élevés par leurs parents, si réellement ton éducation doit leur être plus utile.

HIPPIAS. Elle le serait, Socrate.(b)

SOCRATE. Ainsi les Lacédémoniens pèchent contre la loi lorsqu'ils refusent de te donner de l'argent et de te confier leurs enfants.

HIPPIAS. Je te l'accorde; aussi bien il me paraît que tu parles pour moi, et j'aurais tort de te contredire.

SOCRATE. Voilà donc, mon cher ami, les Lacédémoniens convaincus de violer la loi, et cela sur les objets les plus importants, eux qui passent pour le mieux policé de tous les peuples. Mais, au nom des dieux, Hippias, en quelle occasion t'applaudissent-ils et t'écoutent-ils avec plaisir? C'est apparemment quand tu leur parles du cours des astres et des révolutions célestes, toutes choses que tu connais mieux que personne?

HIPPIAS. Point du tout: ils ne peuvent supporter ces sciences.

SOCRATE. C'est donc sur la géométrie qu'ils aiment à t'entendre discourir?

HIPPIAS. Nullement: la plupart d'entre eux ne savent pas même compter, pour ainsi dire.

SOCRATE. Par conséquent, il s'en faut bien qu'ils t'écoutent volontiers, quand tu expliques l'art du calcul.

HIPPIAS. Oui, certes, il s'en faut bien.

SOCRATE. C'est sans doute sur les choses qu'aucun homme n'a distinguées avec plus de précision que toi, la valeur des lettres et des syllabes, des harmonies et des mesures ? (d)

HIPPIAS. De quelles harmonies, mon cher, et de quelles lettres parles-tu?

SOCRATE. Sur quoi donc se plaisent-ils à t'entendre et t'applaudissent-ils? Dis-le-moi toi-même, puisque je ne saurais le deviner.

HIPPIAS. Lorsque je leur parle, Socrate, de la généalogie des héros et des grands hommes, de l'origine des villes, et de la manière dont elles ont été fondées dans les premiers temps, et en général de toute l'histoire ancienne c'est alors qu'ils m'écoutent avec le plus grand plaisir; de façon que, pour les satisfaire, j'ai été obligé d'étudier et d'apprendre avec soin tout cela. (e)

SOCRATE. En vérité, Hippias, tu es heureux que les Lacédémoniens ne prennent pas plaisir à entendre nommer de suite tous nos archontes depuis Solon; sans quoi tu aurais pris bien de la peine à te mettre tous ces noms dans la tête.

HIPPIAS. Quelle peine, Socrate? Je n'ai qu'à entendre une seule fois cinquante noms, je les répéterai par cœur.

SOCRATE. Tu dis vrai: je ne faisais pas attention que tu possèdes l'art de la mnémonique. Je conçois donc que c'est avec beaucoup de raison que les Lacédémoniens se plaisent à tes discours, toi qui sais tant de choses, et qu'ils s'adressent à toi, comme les enfants aux vieilles femmes, pour leur faire des contes divertissants. (286 a)

HIPPIAS. Je t'assure, Socrate, que je m'y suis fait dernièrement beaucoup d'honneur, en exposant quelles sont les belles occupations auxquelles un jeune homme doit s'appliquer; car j'ai composé là-dessus un fort beau discours, écrit avec le plus grand soin. En voici le sujet et le commencement. Je suppose qu'après la prise de Troie, Néoptolème, s'adressant à Nestor, lui demande quels (b) sont les beaux exercices qu'un jeune homme doit cultiver pour rendre son nom célèbre. Nestor, après cela, prend la parole, et lui propose nombre de pratiques tout à fait belles. J'ai lu ce discours en public à Lacédémone, et je dois le lire ici dans trois jours à l'école de Phidostrate, avec beaucoup d'autres morceaux qui méritent d'être entendus: je m'y suis engagé à la prière d'Eudicos, fils;d'Apémantos. Tu me feras plaisir de t'y rendre, et d'amener avec toi d'autres personnes en état d'en juger.

 

Hippias a mis en avant le profit retiré de son activité, comme gage de sa supériorité. Par l'évocation de Sparte, un soupçon va peser sur cette supériorité, que le dialogue sur le beau va confirmer.

Test: la ville la plus réputée pour l'importance qu'elle accorde à l'éducation, Sparte, ne devrait-elle pas couvrir d'or Hippias?

Elle ne le fait pas! Pourquoi? De deux choses l'une ou bien Sparte agit mal (étrange...) ou (impossible à ses yeux) Hippias est NUL!

Il s'agit de passer la prétention d'Hippias au verdict des faits: s'il est vrai qu'il est le meilleur éducateur et que la qualité se monnaie, ceux qui prisent l'éducation par dessus tout devraient le rétribuer généreusement. Or ils ne le font pas! Bizarre...

Socrate va chercher à résoudre la contradiction: comment se fait-il que les spartiates renvoient Hippias les mains vides?

L'explication va de soi : Hippias n'est pas à la hauteur. Mais elle n'affleure pas Hippias, malgré sa formulation immédiate et explicite par Socrate. (En voilà un qui ne risque pas de "se connaître" lui-même...) Hippias sera acculé à mettre son échec financier au compte de la législation spartiate, convaincue de contrevenir à la justice. Si Hippias ne peut tirer bénéfice d'un enseignement, c'est parce qu'il est interdit à Sparte de confier l'éducation des enfants à un étranger - sage disposition... aux yeux de l'athénien Platon, ennemi des éducateurs étrangers que sont les sophistes.

Voici la cité, pilote en matière d'éducation, accusée d'aller à l'encontre de ce qu'elle prise le plus. Mais surtout voici, de cette façon, Hippias pris en flagrant délit d'impuissance à conjuguer les activités qu'il se faisait une gloire de mener de front: l'ambassadeur est contraint de faire comme si la loi était bien faite, sous peine de se "griller" politiquement Il ne lui reste plus, comme homme privé, qu'à subir les conséquences financières d'une telle politique... Étrange sagesse!

Notons au passage les titres de gloire éducatifs d'Hippias, (les sciences qu'il enseigne) au détour des hypothèses que Socrate s'évertue de faire pour trouver, de lui-même, le sujet dont Hippias se glorifie d'entretenir gratuitement la jeunesse de Sparte. [Sciences évoquées, celles-là même qui seront sensées constituer la propédeutique philosophique dans la République VII,521c-532b)

Mais retenons surtout qu'Hippias est désormais suspect. Il reviendra à la suite du dialogue d'instruire son procès.

 

Le prologue nous aura permis de découvrir un "philosophe" humble, soucieux de faire la vérité, construisant le savoir au contact de son interlocuteur, n'imposant jamais son point de vue, et pourtant mettant à nu de façon incontournable la vanité de ceux qui se disent savants.


© M. Pérignon