Pascal plaît à presque tous, aussi bien à ceux qui refusent l'église. Non pas seulement par cette prose à surprises, rompue, éclatante, mais par l'esprit même, qui s'y voit indomptable. Car des belles apparences, et encore bien composées, qu'en laisse-t-il ? Et des majestés, qu'en laisse-t-il ? Débarbouillant l'acteur, au lieu d'en rire. La guerre jugée, la justice jugée, les rois jugés; sans aucune précaution; jugés aussi ceux qui jugent; car le trait rebondit. " Il n'est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime, mais il est nécessaire que je vous salue. " Méchant salut; toutefois il faut le rendre; et le sot guéri en reste sot. Tout est défait, refait et ressemblant. Le duc enfin sait de quoi il est fier.

 

Voilà le modèle du janséniste, si bien assuré de mépris qu'il n'estime que ce qu'il veut et n'épargne que ce qu'il veut. Dangereuse amitié, turbulent citoyen. Mais la plus libre pensée est de mordre; car de céder à l'objet il n'en est point question; si l'objet s'égalait au penseur, l'objet serait trop fort; si l'idée s'égalait au penseur, l'idée serait trop forte. D'où, pour l'honneur de penser, ce travail de pointe, qui fait voler un éclat, puis un autre. Peu ou beaucoup; il faut entamer cette dure matière; ce jeu n'est pas un jeu; la pensée se compte toujours aux débris. Pascal fait opposition continuellement, essentiellement; hérétique orthodoxe.

 

Si les raisons de croire s'avisaient d'être plus fortes que l'homme, le coup alors serait plus rude; il faut que toute preuve s'émiette. La pensée ne respecte rien qu'elle-même; même la contrainte, même la coutume, il faut les choisir et refaire; non pas les subir. " Soumission parfaite ", mais redoutable liberté. Telle est la messe de Pascal.

 

Le doute est partout; un doute actif et fort, par quoi tout se tient debout. De là vient la puissance d'attaque, et disons d'offense, de ces terribles pensées; même quand elles posent, elles déposent déjà. Chacune va toujours au-delà d'elle-même; elle en cache d'autres, et aussitôt les découvre, toutes rompues dans l'âme; ainsi elles ont toutes un avenir violent. N'importe quel penseur, et même l'apprenti, s'y fait une puissance et aussitôt l'essaye; car qui a fait la preuve la peut défaire.

 

Quoi donc? Le chapelet? La religion des bonnes femmes ? Cela est pour le corps; ce sont des politesses, sans importance que celle qu'on leur donne. Mais, pour l'esprit, quel aliment? Lui-même. Tout de libre consentement. Tout gratuit. Tout généreux. On ne peut crocheter le ciel. D'où ce rabaissement des œuvres et des mérites devant la grâce; d'où l'humilité, l'inquiétude et le paradoxe de la prédestination, qui est pour enlever l'assurance. Ces mythes font un objet insupportable; seulement prenez-les comme signes; ils représentent assez bien la situation du penseur, dès qu'il se risque; car il n'a jamais assurance sans en être aussitôt puni; l'infatuation est l'enfer de l'esprit. Et les œuvres ne sauvent jamais l'esprit, comme mille lignes écrites n'assurent pas la ligne qui suivra; car telle est la sévère condition de ce qui est Iibre, c'est qu'il n'y a point de condition. Celui qui réfléchit ne gagne pas le pain du lendemain, ni même celui de la journée. Qui peut se promettre une pensée? L'attention est donc une belle prière. Ainsi tant que l'invention sera la plus grande affaire humaine, Pascal sonnera comme il faut à l'oreille de l'homme.

 

Alain, propos du 14 juillet 1923.