«Le distancement caractéristique de l'être-avec-autrui implique que I'être-là se trouve dans son être-en-commun quotidien sous l'emprise d'autrui. Il n'est pas lui-même, les autres l'ont déchargé de son être. Les possibilités d'être quotidiennes de l'être-Ià sont à la discrétion d'autrui. Autrui, en ce cas, n'est pas quelqu'un de déterminé. N'importe qui, au contraire, peut le représenter. Seule importe cette domination subreptice d'autrui, à laquelle l'être-là, dans son être-avec-autrui, s'est déjà soumis. Soi-même, on appartient à autrui et l'on renforce son empire. « Les autres », que l'on nomme ainsi pour dissimuler le fait que l'on est essentiellement l'un d'eux, sont ceux qui, dans l'existence commune quotidienne, se trouvent " être là " de prime abord et le plus souvent. [...l

En usant des transports en commun ou des services d'information (des journaux par exemple), chacun est semblable à tout autre. Cet être-en-commun dissout complétement I'être-là qui est mien dans le mode d'être d' "autrui", en telle sorte que les autres n'en disparaissent que davantage en ce qu'ils ont de distinct et d'expressément particulier. Cette situation d'indifférence et d'indistinction permet au " On " de développer sa dictature caractéristique. Nous nous amusons, nous nous distrayons, comme on s'amuse; nous lisons, nous voyons, nous jugeons de la littérature et de l'art, comme on voit et comme on juge : et même nous nous écartons des " grandes foules " comme on s'en écarte ; nous trouvons " scandaleux " ce que l'on trouve scandaleux. Le " On " qui n'est personne de déterminé et qui est tout le monde, bien qu'il ne soit pas la somme de tous, prescrit à la réalité quotidienne son mode d'être. […]

Le " On " se mêle de tout, mais en réussissant toujours à se dérober si l'être-Ià est acculé à quelque décision. Cependant, comme il suggère en toute occasion le jugement à énoncer et la décision à prendre, il retire à I'être-Ià toute responsabilité concrète. Le " 0n " ne court aucun risque à permettre qu'en toute circonstance on ait recours à lui. Il peut aisément porter n'importe quelle responsabilité, puisque à travers lui personne jamais ne peut être interpellé. On peut toujours dire : on l'a voulu, mais on dira aussi bien que " personne " n'a rien voulu.»

Heidegger, L'être et le temps, (1927) Gallimard pp. 156-160

 

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