"La richesse bourgeoise apparaît, de prime abord, comme un immense entassement de marchandises, et chaque marchandise comme la forme élémentaire de cette richesse. Toute marchandise se présente toutefois sous le double aspect de valeur d'usage et de valeur d'échange.

La marchandise est avant tout " une chose quelconque, nécessaire, utile on agréable à la vie , suivant l'expression des économistes anglais : un objet de besoins humains, un moyen d'existence au sens le plus large du mot. Cette présence de la marchandise comme valeur d'usage se confond avec son existence naturelle et palpable. Le froment, par exemple, est une valeur d'usage particulière, distincte des valeurs d'usage telles que le coton, le verre, le papier, etc. La valeur d'usage n'a de valeur que pour l'usage, ne se réalise que dans le processus de consommation. On peut utiliser la même valeur d'usage de différentes façons. Toutefois, la totalité de ses emplois possibles se résume dans son existence d'objet, ayant des propriétés définies. De plus, la valeur d'usage est déterminée par la quantité autant que par la qualité. Des valeurs d'usage différentes ont des mesures différentes suivant leur particularité naturelle, par exemple un boisseau de froment, une rame de papier, une aune de toile.

La valeur d'échange se présente tout d'abord comme un rapport quantitatif suivant lequel des valeurs d'usage peuvent s'échanger entre elles.

Dans ce rapport, elles forment la même grandeur d'échange. Ainsi un tome de Properce et huit onces de tabac à priser peuvent représenter la même valeur d'échange malgré la disparité des valeurs d'usage du tabac et de l'élégie. Comme valeur d'échange, une valeur d'usage vaut autant qu'une autre, pourvu qu'elle existe dans la quantité voulue.

La valeur d'échange d'un palais peut s'exprimer en un nombre donné de boîtes de cirage. Les fabricants de Londres ont, quant à eux, exprimé en palais la valeur d'échange de leurs boîtes multipliées. Indifférentes donc à leur mode d'existence naturel, sans égard à la nature spécifique du besoin pour lequel elles sont des valeurs d'usage, les marchandises se compensent en quantités déterminées, se suppléent mutuellement dans l'échange, agissent comme équivalentes et représentent ainsi la même unité, bien qu'il y en ait de toutes apparences et de toutes couleurs.

Les valeurs d'usage sont, dans l'immédiat, des moyens d'existence. Mais inversement, ces moyens d'existence sont eux-même des produits de la vie sociale, résultats de la force vitale dépensée par l'homme, travail devenu objet. En tant que matérialisations du travail social, toutes les marchandises sont des cristallisations de la même unité... En fait, les différences matérielles des valeurs d'usage apparaissent dans le processus de production comme des différences de l'activité qui produit ces valeurs.

Indifférent à la matière particulière des valeurs d'usage, le travail créateur de valeur d'échange est par là même indifférent à la substance particulière du travail lui-même. Les différentes valeurs d'usage sont en outre les produits de l'activité des différents individus, donc le résultat de travaux individuellement différents. En tant que valeurs d'échange, elles représentent cependant du travail homogène, indifférencié, c'est-à-dire du travail dans lequel l'individualité des travailleurs est effacée. Par conséquent, le travail qui crée la valeur d'échange est du travail général abstrait.

Si l'once d'or, l tonne de fer, 1 quarter de froment et 20 aunes de soie ont des valeurs d'échange égales ou des équivalents, 1 once d'or, 1 /2 tonne de fer, 3 boisseaux de froment et 5 aunes de soie sont des valeurs d'échange de grandeur foncièrement différente. Cette différence quantitative est la seule qu'elles peuvent présenter en tant que valeurs d'échange. Comme valeurs d'échange de grandeur différente, elles représentent un plus ou un moins, des quantités plus ou moins grandes de ce travail simple, homogène, général et abstrait, qui constitue la substance de la valeur d'échange. La question est de savoir comment mesurer ces quantités, ou plutôt : quelle est la réalité quantitative de ce travail lui-même, puisque les différences de grandeur des marchandises, en tant que valeurs d'échange, ne sont que des différences de grandeur du travail matérialisé en elles. Le temps permet de concevoir le mouvement comme quantité ; le temps de travail est la réalité quantitative du travail. La qualité du travail étant donnée, il ne peut se différencier que par sa propre durée. Comme temps de travail, il trouve son étalon dans les mesures naturelles du temps : heure, journée, semaine, etc.

Le temps de travail, c'est du travail vécu, il est indifférent à la forme du travail, à son contenu, à son individualité ; c'est le travail vécu sous l'aspect quantitatif, en même temps que sa mesure immanente. Le temps de travail matérialisé dans les valeurs d'usage des marchandises est à la fois la substance qui en fait des valeurs d'échange, donc des marchandises, et la mesure qui détermine la grandeur de leur valeur. Les quantités corrélatives des différentes valeurs d'usage dans lesquelles se matérialise le même temps de travail sont des équivalents, autrement dit toutes les valeurs d'usage sont des équivalents dans les proportions où elles contiennent le même temps de travail mis en œuvre, matérialisé. En tant que valeurs d'échange, toutes les marchandises ne sont que des mesures déterminées de temps de travail coagulé."

 

Marx, Le Capital

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