«Et maintenant, repris-je, si par la pensée nous nous faisions spectateurs de la naissance d'une société politique, nous y verrions naître aussi la justice et l'injustice ? - Peut-être bien! dit-il. - Mais, cela réalisé, il y aurait espoir d'être plus à notre aise pour voir ce que nous cherchons ? (369 b) -Beaucoup plus à l'aise, certes ! - Mais, est-ce votre avis qu'il faille essayer d'en venir à bout ? Car ce n'est pas une mince affaire, je crois : réfléchissez. . . - Fini de réfléchir! dit Adimante. A toi plutôt de t'exécuter ! - Eh bien! il y a, selon moi, naissance de société du fait que chacun de nous, loin de se suffire à lui-même, a au contraire besoin d'un grand nombre de gens. Penses-tu qu'il y ait quelque autre principe de la fondation d'un groupe social ? - Pas d'autre, fit-il. S'il en est donc ainsi, un homme s'en adjoignant un autre (c) en raison du besoin qu'il a d'une chose, un second en raison du besoin d'une autre, une telle multiplicité de besoins amenant à s'assembler sur un même lieu d'habitation une telle multiplicité d'hommes qui vivent en communauté et entraide, c'est pour cette façon d'habiter ensemble que nous avons institué le nom de société politique ; n'est ce pas vrai ? - Hé ! absolument. Voilà donc un homme qui fait part de quelque chose à un autre : quoi que ce soit dont il fasse part ou qu'il reçoive, c'est avec la conviction que cela vaut mieux pour lui ? - Absolument, certes. Eh bien! allons-y, repris-je; que par la pensée, en partant du commencement, nous constituions une société politique. Or, ce qui la constituera, ce sera, autant qu'il semble, l'existence en nous du besoin. - Eh! comment non ? Mais en vérité il est bien sûr que le premier et le plus impérieux de nos besoins (d) est celui de nous procurer la nourriture en vue de notre existence, de notre vie. - Parfaitement sûr, oui. - Le second maintenant, celui de nous ménager un gîte; le troisième a rapport au vêtement et à tout ce qui est du même ordre.

- C'est exact. - Voyons donc, continuai-je : comment la société suffira-t-elle à un aménagement si considérable ? Ne sera-ce pas à condition que cet individu-ci soit un cultivateur ; celui-là, un maçon; un autre, un tisserand ? Y joindrons-nous encore un cordonnier, ou tel autre au service de ce que réclament les soins du corps ? Absolument, certes. - Ce serait donc de quatre ou cinq hommes que se composerait la société, au moins celle qui est bornée au nécessaire le plus strict. (e) -- Evidemment. - Mais quoi ? Chacun de ces hommes est-il obligé, individuellement, de faire de l'ouvrage qui est le sien l'objet d'une contribution publique ? ainsi le cultivateur, d'avoir, tout seul, la charge de procurer des aliments à quatre hommes, de dépenser un temps, une peine quadruples à cette fourniture d'alimentation, et de mettre celle-ci en commun avec d'autres individus ? Ou bien faut-il que, sans se soucier d'eux, ce soit seulement pour lui même qu'il produise un quart de cette alimentation (370 a) dans un quart de temps, tandis que des trois autres, il en passera un à se pourvoir d'un logis, l'autre, d'un vêtement, le troisième, de chaussures ; et que, au lieu de mettre en commun avec d'autres le fruit de tout le mal qu'il se donne, il fasse plutôt à lui seul, par ses propres moyens, les choses qui sont siennes ? Eh bien ! Socrate, peut-être est-ce plus facile de la première façon que de celle-ci? -

Nullement invraisemblable, par Zeus ! répliquai-je.

C'est une réflexion en effet que je me fais de mon côté en entendant ta réponse, que premièrement chacun de nous n'est pas, de sa nature, (b) tout à fait pareil à chaque autre, mais que cette nature au contraire l'en distingue, et qu'à l'exécution de tâches différentes conviennent des hommes différents ; n'est-ce pas ton avis ? - Oui, c'est le mien. - Qu'est-ce à dire ? L'exécution de la tâche sera-t-elle plus belle quand, à soi seul, on met en œuvre une pluralité de métiers, que lorsque c'est un seul et par un seul homme ? Lorsque, dit-il, c'est un seul et par un seul homme. Mais en vérité voici encore, je crois, qui est manifeste : quand de faire une tâche on a laissé passer le bon moment, pour celle-ci tout est perdu. C'est en effet manifeste - C'est que, je pense, la tâche exécutée n'accepte pas d'attendre le loisir de celui qui l'exécute, mais qu'il est nécessaire à l'exécutant de s'attacher à suivre les exigences de la tâche exécutée (c) au lieu de n'y voir qu'un à-côté. &emdash;C'est nécessaire.&emdash;En conséquence de quoi, il y a assurément, en chaque sorte de travail, accroissement et du nombre des produits, et de leur qualité, et de la facilité d'exécution, quand c'est un seul homme a exécuté une seule tâche, en conformité avec ses aptitudes naturelles, au moment voulu, s'accordant le loisir d'exécuter les autres.&emdash;Hé ! absolument&emdash;

Dès lors, Adimante, notre société a besoin de plus de quatre membres pour procurer tout ce dont nous parlions: le cultivateur en effet, à ce qu'il semble, ne va pas se fabriquer lui-même sa charrue, s'il veut qu'elle soit de belle sorte; (d) pas davantage a autre non plus de tous les instruments qui servent à la culture de la terre. Pas davantage, à son tour, le maçon, lui qui aussi a besoin de quantité d'outils. Même chose à dire pour le tisserand, pour le cordonnier. &emdash; C'est vrai.&emdash; Voilà donc des menuisiers, des forgerons, quantité d'artisans du même genre, qui en entrant dans notre minuscule communauté politique, lui donnent de l'ampleur.&emdash; Hé! absolument.&emdash; Elle ne serait pourtant pas bien grande encore, sans doute, si nous leur adjoignions des bouviers, des bergers et tous les autres pâtres, (e) afin que les cultivateurs eussent des bœufs pour labourer, que les maçons, en vue de leurs transports, pussent, concurremment avec les cultivateurs, se servir de bêtes de somme et qu'enfin il y eût des peaux et de la laine à l'usage des cordonniers et des tisserands. &emdash; Accrue de tout cela, s'écria-t-il, ce ne serait pas non plus une communauté de faible volume!&emdash; Constatons cependant, repris-je, que donner pour résidence à cette communauté même un lieu tel qu'elle n'y eût pas besoin d'importations est chose quasiment impossible. &emdash; Impossible en effet.&emdash;Il lui faudra donc encore d'autres membres en supplément, qui, en provenance d'une autre communauté, apporteront à celle-ci les produits dont elle manque.&emdash; Ces membres, il les lui faudra. &emdash; En outre, sans nul doute, que celui qui est préposé à un tel service, se mette en route à vide, sans rien emporter de ce qui manque aux gens de chez lesquels doivent être apportés les produits dont éventuellement on aura besoin là d'où il vient, ( 371 a) c'est à vide qu'il s'en retournera, n'est-il pas vrai ? &emdash; C'est mon avis. &emdash; Dès lors, la production ne doit pas satisfaire uniquement ses propres besoins intérieurs, mais, en nature et en quantité, ceux de gens à qui manquerait la possibilité de satisfaire les leurs .&emdash; Elle le doit en effet.&emdash; Dès lors c'est un plus grand nombre, et de cultivateurs, et de travailleurs d'autres professions, qui est nécessaire à notre groupement. &emdash;  Un plus grand nombre en effet.&emdash; Et naturellement aussi, sans doute, de ces autres gens qui sont préposés au service des importations et des exportations en chaque sorte de produits: ce sont, n'est-il pas vrai? des voyageurs en marchandises. - Oui. &emdash; Dès lors, nous aurons aussi besoin de voyageurs en marchandises. &emdash; Absolument, oui.&emdash; Et dans le cas au moins où c'est par mer que s'effectue le voyage des marchandises, (b) un grand nombre d'autres individus seront encore nécessaires, compétents en tout ce qui concerne la marine.&emdash; Un grand nombre assurément.&emdash;

Mais est-ce bien tout? Au-dedans même du groupe social, comment les gens se feront-ils part mutuellement des choses auxquelles ils auront travaillé les uns et les autres? Évidemment c'était là notre but quand nous avons fondé une société politique, après avoir constitué une communauté.&emdash; Il est désormais manifeste, dit-il, qu'ils s'en feront part sous forme de vente et d'achat. &emdash; Un marché, une monnaie, signe de convention destiné à l'échange, voilà ce qui en résultera.&emdash; Hé ! absolument. &emdash; Supposons maintenant (c) que le cultivateur ait apporté sur le marché quelque produit de son travail (lui ou tout autre homme de métier), mais qu'il n'y soit pas venu dans le même temps que ceux qui ont besoin de prendre en échange ses produits, laissera-t-il en plant le métier qui est le sien, pour rester assis au marché? &emdash; Jamais de la vie ! s'écria-t-il. Mais il y a des gens qui, faisant cette observation, s'ordonnent eux-mêmes à ce service. Bien mieux, dans les cités convenablement policées, ce sont assez généralement les individus les plus faibles physiquement et qui ne valent rien pour remplir quelque autre tâche: la leur en effet est de rester là, sur la place du marché, (d) pour y faire, contre argent, des échanges avec ceux qui demandent à vendre quelque chose en gros, et de rééchanger, encore contre argent, à tous ceux qui demandent à acheter quelque chose.&emdash; Alors, repris-je, voilà donc le besoin qui donne lieu dans notre société à l'existence de marchands au détail: le nom de marchands au détail n'est-il pas en effet celui que nous donnons aux gens qui, installés au marché, y font le service de l'achat et de la vente, tandis que nous appelons trafiquants ceux qui circulent dans les pays ?&emdash;Hé ! absolument. &emdash; Enfin il y a, me semble-t-il, un autre service encore, auquel des gens sont préposés; gens qui, pour ce qui est de l'intelligence, (e) ne valent guère qu'on les fréquente, mais dont la force physique convient aux tâches pénibles. Comme c'est de cette force qu'ils veulent l'utilisation et qu'ils appellent salaire le prix dont cela se paie, on les a, je crois bien, nommé des salariés; n'est-il pas vrai ? &emdash; Hé! absolument.&emdash; Donc, pour donner à notre société politique sa plénitude, il y a aussi, autant qu'il semble des salariés.&emdash; C'est mon avis.&emdash;

Mais, Adimante, est-ce que désormais les accroissements reçus par notre société ne permettent pas de la dire achevée?&emdash; Probablement.&emdash;  Où pourront donc bien exister en elle la justice aussi bien que l'injustice ? et simultanément en quelle catégorie d'agents, objets de notre examen, y pourraient-elles faire leur apparition ? ( 372 a) &emdash; Pour moi, dit-il, je n'en conçois pas, Socrate; sinon, je pense, dans une certaine façon pour ces agents mêmes d'user de leurs relations mutuelles.&emdash; Eh bien! repris-je, il est probable que tu es dans le vrai: il faut au moins examiner la chose et ne pas paresseusement lâcher pied. Ainsi donc, commençons par examiner de quelle sorte sera le genre de vie des membres d'une société ainsi aménagée. Consistera-t-il pour eux en autre chose qu'en une production d'aliments, de vin, de vêtements, de chaussures, après l'édification de leurs demeures ? En été, ne travailleront-ils pas sans vêtements, sans chaussures, en hiver habillés (b) et chaussés autant qu'il le faut? Leur alimentation ne se tirera-t-elle pas de l'orge et du blé, dont ils confectionnent diverses farines, que tantôt ils cuisent et tantôt pétrissent pour en faire d'exquis gâteaux d'orge ou des pains de froment, présentés par eux sur des paillassons de jonc ou sur des feuilles bien nettes Eux-mêmes s'étendant sur des matelas d'herbe, jonchés de feuilles de lierre et de myrte, ne feront-ils pas bonne chère en compagnie de leurs jeunes enfants, buvant par là-dessus du vin, chantant la gloire des Dieux, ayant du plaisir à vivre ensemble, (c) ne dépassant pas leur revenu dans la procréation de leurs enfants, prenant leurs précautions contre indigence ou guerre ? »

 

Platon, République II, 270 a - 272e - Ed. Pléiade, t.1 pp.914-919

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