Nous croyons avoir éclairci dans d'autres ouvrages et défini, plus exactement que ne l'avaient fait nos devanciers, l'idée de hasard, en montrant que ce n'est point, comme on l'a tant répété, un fantôme créé pour nous déguiser à nous-mêmes notre ignorance, ni une idée relative à l'état variable et toujours imparfait de nos connaissances, mais bien au contraire la notion d'un fait vrai en lui-même, et dont la vérité peut être dans certains cas établie par le raisonnement, ou plus ordinairement constatée par l'observation, comme celle de tout autre fait naturel. Le fait naturel ainsi établi ou constaté consiste dans l'indépendance mutuelle de plusieurs séries de causes et d'effets qui concourent accidentellement à produire tel phénomène, à amener telle rencontre, à déterminer tel événement, lequel pour cette raison est qualifié de fortuit; et cette indépendance entre des chaînons particuliers n'exclut nullement l'idée d'une suspension commune de tous les chaînons à un même anneau primordial, par delà les limites, ou même en deçà des limites où nos raisonnements et nos observations peuvent atteindre. De ce que la Nature agite sans cesse et partout le cornet du hasard, et de ce que le croisement continuel des chaînes de conditions et de causes secondes, indépendances les unes des autres, donne perpétuellement lieu à ce que nous nommons des chances ou des combinaisons fortuites, il ne s'ensuit pas que Dieu ne tienne point dans sa main les unes et les autres, et qu'il n'ait pu les faire sortir toutes d'un même décret initial. On ne manque pas plus de respect à Dieu en étudiant les lois du hasard (car le hasard même a ses lois que met en évidence la multiplicité des épreuves), qu'en étudiant les lois de l'astronomie ou de la physique. La raison même nous impose l'idée du hasard; et le tort imputable à notre ignorance consiste, non à nous forger cette idée, mais à la mal appliquer, ce dont il n'y a que trop d'exemples, même chez les plus habiles. Elle est le principe de toute espèce de critique, soit qu'il s'agisse des plus hautes spéculations de la philosophie, ou des recherches de l'érudition, ou de la pratique la plus ordinaire de la vie. Elle est la clef de la statistique , et donne un sens incontestable à ce que l'on a appelé la philosophie de l'histoire, à ce que nous aimerions mieux appeler l'étiologie historique, en entendant par là l'analyse et la discussion des causes ou des enchaînements de causes qui ont concouru à amener les événements dont l'histoire offre le tableau ; causes qu'il s'agit surtout d'étudier au point de vue de leur indépendance on de leur solidarité. Pour donner quelque valeur aux nombreux systèmes dont ma philosophie de l'histoire a été l'objet, il faut toujours revenir aux principes de la critique ou de l'étiologie historique.

Dans les faits de détail qui sont l'objet habituel de la statistique, et où les épreuves du même hasard se comptent par milliers, par millions, l'effet de l'accumulation des épreuves est d'opérer la compensation de toutes les particularités fortuites, accidentelles, et de mettre en évidence l'action des causes, quelque faibles qu'elles soient, dont l'influence permanente tient aux conditions essentielles de la production du phénomène, et prévaut à la longue sur l'action de causes plus énergiques, mais fortuites et irrégulières. Cependant, la distinction de l'essentiel et de l'accidentel ne tient pas foncièrement à la répétition des épreuves ; elle subsiste aussi bien pour une épreuve unique que pour un grand nombre d'épreuves du même hasard, quoique nous n'ayons plus le critère expérimental de la statistique pour faire la part de l'un et de l'autre. A défaut de ce critère la raison en a d'autres, notamment celui qui est tiré de l'idée qu'elle se fait et qu'elle doit se faire, de la régularité de la loi, et de l'irrégularité du fait ou de l'accident ...

.. Remarquons bien que l'idée d'un fait accidentel n'implique pas l'hypothèse absurde d'un effet sans cause , ni l'idée d'un fait que la sagesse des hommes aurait pu empêcher ou du moins prévoir, ni par contre celle d'un fait qui échappe à toute prévision. Admettez que la chaleur solaire et la chaleur propre de la terre se dissipent graduellement, de manière qu'il doive venir un temps, à la vérité fort éloigné, où la terre cesserait de pouvoir nourrir des êtres vivants et vous aurez l'idée d'un phénomène déterminé en vertu de causes normales, régulières, essentiellement liées à la constitution du système qu'elles régissent. Supposez au contraire, comme on se l'est quelquefois figure, que, dans l'espace sans bornes et par-delà le système solaire, circule actuellement une comète destinée à rencontrer un jour la terre et à y détruire les espèces vivantes par maligne influence : ce sera l'exemple d'une cause accidentelle, et qui ne perdrait pas le caractère de cause accidentelle, quand même les astronomes seraient dès à présent en mesure de calculer l'époque de la rencontre. On aura un autre exemple du même contraste, si l'on oppose au phénomène régulier des marées, dont les calculs se trouvent dans les éphémérides, l'accident de la débâcle d'un glacier ou d'un lac de montagnes ; et ce dernier phénomène n'en devrait pas moins être réputé accidentel, parce que les progrès de la météorologie et de la géognosie permettraient d'en assigner la date à l'avance, ou parce que les hommes pourraient se prémunir contre les désastres de l'inondation au moyen d'épaulements, de barrages ou de reboisements.

Les mêmes considérations sont applicables dans l'ordre des faits historiques, sauf les difficultés de l'application effective. Les conditions de la société changent lentement le cours des siècles, en vertu de causes intimes et générales dont on démêle l'action à travers tous les incidents de l'histoire ; et en même temps de brusques secousses auxquelles on donne le nom de révolutions, déterminées par des causes locales et accidentelles, exercent çà et là des actions dont la sphère varie d'étendue. . .

... Sans la distinction du nécessaire et du fortuit, de l'essentiel et de l'accidentel, on n'aurait même pas l'idée de la vraie nature de l'histoire. Représentons-nous un registre comme ceux que tenaient les prêtres de la haute antiquité ou les moines des temps barbares, où l'on inscrivait à leurs dates tous les faits réputés merveilleux ou singuliers, les prodiges, les naissances de monstres, les apparitions de comètes, les chutes de la foudre, les tremblements de terre, les inondations, les épidémies : ce ne sera point là une histoire : pourquoi ? Parce que les faits successivement rapportés sont indépendants les uns des autres, n'offrent aucune liaison de cause à effet; en d'autres termes, parce que leur succession est purement fortuite ou le pur résultat du hasard.

Que s'il s'agissait d'un registre d'observations d'éclipses, d'oppositions ou de conjonctions de planètes, de retours de comètes périodiques ou d'autres phénomènes astronomiques du même genre, soumis à des lois régulières, on n'aurait pas non plus d'histoire, mais par une raison inverse : à savoir parce que le hasard n'entre pour rien dans la disposition de la série, et parce qu'en vertu des lois qui régissent cet ordre de phénomènes, chaque phase détermine complètement toutes celles qui doivent suivre ..,

... Si les découvertes dans les sciences pouvaient indifféremment se succéder dans un ordre quelconque, les sciences auraient des annales sans avoir d'histoire : car, la prééminence de l'histoire sur les simples annales consiste à offrir un fil conducteur, à la faveur duquel on saisit certaines tendances générales, qui n'excluent pas les caprices du hasard dans les accidents de détail, mais qui prévalent à la longue, parce qu'elles résultent de la nature des choses en ce qu'elle a de permanent et d'essentiel. Dans l'autre hypothèse extrême, où une découverte devrait nécessairement en amener une autre et celle-ci une troisième, suivant un ordre logiquement déterminé, il n'y aurait pas non plus, à proprement parler, d'histoire des sciences, mais seulement une table chronologique des découvertes ; toute la part du hasard se réduisant à agrandir ou à resserrer les intervalles d'une découverte à l'autre. Heureusement pour l'intérêt historique, ni l'une ni l'autre hypothèse extrême ne sauraient être admises (2) ; et, pourtant, à mesure que le travail scientifique s'organise, que le nombre des travailleurs augmente et que les moyens de communication entre les travailleurs se perfectionnent, il est clair que l'on se rapproche davantage de la dernière hypothèse où, par l'élimination à peu près complète du hasard, les sciences seraient effectivement sorties de ce que l'on peut appeler la phase historique.

Il y a de bonnes raisons pour que la part du hasard reste toujours bien plus grande dans l'histoire politique que dans celle des sciences : et pourtant l'on conçoit que cette part doit se réduire quand l'importance des grands personnages s'efface devant les lumières et le concours de tous; quand les forces qui comportent le nombre et la mesure tendent partout à prévaloir sur l'exaltation bien plus accidentelle, bien moins durable, des sentiments et des passions. Aux époques reculées, avant l'apparition des hommes supérieurs qui fondent la civilisation des peuples, ceux-ci n'ont pas encore d'histoire, non seulement parce que les historiens manquent, mais parce que, sous l'empire des forces instinctives auxquelles les masses obéissent, les conditions de l'histoire telle que nous l'entendons manquent absolument. Si rien n'arrête la civilisation générale dans sa marche progressive, il doit aussi venir un temps où les nations auront plutôt des gazettes que des histoires ; où le monde civilisé sera, pour ainsi dire, sorti de la phase historique . . .

... En effet, d'une part le philosophe est voué par état à la recherche de la raison des choses ; d'autre part, comme l'indique le mot aitia, cause, raison, l'étiologie historique consiste dans la recherche et la discussion des causes dont l'enchaînement compose la trame historique. Mais il faut bien s'entendre sur le genre de causes. Qu'un général d'armée ait faibli un jour de bataille par suite de quelque indisposition dont son valet de chambre a le secret, ou qu'une importante résolution de cabinet ait été prise à la suite de quelque intrigue de boudoir, ce sont là des causes dont se montre friand le chercheur d'anecdotes, qui peuvent même fournir au moraliste une occasion de revenir sur le thème des faiblesses et des misères de l'homme, mais qui sont peu dignes de l'étiologie historique ou de la philosophie de l'histoire, comme nous l'entendons. En telles circonstances, il suffisait d'un caprice du hasard pour intervenir,modifier, supprimer une longue chaîne d'événements ; en telles autres, il y avait un résultat nécessaire, inévitable, où les données essentielles de la situation devaient finalement prévaloir sur tous les accidents fortuits : voilà ce qui intéresse, nous ne dirons pas la science historique, car la démonstration scientifique n'est pas de mise ici, mais la philosophie de l'histoire qui est bien obligée, comme toute philosophie de se contenter d'analogies, d'inductions, c'est-à-dire de probabilités, sauf à en user avec la circonspection et la sobriété que commande la gravité du sujet. On discute un traitement médirai et dans certains cas l'on n'hésite point à lui imputer la guérison ou la mort du malade, quoiqu'on ne puisse jamais avoir la preuve démonstrative que le malade serait mort ou qu'il aurait guéri, soit en suivant un autre traitement, soit en l'absence de tout traitement. Pour l'étiologie historique qui ne fait que de naître, c'est déjà beaucoup que de prétendre à quelque comparaison avec l'étiologie médicale dont on s'occupe depuis si longtemps .

Si l'on tient à une parfaite exactitude de langage, il faudra dire que l'étiologie ou la philosophie de l'histoire s'enquiert de la raison des événements plutôt que de la cause des événements. Car, l'idée de cause implique celle d'une action, d'une force douée de son énergie propre; et ce que la critique historique doit mettre en évidence, ce sont le plus souvent des résistances passives, des conditions de structure et de forme qui prévalent à la longue et dans l'ensemble des événements sur les causes proprement dites, sur celles qui interviennent avec le mode d'activité qui leur est propre, dans la production de chaque événement en particulier ..

...Les personnages appelés à figurer sur la scène de l'histoire (de l'histoire comme on l'entend d'ordinaire et comme on doit le plus souvent l'entendre), monarques, tribuns, législateurs, guerriers, diplomates, ont bien le rôle actif, interviennent bien à titre de causes efficientes dans la détermination de chaque événement pris à part. Ils gagnent ou perdent les batailles, ils fomentent ou répriment les révoltes, ils rédigent les lois et les traités, ils fabriquent et votent les constitutions. Et comme ils arrivent eux-mêmes sur la scène à la suite des combinaisons de la politique, il semble d'abord que la politique engendre et mène tout le reste. Cependant, l'histoire politique est de toutes les parties de l'histoire celle où il entre visiblement le plus de fortuit, d'accidentel et d'imprévu : de sorte que pour le philosophe « qui méprise le fait », qui ne se soucie guère de l'accidentel et du fortuit, si brillant que soit le météore, si retentissante que soit l'explosion, l'histoire tout entière courrait risque d'être frappée du même dédain que les caprices de la politique, s'il n'y avait plus d'apparence que de réalité dans cette conduite de l'histoire par la politique, comme par une roue maîtresse, et s'il ne fallait distinguer entre le caprice humain, cause des événements, et la raison des événements qui finit par prévaloir sur les caprices de la fortune et des hommes. Il en est d'un prince faible, jouet d'une maîtresse ou d'un favori, comme de notre dé qu'un souffle dérange dans ses agitations ; mais s'il s'appelle Louis XV ou Charles IV, l'arrêt de sa dynastie est écrit, en quelque sens que la fantaisie de la maîtresse ou du favori incline pour le moment sa volonté débile ...

... Quant aux idées qu'il nous plaît de nous faire des destinées du genre humain, du but final de la civilisation, du rôle de quelques peuples privilégiés en vue de la poursuite de ce but final, toutes ces idées qui ont déjà occupé tant d'esprits et sur lesquelles les esprits sont si peu d'accord, appartiennent bien, si l'on veut, à la philosophie de l'histoire, mais à une philosophie transcendante, ambitieuse, hypothétique, qui n'est point la critique dont nous entendons parler et dont nous voudrions offrir, autant que le permet une esquisse rapide, quelques modestes essais. Si l'on nous permet de recourir au vocabulaire de Kant, nous dirons qu'autre chose est l'étiologie, autre chose la téléologie historique ...»

Cournot, Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes. Livre 1er, Prolégomènes, Chapitre 1er: de l'étiologie historique et de la philosophie de l'histoire.

Cournot, Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes. I,1 (1872)

 

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