Comme beaucoup de problèmes psychologiques, les recherches sur l'imagination sont troublées par la fausse lumière de l'étymologie. On veut toujours que l'imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S'il n'y a pas changement d'images, union inattendue des images, il n'y a pas imagination, il n'y a pas d'action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d'images aberrantes, une explosion d'images, il n'y a pas imagination. Il y a perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Le vocable fondamental qui correspond à l'imagination, ce n'est pas image, c'est imaginaire. Grâce à l'imaginaire, I'imagination est essentiellement ouverte, évasive. Elle est dans le psychisme humain l'expérience même de l'ouverture, I'expérience même de la nouveauté. (...)
Une image qui quitte son principe imaginaire et qui se fixe dans une forme définitive prend peu à peu les caractères de la perception présente. Bientôt, au lieu de nous faire rêver et parler, elle nous fait agir. Autant dire qu'une image stable et achevée coupe les ailes à l'imagination. Elle nous fait déchoir de cette imagination rêveuse qui ne s'emprisonne dans aucune image et qu'on pourrait appeler pour cela une imagination sans images... Sans doute, en sa vie prodigieuse, I'imaginaire dépose des images, mais il se présente toujours comme un au-delà des images, il est toujours un peu plus que ses images.
Ainsi le caractère sacrifié par une psychologie de l'imagination qui ne s'occupe que de la constitution des images est un caractère essentiel, évident, connu de tous: c'est la mobilité des images. Il y a oppositionódans le règne de l'imagination comme dans tant d'autres domaines ó entre la constitution et la mobilité. Et comme la description des formes est plus facile que la description des mouvements, on s'explique que la psychologie s'occupe d'abord de la première tâche. C'est pourtant la seconde qui est la plus importante. L'imagination, pour une psychologie complète, est, avant tout, un type de mobilité spirituelle, le type de la mobilité spirituelle la plus grande, la plus vive, la plus vivante. Il faut donc ajouter systématiquement à l'étude d'une image particulière l'étude de sa mobilité, de sa fécondité, de sa vie.

Bachelard, L'Air et les songes (1943), Corti, pp. 7-8

 

 

PhiloNet