Nous avons été amené à distinguer l'utopie comme production littéraire et le mode utopique comme type général de pensée, comme mode d'exercice intellectuel et spirituel. Or, l'"utopique" a une valeur positive incontestable puisqu'il est étroitement lié à la conscience, à l'intelligence, à l'invention. Comme toute utopie renferme nécessairement de l'exercice utopique, il serait invraisemblable qu'elle ne retrouve pas ainsi une certaine valeur. Le mode utopique est également lié à l'activité finaliste en général, à l'activité selon un plan. Autre raison pour que l'utopie ne soit pas entièrement sans portée théorique et pratique. Une utopie sociale est presque toujours une synthèse hâtive et fragile, mais qui recouvre un effort élémentaire d'analyse intéressant et fécond. L'utopie production littéraire trahit, de la part du spéculatif souvent timide qui l'a écrite, du théoricien apparemment dépourvu d'expérience pratique qui s'y épanche, un désir de puissance assez peu sain, et une ambition esthétique mal dirigée, et mal soutenue par de faibles moyens. Mais purgeons l'utopie de ce complexe « adlérien » et de ces ambitions littéraires, il reste l'exercice élémentaire de la conscience et de l'intelligence, qui peut être plein d'intérêt au point de vue théorique, pratique, et surtout pédagogique....
Il est impossible d'énumérer les notions que la sociologie doit à l'utopie.... Les utopies ont exercé les esprits sur une foule de notions d'économie politique, sur le mercantilisme, sur la théorie des physiocrates, sur l'organisation étatiste de la production et de la consommation, sur les influences mutuelles de la vie économique et de la vie politique, sur la valeur du luxe, sur le rôle des chefs d'entreprises, sur la coopération, sur le rôle et la valeur du machinisme, sur les assurances et la législation du travail, etc ...
La valeur pratique des utopies sociales est tout aussi incontestable. Les utopies sont comme des enveloppes de brume sous lesquelles s'avancent des idées neuves et réalisables. Il y avait quelques idées justes et praticables sous les extravagances de Fourier, beaucoup d'idées sensées derrière les schémas fragiles du socialisme de Bellamys. Le despotisme éclairé, les législations socialistes, eugénistes, féministes, les cités-jardins, l'organisation des coopératives de production et de consommation, la journée de huit heures (cf. Thomas Morus, et Veirasse qui divise la journée selon la formule des « trois huit »), la Société des Nations, les grandes entreprises comme le percement du canal de Suez; l'éducation populaire, une foule de réformes pédagogiques, etc., doivent beaucoup à l'utopie.

Ruyer, L'utopie et les utopies (1950) pp.114-116

 

 

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