Le terme métaphysique, nous le savons aujourd'hui, a connu une histoire complexe et mouvementée, au cours de laquelle il a changé plusieurs fois de signification. On comprend alors pourquoi dans son cours Grundbegriffe der Metaphysik (1929/30) Heidegger puisse affirmer que l'expression "métaphysique" n'est pas un "Urwort", un "mot originaire", qui renfermerait en lui-même la signification de ce qu'il désigne (Cf. Martin HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt Endlichkeit - Einsamkeit Gesamtausgabe tome 29/30, Frankfurt, Klostermann, 1983, pp. 37-38. [ cité par la suite sous le sigle: GA 29/30]).

Au contraire du terme physis le terme "métaphysique" ne nous apprend rien sur l'objet dont il traite. Au commencement, il s'agit d'un simple terme de classement. Il a été mis en circulation peu après la mort d 'Aristote (322/21 av. J. Chr.), c'est-à-dire à une époque où la philosophie commençait à institutionnaliser son enseignement sous la forme de différentes "académies". D'où la nécessité de regrouper dans des manuels le savoir philosophique accumulé jusqu'alors. Commence alors un premier partage des tâches à l'intérieur du champ philosophique, qui prendra rapidement valeur canonique. Il donne naissance à trois disciplines philosophiques fondamentales, censées couvrir le champ entier du savoir philosophique :

1. Un savoir de la physis (epistemè physikè) c'est-à-dire de tous les aspects du réel préalables à l'intervention humaine, un savoir des "choses de la nature" au sens large, c'est-dire non encore réduites à la "nature" des sciences naturelles, de la physique en particulier.

2. Un savoir de l'ethos (epistemè ethikè) c'est-à-dire de tout ce qui relève de l'agir humain. Il ne s'agit pas encore de l'éthique ou de la morale au sens moderne de ce terme, c'est-à-dire du savoir relatif aux normes de la conduite humaine, mais plutôt de quelque-chose que nous faisons ranger aujourd'hui sous le terme englobant de "culture" opposée à la "nature".

3. En troisième lieu, un savoir du logos (epistemè logikè) ici encore moins une "logique" au sens moderne du mot, qu'une théorie du discours (dialectique) et de ses règles.

La tradition antique (Sextus Empiricus) fait remonter cette tripartition à Platon et à son disciple Xénocrate. Elle aurait été adoptée également par l'école péripatéticienne et transmise aux Stoïciens. Ce sont d'ailleurs les Stoïciens qui ont inventé une formule suggestive pour traduire l'idée que les trois disciplines: dialectique, physique et éthique saturent le champ entier du savoir philosophique: la philosophie est un champ dont la physique est le sol, la logique la clôture et l'éthique le fruit (Cf Diogène Laerce. VII, 39-40.).

L'important est de comprendre que cette "académisation" du savoir philosophique suscitait de nouveaux problèmes, dont les philosophes antérieurs ne s'embarrassaient pas encore. C'était entre autres le problème de savoir quelle place il fallait ménager à l'intérieur de ces trois branches du savoir philosophique, à cette interrogation fondamentale qu'Aristote qualifiait de "philosophie première". Ce problème était lié à une tâche plus prosaïque: celle de l'édition des textes aristotéliciens dans laquelle Andronicos de Rhodes jouait un rôle capital. Sous quelle forme publier l'enseignement du maître? La solution de facilité consistait alors à publier les réflexions qu'Aristote avait consacrées à la philosophie dite "première" à la suite de la discipline qui semblait avoir avec elles la plus grande parenté, tout en en restant distincte: la physique. Du point de vue éditorial, la philosophie "première" devenait alors un appendice. Elle venait "après", "à la suite" de la physique. "Après" se dit en grec: meta, la "métaphysique", meta ta physika, c'est: tout simplement ce qui du point de vue éditorial, c'est-à-dire dans le catalogue des oeuvres d'Aristote, range après la physique. Nous comprenons alors mieux le sens de la déclaration de Heidegger citée plus haut. Etant un simple terme classificatoire, un titre de catalogue, on comprend en effet qu'il ne puisse s'agir d'un "Urwort"! La situation pourrait être illustrée de la façon suivante: supposons que dans ma cave, pour des raisons de commodité personnelle, j'aie rangé mes bouteilles de champagne derrière mes bouteilles de beaujolais. Savoir que le champagne vient "derrière" les beaujolais peut être très important lorsqu'il s'agit de retrouver une bouteille, mais ne dit rien du contenu. En ce sens la définition du champagne comme "méta-beaujolais" rend difficilement justice à la boisson pétillante contenue dans ces bouteilles.

Or très paradoxalement, au terme d'une histoire assez complexe qu'il est impossible de résumer ici, ce qui a l'origine n'était qu'un simple titre de catalogue, a fini par devenir malgré tout la désignation d'un contenu. Ce qui rendait cette mutation possible, c'était sans doute la polysémie même du terme grec meta qui peut signifier "derrière", "après", mais qui peut également connoter l'idée d'un renversement (comme dans metabolè) et d'un dépassement. Pris dans ce second sens, le terme "métaphysique" peut alors devenir une indication de contenu: il ne renvoie pas seulement aux livres qui suivent le livre de la Physique dans le corpus aristotélicien, il renvoie à l'idée d'un dépassement des choses de la physis. La meta-physique, c'est alors ce qui se situe au-delà de la physique. Cette interprétation intrinsèque peut emprunter deux voies:

- soit une interprétation "platonisante", concernant la hiérarchie entre deux niveaux de réalité. La métaphysique sera alors une "hyperphysique": elle s'occupe de l'ordre de réalité qui transcende celui des choses physiques. Une telle interprétation semble bien être cautionnée par certains textes d'Aristote.

- soit la désignation d'un ordre de succession dans la connaissance. L'étude des choses de la "métaphysique" doit venir après celles des choses relevant de la physique. On peut confronter les deux interprétations dans le schéma suivant:

METAPHYSIQUE (=Transnaturel)
!
PHYSIQUE --> METAPHYSIQUE
----------------------------
!

PHYSIQUE (=Naturel)
!

[meta = trans]
!
[meta = post]
Tout le problème est celui de savoir si ces réinterprétations rendent encore vraiment justice à l'idée aristotélicienne d'une "philosophie première". Prenant le contre-pied de toute une tradition, Heidegger estime que cela n'est pas le cas
(Martin HEIDEGGER, GA 29/30, § 12. "Die innere Unzutraglichkeiten des uberlieferten Begriffs der Metaphysik", pp. 61-69)...Tous les historiens de la philosophie souscriraient sans ambages à la thèse de Heidegger, qui estime que la station sans doute la plus importante dans la longue et complexe carrière philosophique du terme métaphysique est représentée par les Disputationes metaphysicae (1597) du jésuite F. Suarez. Ce qui retiendra surtout l'attention, c'est la 1ère disputation dans laquelle Suarez se livre à un inventaire systématique des différentes appellations de la métaphysique élaborées par la tradition (sapientia, prudentia, prima philosophia, naturalis theologia). Prenant appui sur la signification première du terme, Suarez tente de justifier les deux significations du terme grec meta. La métaphysique est à la fois une "post-physique" et une "ultra-physique". Elle vient après la physique, précisément parce qu'elle transcende l'ordre des réalités physiques. Quoi qu'il en soit de la validité des définitions élaborées par Suarez, en particulier de sa proximité et de sa distance par rapport à l'idée de la métaphysique élaborée par Saint Thomas d'Aquin, on peut dire avec Heidegger que c'est bien cette idée de la métaphysique qui devient déterminante dans la tradition des manuels qui aboutit au XVIIe siècle à Goclenius. C'est (encore - cf ontologie) lui qui doit être reconnu comme étant le véritable ancêtre de la métaphysique des temps modernes, déterminant l'évolution de celle-ci de Descartes à Kant et au-delà.

On peut évidemment aussi refuser de souscrire à la sévérité du jugement heideggérien, qui estime que l'histoire du terme métaphysique est une longue aberration au cours de laquelle l'idée aristotélicienne d'une "science de l'être en tant qu'être" s'obscurcit toujours davantage. Pierre Aubenque par exemple estime que bien qu'étant inventé après-coup "le titre Métaphysique correspond, mieux que celui de Philosophie première à l'aspect effectif de la recherche aristotélicienne et qu'on ne saurait donc attribuer son invention à un complet contre-sens". A ses yeux, s'il y a lieu de parler d'une erreur historique dans ce contexte, celle-ci consisterait plutôt dans l'amalgame entre le titre "philosophie première" et le titre "métaphysique". Si on accepte de reconnaître que la métaphysique n'est pas la philosophie première, elle peut très bien correspondre à une recherche portant sur l'être en son universalité, c'est-à-dire à une recherche ontologique.

J. Greisch, Etre et langage, I pp.7-9 

 

PhiloNet