Ce à quoi je tends sous le titre "philosophie", en tant que champ et but de mon travail, c'est quelque-chose que, naturellement, je sais. Et pourtant je ne le sais pas. Quel est l'auto-penseur à qui un tel "savoir" a jamais suffi ? Quel est celui pour qui, dans sa vie de philosophe, la "philosophie" a jamais cessé d'être une énigme ? Certes le sens téléologique nommé "philosophie", à la réalisation duquel il a consacré sa vie, chacun en possède certaines formulations, exprimées dans des définitions, mais seuls les penseurs de deuxième ordre, qu'en vérité il ne faut pas appeler philosophes, se reposent sur leurs définitions, avec leurs concepts verbaux, font du telos de l'acte de philosopher quelque-chose de mort.

Ce qui est historique reste pris dans ce "savoir" obscur comme dans les concepts verbaux des formules, c'est, dans son sens propre, I'héritage spirituel de celui qui philosophe, et il est évident aussi qu'il comprend les autres, en connexion avec lesquels, dans l'amitié et dans l'inimitié critiques, il philosophe. Et philosophant ainsi il est également en connexion avec soi-même, avec sa façon antérieure de comprendre la philosophie et d'en faire, et il sait que dans ce processus la tradition historique, telle qu'il l'a comprise et utilisée, n'a jamais cessé d'intervenir et de le motiver spirituellement. L'image qu'il se fait de l'histoire, en partie forgée par lui-même, en partie reçue, son "poème de l'histoire de la philosophie" n'est pas resté et ne reste pas fixe, il le sait; et pourtant: chaque "poème" lui sert, et peut lui servir, à se comprendre lui-même et son projet, et celui-ci en rapport avec celui des autres et avec leur "poème", et finalement à comprendre le projet commun à tous, qui constitue "la" philosophie en tant que télos unitaire avec les tentatives systématiques de remplissement de sens pour nous tous, c'est-à-dire en même temps en connexion avec les philosophes du passé (pour autant que nous puissions en donner diverses "versions poétiques" qui aient du sens pour nous").

Husserl, La crise des sciences européennes, p. 568 

 

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