Et si, pour ne nous éloigner que le moins qu'il est possible des opinions déjà reçues, nous aimons mieux avouer que les objets que nous sentons envoient véritablement leurs images jusques au dedans de notre cerveau, il faut au moins que nous remarquions qu'il n'y a aucunes images qui doivent en tout ressembler aux objets qu'elles représentent car autrement il n'y aurait point de distinction entre l'objet et son image: mais qu'il suffit qu'elles leur ressemblent en peu de choses ; et souvent même, que leur perfection dépend de ce qu'elles ne leur ressemblent pas tant qu'elles pourraient faire. Comme vous voyez que les tailles-douces, n'étant faites que s d'un peu d'encre posée, çà et là sur du papier, nous représentent des forêts, des villes, des hommes, et même des batailles et des tempêtes, bien que, d'une infinité de diverses qualités qu'elles nous font concevoir en ces objets, il n'y en ait aucune que la figure seule dont elles aient proprement la ressemblance; et encore est-ce une ressemblance fort imparfaite, vu que, s sur une superficie toute plate, elles nous représentent des corps diversement relevés et enfoncés, et que même, suivant les règles de la perspective, souvent elles représentent mieux des cercles par les ovales que par d'autres cercles; et des carrés par des losanges que par d'autres carrés ; et ainsi de routes les autres figures en sorte que souvent, pour être plus parfaites en qualité d'images, et représenter mieux un objet, elles doivent ne lui pas ressembler. Or il faut que nous pensions tout le môme des images qui se forment en notre cerveau, et que nous remarquions qu'il est seulement question de savoir comment elles peuvent donner moyen à l'âme de sentir routes les diverses qualités des objets auxquels elles se rapportent, et non point comment elles ont en soi leur ressemblance.

 

René Descartes, La Dioptrique (1637)

 

 

 

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