Remarque donc, repris-je, si tu veux bien regarder, que, 523b parmi les objets qui frappent nos sens, les uns n'invitent pas l'intelligence à la réflexion, parce que les sens suffisent à en juger, que les autres au contraire l'engagent instamment à les examiner, parce que la sensation qu'ils produisent ne donne rien de sain.

Tu veux évidemment parler, dit-il, des objets vus dans le lointain et des dessins en perspective ?

Tu n'as pas du tout saisi, répliquai-je, ce que je veux dire.

Que veux-tu donc dire ? demanda-t-il.

Les objets qui n'excitent pas à la réflexion, répondis-je, sont ceux qui ne produisent pas à la fois deux impressions opposées; 523c s'ils les produisent au contraire, je les range parmi ceux qui invitent à la réflexion, et c'est le cas lorsque l'impression qui nous arrive, soit de près, soit de loin, ne laisse pas discerner que l'objet soit ceci plutôt que cela. Donnons un exemple qui te fera saisir plus nettement ce que je veux dire. Voici, dis-je, trois doigts: le pouce, l'index et le majeur.

Bien, dit-il.

Conçois en outre que je les suppose vus de près, puis fais avec moi cette observation sur eux.

Laquelle ?

Chacun d'eux parait également un doigt; et peu importe à cet égard 523d qu'on le voie au milieu ou à l'extrémité, blanc ou noir, gros ou menu, et ainsi de toutes les qualités du même genre; car en tout cela l'âme chez la plupart des hommes1 n'est pas obligée de demander à l'entendement ce que c'est qu'un doigt, parce qu'en aucun cas la vue ne lui a témoigné en même temps qu'un doigt fut autre chose qu'un doigt.

Non certes, dit-il.

Il est donc naturel, repris-je, qu'une telle sensation n'excite ni ne réveille l'entendement. 523e

C'est naturel.

Mais s'il s'agit de la grandeur ou de la petitesse des doigts, la vue les discerne-t-elle suffisamment, et lui est-il indifférent que l'un d'eux soit au milieu ou à l'extrémité ? et pareillement le toucher sent-il suffisamment l'épaisseur et la minceur, la mollesse et la dureté? et en général les sens ne sont-ils pas insuffisants à juger de telles qualités ? N'est-ce pas ainsi que chacun d'eux procède? D'abord le sens qui est chargé de percevoir 524a ce qui est dur a été nécessairement chargé aussi de percevoir ce qui est mou, et il rapporte à l'âme que le même objet lui donne une sensation de dureté et de mollesse.

Il en est ainsi, dit-il.

N'est-il pas inévitable, repris-je, qu'en pareil cas l'âme, de son coté, soit perplexe2 et se demande ce que signifie une sensation qui signale dans le même objet la dureté et la mollesse ? De même pour la sensation du léger et du lourd, que faut-il entendre par ce léger et ce lourd, lorsque la sensation signale que le lourd est léger, et que le léger est lourd? 524b

En effet, dit-il, ce sont là pour l'âme des témoignages étranges et qui réclament l'examen.

Il est donc naturel, repris-je, que l'âme en cette perplexité appelle à son secours l'entendement et la réflexion et tâche d'abord de se rendre compte si chacun de ces témoignages porte sur une seule chose ou sur deux.

Sans doute.

Si elle juge qu'il y en a deux, chacune d'elles ne paraît-elle pas une et distincte de l'autre ?

Si.

Si donc chacune d'elles lui paraît une, et l'une et l'autre, deux, elle les concevra toutes deux comme séparées; autrement, 524c elle ne les concevrait pas comme deux choses, mais comme une seule 3.

Fort bien.

Or la vue, disons-nous, a perçu la grandeur et la petitesse non comme séparées, mais comme confondues ensemble, n'est-ce pas ?

 

Oui.

Et pour débrouiller cette confusion, l'entendement est forcé de voir alors la grandeur et la petitesse, non plus confondues, mais séparées, au rebours de ce que fait la vue.

C'est vrai.

De là nous vient d'abord l'idée de rechercher ce que peut être la grandeur et la petitesse.

Oui.

C'est de la même manière que nous avons distingué ce qui est intelligible et ce qui est visible.

524d C'est très exact, dit-il.

VIII Eh bien, voila ce que je voulais faire entendre tout à l'heure, quand je disais que certains objets excitent à penser, et que d'autres ne le font point, et que je rangeais parmi les premiers ceux qui affectent les sens en produisant deux impressions opposées, et ceux qui n'offrent point cette contradiction parmi ceux qui n'éveillent pas la pensée.

 

Platon, République VII, 523bc 

 

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