La vérité est-elle dans la chose ou seulement dans l'intelligence?

Objections:

1. Il semble que la vérité n'est pas dans l'intelligence, mais plutôt dans les choses . En effet, Saint Augustin, dans les Soliloques, rejette cette définition du vrai: "Le vrai est ce que l'on voit"; car, dit-il, en ce cas, les pierres qui se trouvent dans les profondeurs de la terre ne seraient pas de vraies pierres, parce qu'elles ne se voient pas. Il repousse également cette autre définition: "Le vrai est ce qui est tel qu'il apparaît au sujet connaissant, si celui veut et peut le connaître", car, dans ces conditions, rien ne serait vrai, si personne ne pouvait le connaître. Et lui-même définit ainsi le vrai: "Le vrai, c'est ce qui est." Il semble donc que le vrai soit dans les choses et non dans l'intelligence.

2. Tout ce qui est vrai, est vrai par la vérité. Donc, si la vérité est uniquement dans l'intelligence, rien ne sera vrai sinon dans la mesure où il est connu par l'intelligence, ce qui est l'erreur des anciens philosophes disant: "Tout ce qui apparaît est vrai." Il s'ensuit que des propositions contradictoires sont vraies simultanément, car des propositions contradictoires paraissent vraies simultanément à plusieurs personnes.

3. "Ce qui fait qu'une chose est telle, est cela encore davantage", disent les Derniers Analytiques. Or, du fait qu'une chose est ou n'est pas, l'opinion ou la parole concernant cette chose sera vraie ou fausse, dit Aristote. Donc la vérité est dans les choses plutôt que dans l'intelligence.

En sens contraire, le philosophe dit: "le vrai et le faux ne sont pas dans les choses, mais dans l'intelligence" (Métaphysique)                         

Réponse: De même qu'on nomme "bon" ce à quoi tend l'appétit, de même on nomme "vrai" ce à quoi tend l'intelligence. Mais il y a cette différence entre l'appétition et l'intellection, ou tout autre mode de connaissance, que la connaissance consiste en ce que le connu est dans le connaissant, tandis que l'appétition consiste dans le penchant du sujet vers la chose même qui l'attire. Ainsi le terme de l'appétition, qui est le bon, se trouve dans la chose attirante, mais le terme de la connaissance, qui est le vrai, est dans l'intelligence.

Or, de même que le bien est dans la chose, en tant qu'elle est ordonnée à l'appétit, en raison de quoi la raison formelle passe de la chose attirante à l'appétit lui-même, de telle sorte que l'appétit est dit bon dès lors que ce qui l'attire est bon, de même, le vrai étant dans l'intelligence selon que celle-ci se conforme à la chose connue, il est nécessaire que la raison formelle du vrai passe à la chose par dérivation, de sorte que cette dernière soit dite vraie elle aussi en tant qu'elle est en rapport avec l'intelligence. (...)

On dira donc qu'une chose est vraie, absolument parlant, par comparaison avec l'intelligence dont elle dépend. De là vient que les productions de l'art sont dites vraies par rapport à notre intelligence; par exemple, une maison est dite vraie quand elle revêt la forme d'art qui a été conçue par son architecte; une parole est dite vraie quand elle est le signe d'une connaissance intellectuelle vraie. Pareillement les choses naturelles sont dites vraies en tant que se réalise en elles la similitude des formes intelligibles qui sont dans l'intelligence divine: on appelle une vraie pierre celle qui a la nature propre de la pierre, telle que l'a conçue l'intelligence de Dieu. Ainsi donc, la vérité est principalement dans l'intelligence, secondairement dans les choses, en tant que reliées à l'intelligence comme à leur principe.

C'est pour cela que l'on a pu définir diversement la vérité (...)

La vérité est-elle dans l'intelligence seulement quand elle compose et divise?

Objections...

En sens contraire...

Réponse: On l'a déjà dit, le vrai, selon sa raison formelle première, est dans l'intelligence. Puisque chaque chose est vraie selon qu'elle possède la forme qui est propre à sa nature, il est nécessaire que l'intellect en acte de connaître soit vrai en tant qu'il y a en lui la similitude de la chose connue, similitude qui est sa forme propre en tant qu'il est connaissant. Et c'est pour cela que l'on définit la vérité par la conformité de l'intellect et de la chose. Il en résulte que connaître une telle conformité, c'est connaître la vérité. Or, cette conformité, le sens ne la connaît en aucune manière; car, bien que l'oeil, par exemple, ait la similitude intentionnelle du visible, il ne saisit pas le rapport qu'il y a entre la chose vue et ce qu'il en appréhende.

L'intellect, lui, peut connaître sa conformité à la chose intelligible. Ce n'est pourtant pas dans l'acte par lequel il connaît l'essence de la chose qu'il appréhende cette conformité. Mais quand il juge que la chose est bien telle que la représente la forme intelligible qu'il en tire, c'est alors qu'il commence à connaître et à dire le vrai. (...)

 

St-Thomas d'Aquin,
Somme Théologique, II, II q.6 a1
 

 

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