- La
matière et l’esprit, réponses à
la question de savoir de quoi la réalité est
faite
- La matière et l’esprit, notions
corrélatives et constitutives de conceptions d’ensemble
de la réalité
- Panorama des visions du monde où prennent place les
idées de matière et d’esprit
- Problématique
I. Pouvons-nous
être définis comme étant des
composés de matière et d’esprit ?
1. Position
du problème
2.
La réponse de Descartes
II. Peut-on voir dans l’esprit
un simple produit de la matière ?
1. Le point
de vue matérialiste
2. Que penser du réductionnisme matérialiste
?
III. Pourquoi ne pas
résorber au contraire la matière dans l’esprit
?
1. Les
théories immatérialistes
2. Que penser de l’idéalisme radical ?
Ni dualisme
ni monisme réductionniste
|
Introduction
La vie de l’homme semble
matérielle par son corps et spirituelle par son âme
(siège supposé des idées, sentiments et
désirs). Serait-il composé de deux
réalités distinctes, de matière et d’esprit ?
-
La matière et l’esprit,
réponses à la question de savoir de quoi la
réalité est faite
La matière et l’esprit
sont moins des réalités, auxquelles on pourrait se
référer pour dire ce que nous sommes, que des
idées, conçues par la pensée (philosophique
scientifique et religieuse), pour répondre à la
question de savoir de quoi la réalité est faite.
-
La matière et l’esprit,
notions corrélatives et constitutives de conceptions d’ensemble
de la réalité
Les notions de matière et d’esprit
sont corrélatives l’une de l’autre - elles se
définissent le plus souvent l’une par opposition
à l’autre - et leurs définitions
respectives varient selon la conception de la réalité
où elles prennent place.
-
Panorama des visions du monde
où prennent place les idées de matière et d’esprit
Aussi convient-il de commencer par
répertorier les principales conceptions d’ensemble
de la réalité en fonction de la place qu’elles
accordent à l’une et à l’autre des deux
constituants fondamentaux possibles de tout ce qui est, que sont
sensés être la matière et l’esprit.
N.B. Le
matérialisme
est nécessairement moniste (la matière est pour lui l’unique
réalité : tout se ramène à elle). Le
spiritualisme et l’
idéalisme
peuvent l’être aussi (pour l’un comme pour l’autre
l’esprit être tenu comme étant seul à
exister, la matière n’étant que sa manifestation
apparente), mais sont généralement
dualistes
(matière et esprit sont deux genres différents de
réalité ou deux substances distinctes ; l’esprit
est un principe transcendant la matière : une
réalité première, libre, immortelle).
- Problématique
Que penser du recours aux
notions de matière et d’esprit pour dire ce dont,
nous-mêmes et le monde, sommes faits ? Se demander de quoi nous
serions faits est-ce d’ailleurs bien poser la question de
savoir ce que nous sommes ?
I. Pouvons-nous être définis comme
étant des composés de matière et d’esprit
?
1. Position du problème
Quand
est-il de la présence en nous, par quoi nous nous
définirions, de l’esprit et de la matière
(distinguées traditionnellement sous les noms d’âme
et de corps) : forment-ils une unité effective ou bien cette
unité n’est-elle qu’apparente ?
Pour les
spiritualistes,
le corps est l’habitacle provisoire de l'esprit, conçu
comme un souffle ( appelé spiritus en latin, principe d’animation
du corps) qui s'en échappe à la mort. Mais les
matérialistes
contestent cette immatérialité de l'esprit.
L'esprit est- il réductible à la matière, ou la
transcende-t-il ? La vérité de l’homme est-elle
dans le
monisme
matérialiste (une seule substance matérielle : le
corps) ou dans le dualisme spiritualiste (deux substances distinctes
: le corps et l’esprit) ?
Descartes définit l’homme
par l’union de l’âme et du corps :
" L’âme de l’homme est réellement distincte
du corps, et toutefois [...] elle lui est si
étroitement conjointe et unie qu’elle ne compose que
comme une même chose avec lui. " (Descartes,
Abrégé des Méditations
métaphysiques – 1647 ).
L’homme est-il réellement l’union d’une
âme et d’un corps ? Cette union n’est-elle pas
contradictoire ? L’homme n’est-il pas plutôt fait d’une
seule
substance ?
Le
dualisme
conçoit l’âme, siège de l’esprit,
comme distincte du corps (au point que la mort physique n’empêche
pas l’immortalité spirituelle). Descartes radicalise
cette distinction : l’âme est une substance pensante
(simple, n’occupant aucun espace assignable, indivisible), le
corps est une substance étendue (divisible, sans pensée
ni intériorité).
Descartes tient la connaissance de l’esprit pour plus facile
que celle de la matière en raison de l’immédiateté
de la connaissance réflexive que nous en avons, dont
témoigne l’évidence du cogito. Et pourtant,
dénuée d’esprit et donc de liberté, la
matière obéit au strict
déterminisme
comparable à celui qui régit les machines,
appelé pour cela mécaniste. Elle est ainsi totalement
offerte à l'étude scientifique (grâce,
précisément, à la « mécanique
») comme à la maîtrise technique (grâce
à laquelle, reconnaît Descartes dans le
Discours de
la méthode, nous pouvons «
nous rendre comme
maîtres et possesseurs de la nature »).
Mais peut-on connaître l’union de l’esprit et de la
matière aussi bien que l’on connaît chacun d’eux
? Nous faisons certes l’expérience de l’union
intime de l’âme et du corps : le corps agit sur l’âme
par les sensations et l’âme agit sur le corps (par la
volonté). Mais comment expliquer que s’unissent deux
réalités n’ayant rien en commun, radicalement
hétérogène l’une à l’autre ?
Comment des réalités sans commune mesure ni point de
contact peuvent-elles interagir ?
Descartes explique à Elisabeth, dans une lettre du 28 juin
1643, qu’on n’échappe à cette contradiction
qu’«
en usant seulement de la vie et des conversations
ordinaires », pour « se représenter la notion de l’union
que chacun éprouve toujours en soi-même sans
philosopher ». Cf. aussi sa
lettre
à Elisabeth de mai 1946. Bref, cette union est
évidente pour qui la vit, non pour qui l’interroge :
pour la raison, elle restera un
mystère
(un réalité dont on participe sans pouvoir la placer
à distance de soi pour se la représenter).
Saint
Augustin l'affirmait déjà dans la
Cité de
Dieu : « L
a manière dont les esprits sont unis aux
corps est tout à fait merveilleuse, elle ne peut être
comprise par l'homme ; mais c'est l'homme même. »
Pour tenter résoudre cette difficulté, deux
possibilités s’offrent à nous :
1) soit maintenir le
dualisme,
mais en niant qu’il y ait une réelle interaction entre l’esprit
et la matière, 2) soit en niant qu’il y ait
réellement deux
substances
en adoptant un point de vue moniste.
II. Peut-on voir dans l’esprit un simple
produit de la matière
1.
Le point de vue matérialiste
Dès l’Antiquité
hellénistique,
Épicure
et, à sa suite,
Lucrèce
reprennent et développent la physique atomiste de
Démocrite.
Tout ce qui existe est composé selon eux d’atomes. Il
n'y a rien de ce qui existe qui ne soit de nature matérielle :
ni l'âme, ni les dieux ne sont d'essence spirituelle. Le
matérialisme
épicurien ne nie donc pas la réalité de l’esprit,
mais il n’y voit qu’une organisation physique parmi d’autres.
En fait cette conception est l’auxiliaire d’une morale
: elle permet aux épicuriens de combattre la
superstition que constitue à leurs yeux la croyance en
l'immortalité de l'âme et au châtiment des dieux,
source de crainte, ennemie de la sérénité. Si la
vie s'arrête à la mort, identifiée à une
pure et simple désagrégation du corps, il n'y a plus
lieu de craindre ni la mort, qui nous prive de toute sensation, ni un
quelconque au-delà, inexistant (Epicure,
Lettre à
Ménécée). Seul compte dès lors la
recherche des plaisirs naturels, en quoi consiste selon eux la
sagesse.
Plus près de nous, au XIXe siècle,
Marx
et Engels dénoncent la conception idéaliste de l’esprit,
illustrée à leur époque par
Hegel,
comme principe premier. Que l’esprit mène le monde, que
la conscience détermine l’existence des individus, c’est
bien ce que les hommes pensent d’eux-mêmes, — mais
non ce qui est réellement. «
Ce n’est pas la
conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui
détermine la conscience », affirment Marx et Engels.
L'esprit est déterminé par ses conditions
matérielles d'existence : la réalité
économique et sociale (constituée par les forces
productives et rapports de production, dans un certain état de
leur développement historique) conditionne le
développement de la vie politique et culturelle, c’est-à-dire
des superstructures par lesquelles les hommes prennent conscience d’eux-mêmes.
Mais cette conscience est déformée. Marx et engels la
qualifient d’idéologique. L’
idéologie
est l’ensemble des représentations
déterminées inconsciemment par l'infrastructure
à titre de justification, c'est-à-dire pour favoriser
les intérêts de la classe dominante en imposant à
la classe dominée une vision faussée de la
réalité. En occultant les processus de domination,
l'idéologie empêche de s'y opposer. L’idéologie
des idéalistes est la croyance illusoire selon laquelle la
réalité est engendrée par un monde idéal.
Or, en croyant que les idées mènent le monde et en
cherchant à n’agir que sur l’esprit, «
ils
ne luttent aucunement contre le monde réellement existant
». On ne peut au contraire changer l’esprit qu’en
transformant la réalité socio-économique. Par
où l’on voit que si le matérialisme
épicurien était l’auxiliaire de la morale, le
matérialisme marxiste est au service d’un combat
politique.
2. Que penser du réductionnisme
matérialiste ?
Pour le
matérialisme, l’esprit n’est pas un principe, mais
s’explique par autre chose que lui-même : il est l’effet
ou le résultat de processus matériels
économiques (
Marx), mais
aussi atomiques (
Épicure),
pulsionnels et sexuels (
Freud),
cérébraux (neurosciences) - Le supérieur s’explique
alors par l’inférieur.
Reconnaissons toutefois que le primat de la matière (comme
cause) n’empêche nullement la primauté de l’esprit
(comme valeur). En effet que l’esprit soit
déterminé par la matière n’est pas une
raison pour encourager un matérialisme vulgaire, celui que l’on
reprochait aux « pourceaux d’Épicure ». Que le
supérieur (l’esprit) s’explique par l’inférieur
(la matière) n’empêche nullement de désirer
le supérieur. Désirer l’esprit, c’est
désirer la conscience et avec elle le pouvoir de choix que
rend possible la pensée, et ainsi l’exercice d’un
liberté. Or, ce désir n’a lieu qu’avec l’esprit.
La matière, elle, ne désire pas l’esprit : elle
le produit comme une nouveauté, mais ne s’en soucie pas
et le fera d’ailleurs bientôt périr (la mort est
certaine). « L’esprit n’est lui-même que le
produit le plus élevé de la matière »,
écrit Engels dans
Ludwig Feuerbach et la fin de la
philosophie allemande. Mais cette ascension de l’inférieur
au supérieur tient essentiellement à notre désir
et à notre volonté : «
Qu’un instant l’effort
se relâche, que le désir se fatigue ou se lasse& on
n’a plus qu’un “matérialisme”
vulgaire, plat, avachi, un matérialisme qui redescend —
et qui ne saurait par conséquent être philosophique
», estime André Comte-Sponville dans l
e Mythe d’Icare.
Reste toutefois à expliquer comment le supérieur peut
sortir de l’inférieur, l’esprit de la
matière, la pensée, pouvoir de distanciation sans
distance effective, de relations purement spatiales, de proche en
proche. Comment la matière pourrait-elle produire de l’esprit
si elle n’était pas elle-même déjà
en quelque façon organisée par un pouvoir de
synthèse qui est caractéristique de l’esprit
?
III. Peut-on nier l’existence de la
matière au profit du seul esprit
1. Les théories
immatérialistes
Il faut
attendre
Malebranche et
Berkeley, au XVIIe
siècle, pour que l'existence d'un monde matériel soit
récusée et que s'affirme ainsi un
idéalisme
radical.
Malebranche met en
cause la notion d'espace et d'étendue, et nie, en
conséquence, l'existence du monde matériel. Il soutient
que c'est Dieu lui-même qui produit les idées
grâce auxquelles nous pouvons appréhender les choses du
monde. Il parle ainsi de « vision en Dieu », qui nous
permet de voir les choses telles qu'elles sont effectivement. Pour
Berkeley, les sensations
étant identiques aux idées, elles ne peuvent pas
être la représentation des choses du monde ; or, rien
n'existe hormis la représentation, donc toutes les
qualités des choses dont on a conscience sont
réductibles aux idées présentes dans
l'esprit.
« Malebranche commence par constater, après Descartes,
que nous ne connaissons les choses extérieures que par
l'intermédiaire de nos idées. Dans la perception, nous
ne sortons pas de nous-mêmes et, quand nous voyons le Soleil et
les étoiles, « nous n'allons pas nous promener dans les
cieux » pour les contempler. L'objet immédiat n'est pas
le Soleil, mais « quelque chose qui est intimement uni à
notre âme et c'est ce que j'appelle idée [...],
ce qui touche et modifie l'esprit de la perception qu'il a d'un
objet ». Développant le même exemple,
Malebranche affirme que les seules étoiles que nous puissions
voir, auxquelles l'âme se puisse unir dans la perception, ne
sont pas dans les cieux. Ce sont des idées. Car des objets
matériels étendus ne peuvent pas s'unir à
l'âme inétendue. « C'est une même chose
à l'âme d'apercevoir un objet et de recevoir
l'idée qui le représente. » L'impossibilité
de concevoir une interaction entre la pensée et
l'étendue transforme le problème de savoir comment nous
connaissons les objets en celui de savoir comment nous connaissons
les idées de ces objets. La solution idéaliste
consisterait à remplacer les objets par les idées ou
à faire passer la nature dans la représentation en
postulant que la
réalité
objective des idées équivaut à leur
réalité. C'est à peu près ce que font
Berkeley et Malebranche, qui suppriment la valeur
représentative des idées. Sous la réserve que,
pour le premier, les sensations, identiques aux idées,
étant les choses, ne peuvent pas en être
représentatives, tandis que, pour le second, les choses sont
autres que les sensations qui nous les représentent ; au lieu
de cela, les idées, que nous voyons en Dieu qui les produit,
sont les vraies choses. » (Encyclopaedia Universalis)
2. Que penser de l’idéalisme
radical ?
Si
le
matérialisme
tente de façon contestable de ramener les processus psychiques
à des processus matériels, l’
idéalisme
radical ne tombe-t-il pas dans l’excès inverse ?
Il est vrai que nous ne
pouvons accéder à la réalité que par le
truchement de la représentation que notre esprit nous en
donne. Mais notre esprit ne saurait produire ses
représentations à partir de rien : il lui fait bien qu’elles
lui viennent d’ailleurs que de lui-même. Pourquoi
dès lors ne pas reconnaître l’apport des
sensations au contact d’une réalité
extérieure à notre corps. Que gagne-t-on à les
mettre au compte d’un autre esprit que le nôtre,
fût-il l’esprit d’un dieu créateur, dont l’existence
ne peut-être que l’objet d’une hypothèse
invérifiable ? Le cas de celles et de ceux auxquels l’usage
de l’un ou l’autre organes sensoriels, voir de plusieurs,
est éloquent : leur capacité de pensée est
lourdement handicapée.
Conclusion
La
distinction radicale de la matière et de l’esprit comme
leur réduction de l’un à l’autre sont
également insatisfaisantes. D’un sourire peut-on dire qu’il
est simple configuration géométrique d’un visage
ou pur vécu d’un esprit avenant ? Il est l’un et l’autre,
indissociablement. Il semblerait bien que la distinction de l’esprit
et de la matière comme la réduction de l ‘un
à l’autre tiennent davantage à une
infirmité de notre capacité à nous
représenter la réalité telle qu’elle est
en elle-même qu’à constitution effective de
celle-ci. Les matérialistes oublient que leur idée de
la matière est le produit de leur esprit et les
idéalistes qu’ils tiennent leur idée de l’esprit
de leur propre existence incarnée. Il se pourrait bien, comme
l’a conçu
Spinoza,
que l’esprit et la manière ne soient que deux attributs
d’une seule et même réalité
considérée sous deux angles différents cf.
Ethique III, 2.
Heidegger
récusait la métaphysique, qu’il accusait de
confondre l’être avec les êtres, qu’il
appelait étants pour les distinguer de l’être.
Nous serions bien inspirés de dépasser nous-même
la problématique qui fut celle des présocratique,
soucieux de penser la réalité en identifiant ses
probables composantes. La réalité est une, ne la
confondons pas avec les découpages que notre pensée lui
impose pour tenter de se la représenter !