La raison et le réel


Pour la pensée commune le réel est défini par ce qui s'offre à percevoir ou, du moins, est tenu pour susceptible d'être perçu. Les philosophes, plus circonspects dans leur appréciation de la réalité nous mettent tous en garde contre ce qui pourrait bien être une pure illusion : ce n'est pas la réalité elle-même que nous percevons, mais sa transposition mentale en nous, sans même nous en apercevoir. Platon a magnifiquement analysé cette illusion au livre VII de la République en suggérant, au moyen d'une allégorie, que le commun des mortels, tel des prisonniers enfermés dans une caverne et tournant le dos au monde extérieur, ne perçoit que l'image de celui-ci, tout en croyant le voir lui-même.  A supposer que ce soit bien la réalité que nous percevions, ce que nous nous représentons d'elle n'en est pas moins une reconstruction mentale, objet d'un jugement, fruit lui-même d'une interprétation des données sensorielles, comme l'a bien expliqué à son tour Alain à la vue d'un cube, à la suite de Descartes examinant un morceau de cire, qui n'a de cire que l'apparence (cf. cours sur la perception)!

Si les philosophes refusent de croire que le réel s'offre à nous tel qu'il peut être en lui-même, ils ne croient pas tous pour autant, comme Berkeley par exemple, que "être, c'est être perçu" et rien d'autre, et que le réel, par conséquent,  n'a pas de consistance propre en dehors de la pensée (cf. cours sur la matière et l'esprit).  Loin de vouloir nous détourner du réel - contrairement à l'accusation de Nietzsche les concernant - ils veulent au contraire nous aider à ne pas nous tromper à son sujet. Ils s'efforcent pour cela, chacun à leur manière de nous tracer un chemin grâce auquel nous puissions parvenir à le comprendre tel qu'il est, ou du moins tel qu'ils pensent qu'il est, à la lumière de leur propres investigations.


Lorsqu'elle s'émancipera de la philosophie, la science  confirmera ce dont les philosophes avaient eu l'intuition dès l'éveil de leur pensée critique  : ce qui s'offre à l'observation immédiate ne peut rien nous apprendre : il faut l'interroger et pour cela faire grand usage de la raison. "Rien n'est donné, tout est construit", finira par reconnaître Gaston Bachelard après avoir consacré l'essentiel de sa pensée à la recherche scientifique (cf. cours sur la théorie et l'expérience).


On comprendra dès lors que la philosophie consacre une part importante de sa réflexion au rapport de la pensée au réel dont l'enjeu n'est rien moins que la possibilité pour nous d'accéder à la vérité. Qu'est-ce que la vérité, en effet, sinon précisément l'accord de la pensée avec le réel : je penserai, à juste titre, que j'ai raison,  que je dis vrai, si ce que je dis correspond bien à la réalité (cf. cours sur la vérité).  Or pour que la pensée saisisse bien les choses telles qu'elles sont et accède ainsi au réel, il faut qu'elle procède méthodiquement et se donne des moyens de s'assurer de la justesse de son approche de celui-ci. Aussi, dès l'Antiquité grecque, dès avant Socrate même, avec les penseurs dits présocratiques, la philosophie occidentale s'est-elle interrogée sur les conditions de possibilité de la connaissance. La grande question - que Kant reprendra pour en faire le thème inducteur de sa recherche dans son maître ouvrage, la Critique de la Raison Pure - sera ainsi : "que puis-je savoir ?". Comment l'esprit humain est-il en mesure de se représenter correctement ce qui existe en dehors de lui ? Il s'agira alors de savoir comment il est possible de déjouer les pièges que nous tend notre esprit lui-même, dont la sensibilité est déformante et l'imagination débordante. Il est si facile de prendre nos désirs pour des réalités et des vessies pour des lanternes ! Nous voyons un bâton tordu et croyons si facilement qu'il l'est, en méconnaissant que, plongé dans un liquide, il nous renvoie les rayons lumineux selon un angle différent de celui où ils sont réfractés depuis sa partie émergée ! On comprend la prudence de ceux qui, en bons rationalistes, refusent de tenir pour vrai ce dont ils n'auront pas pu s'assurer soit par le raisonnement, en recourant aux procédés de la démonstration (cf. cours sur la démonstration) soit par la confirmation expérimentale (cf. cours sur la théorie et l'expérience et cours sur la vérité). Kant, en rationaliste critique de haut vol, montrera que, pour progresser dans la connaissance du réel, il faut bien user de sa raison et pour cela soumettre notre pensée aux principes directeurs qui la constituent - en quoi consiste la raison - , mais que cela n'a de chance de nous instruire qu'à condition d'interroger les données de l'observation que l'expérience nous procure en nous mettant physiquement en contact avec le réel. C'est dans le dialogue permanant entre la raison et le réel, qui n'est autre que l'effort de la pensée pour s'assurer de son adéquation au réel en respectant les lois qui le constituent (ainsi celle de l'identité  et de la non-contradiction : une chose est ce qu'elle est, et pas autre chose; on ne saurait donc dire à son sujet le même et son contraire - tels sont précisément les deux principes qui définissent fondamentalement la rationalité).

Demeure, une fois la pensée bien ajustée au réel grâce à la raison, la question de fonds : de quoi le réel est-il  fait ? Nous ne pouvons rien en dire que par le moyen de l'esprit qui, en nous, s'emploie à en percer le mystère. Cet esprit est-il lui-même un réalité distincte de la réalité qu'il s'efforce de connaître, celle-ci étant de nature purement matérielle, ou bien la réalité n'est-elle pas elle-même une matérialisation de l'esprit, sans laquelle on voit comment l'esprit pourrait s'y retrouver. C'est toute la question métaphysique, que pose tant l'existence de la matière et de l'esprit que leur rapport (cf. cours sur la matière et l'esprit). Question d'interprétation ? (Cf. cours sur l'interprétation).


© M. Pérignon