Dissertation
 
Sujet : Penser, est-ce dire non ?

 

 

Textes à méditer :

 

Platon, le mythe de la caverne (République, VII):

[penser, c'est tourner le dos aux apprences !]

Descartes, Méditation 1

[pour penser il faut commencer par douter de tout]

Nietzsche, Zarathoustra

[L'esprit doit passer par l'acceptation et le refus pour accéder à l'adhésion]

Alain, Propos des

16 juin 1923
14 juillet 1923
24 septembre 1927

Alain: Propos sur la religion

" Penser c'est dire non. Remarquez que le signe du oui est d'un homme qui s'endort; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi ? Au monde, au tyran au prêcheur? Ce n'est que l'apparence. En tous ces cas-là , c'est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l'heureux acquiscemen. Elle se sépare d'elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n'y a pas au monde d'autre combat . Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives , ses brouillards , ses chocs détournés, c'est que je consens , c'est que je ne cherche pas autre chose.Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c'est que je respecte au lieu d'examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette sonnolence. C'est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir , c'est nier que l'on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu'il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien."

Bachelard, Nouvel esprit scientifique

["L'opinion ne pense pas"]

 

CORRIGÉ

 

La capacité de penser est ce qui différencie, outre certains caractères physiques, l'homme des animaux. Or l'acte de penser peut se présenter sous trois formes de démarche intellectuelle distinctes. La première est celle de la simple prise de conscience.  Ainsi, lorsque l'on pense à quelque chose, on se le représente mentalement : si je pense à une maison, je me la représente en image ou en idée. Penser, c'est aussi, à un degré supérieur, conceptualiser : lorsque nous raisonnons pour déterminer la nature d’un être, nous en formons le concept, nous nous le représentons de façon rationnelle en faisant la part en lui ce qui le caractérise en propre et de ce qui pourrait changer sans qu’il cesse d’être ce qu’il est. Mais l’acte de penser, c'est aussi et peut-être surtout celui de juger : lorsque nous prenons position sur l’une ou l’autre question ou lorsque nous faisons des choix délibérés, nous pensons que les choses sont ou doivent être ainsi que nous le déclarons. 

Alain dit, en parlant de la dernière façon de penser, que nous venons d’évoquer, que « penser, c'est dire non ». Qu'en est-il ? Doit-on considérer que la pensée, quand  elle prend la forme du jugement, consiste en un refus, en une distanciation critique par quoi nous nous défendrions d’adhérer à une certaine façon de voir les choses ? S’il semble aller de soi, pour peu que l’on y prenne garde, que la pensée ne peut s’affirmer qu’en se démarquant de l’opinion, aux convictions bien souvent irréfléchies, il semble non moins évident qu’elle ne saurait en rester là, sous peine de sombrer dans un scepticisme stérile. Par où l’on voit qu’en se demandant si « penser, c’est dire non », nous sommes conduits à apprécier la valeur mais aussi les limites de l’esprit critique afin d’en déduire, pour nous-même, une sage façon de nous conduire lorsque nous prétendons penser.

Pour pouvoir répondre au plus juste à la question de savoir si penser, c’est dire non, nous aurons à nous en poser successivement trois autres. En quoi le jugement peut-il être conçu comme étant un refus ? En quoi, toutefois, ne saurait-il s’y réduire ? Et, enfin, en quoi la pensée est-elle, somme toute, un processus relevant à la fois du refus et de l'adhésion ?

 

Pour bien voir en quoi le fait de penser peut consister en un refus, il est capital d'analyser les étapes de la formation d'un jugement. Intellectuellement parlant, nous ne sommes pas vierges. J'entends par-là qu'ayant déjà une certaine expérience de la vie, nous avons été amenés par la force des choses à avoir des avis sur ce qui nous entoure. Mais ces avis ne sont en fait que des opinions, des idées que nous tenons pour vraies sans en avoir réellement analysé la teneur et estimé la valeur.

Ainsi, quand nous nous efforçons de penser, c’est-à-dire ici de juger les choses avec justesse, deux choix s'offrent à nous : rejeter l'opinion ou en faire une authentique pensée en l'approfondissant et en la consolidant au moyen d'un raisonnement la justifiant. Nous refusons alors partiellement ou totalement de croire en cette opinion.

Pour illustrer ce propos, je ferai une fois encore référence à Alain, qui dans ses propos du 16 juin 1923 et du 24 décembre 1927 disait respectivement : « ne point douter avant de savoir, car douter de quoi ? » et « si l'on veut n'être pas esclave, il faut d'abord n'être pas dupe, et résister en détail. Refuser de croire est le tout ; et ce refus définit assez l'intelligence ». Le premier propos explique que l’on prenne l'opinion comme point de départ, tandis que le second incite à l’examiner avant soit de la rejeter soit de l’adopter. Mettons que l'on veuille par exemple juger avec justesse de ce qu'il convient de faire lorsque l'on est malade : deux opinions, qui sont communément défendues, s'offrent à nous. Nous pouvons nous dire qu'il faut rester chez soi et se soigner, ou bien aller tout de même ou travail ou, tout du moins, vaquer à nos occupations habituelles. Ces deux opinions ne sont pas plus fausses l'une que l'autre, mais nous sommes tenus de les tenir à distance pour les examiner. Après examen, on conclura aisément qu'il ne s'agit ni de se borner à l'une dans tous les cas de figure, ni de se borner à l'autre chaque fois que le choix se présentera. Tout dépendra par exemple du degré de gravité du mal dont on souffrira, des risques que l’on encourra de l’aggraver en ne s’arrêtant pas. L'examen accompli nous conduira avec bon sens à nous dire que chacune des deux solutions peut être valable, et que ce qui doit justifier notre choix n'est point l’adhésion à l'une ou à l'autre pour telle ou telle raison, mais plutôt notre état du moment. C'est là l’exemple d'un jugement réfléchi qui a, en fait, transformé en pensée les deux opinions qui lui avaient servi de point de départ.

Mais l'opinion peut se présenter sous plusieurs formes, soit, comme nous venons de le voir, sous la forme d’un avis, communément exprimé, mais aussi sous la forme d’un point de vue personnel qui nous est suggéré. Dans l’un et l’autre cas, nous devons résolument agir de la même façon. C'est-à-dire que, si quelqu'un nous présente son opinion en nous disant ce qu'il convient de faire dans telle ou telle situation, nous devons réagir comme suit : nous ne devons pas accorder plus de crédit à cette affirmation que nous n'en aurions accordé à une opinion plus « publique ». Mais nous devons analyser cette opinion, et nous pourrons nous l'approprier, en faire notre pensée, si nous sommes  d'accord , après réflexion, avec le point de vue de notre conseiller. Si quelqu'un maintenant tente de nous convaincre, la situation est analogue, à ceci près que notre mentor nous guide dans les étapes de son raisonnement, ce qui n'était pas nécessairement le cas dans la situation précédente. Mais alors même qu’il tente de nous persuader, nous ne devons  pas céder à la tentation de le laisser jouer sur nos affects et les laisser prendre le pas sur notre propre réflexion. Ainsi, comme dans le cas précédent, nous devons garder la tête froide et apprécier le plus objectivement possible la justesse de ses considérations.

 

Cependant si nous avons vu que la pensée peut consister en un refus total, partiel, ou temporaire de l'opinion, il est important de voir qu'elle relève également en partie de l’adhésion. Partant de l’idée première, de l'opinion, le fait de penser induit nécessairement un refus, mais ce refus, il est important de le préciser, est temporaire et garantit des bases solides dans l'élaboration de la pensée en ceci qu'il la préserve des préjugés arbitraires susceptibles de l’induire en erreur. Ceci souligne de nouveau l'importance d'un recul critique rendu possible par la réflexion. Nous pouvons d'ailleurs, à la lumière de ce que nous avons expliqué auparavant, dire qu'une pensée qui n'est pas critique relève de l'opinion.

Le refus est bel et bien induit par la réflexion comme nous l'avons montré plus haut, mais montrons maintenant son aspect temporaire sur un exemple. Si l'on veut savoir quel produit de vaisselle est le plus avantageux nous aurons affaire à un refus majeur, celui de nous laisser influencer par la publicité. Ce refus est d’ailleurs nécessaire : comment établir en effet quel produit est le meilleur à partir de la seule publicité présentant tous les produits comme étant les meilleurs ? Cet état de refus sera néanmoins temporaire, car une fois que nous aurons déterminé le bon choix à faire, nous ne serons plus dans un état de refus, nous nous contenterons de ne plus prêter attention aux publicités ou autres sirènes pour suivre nos propres choix, ce qui est différent du refus.

L'autre chose qui conduit à dire que penser, c’est aussi en quelque façon dire oui, adhérer et c'est ce à quoi la pensée s’efforce de tendre. En effet, lorsque l'on parvient à une pensée, n’y parvient-on pas sous forme d'affirmation ? Quand on a trouvé la solution à un problème, on la retient comme étant la bonne, et on y adhère. C'est ce qui fait qu’alors nous arrêtons de réfléchir, c'est-à-dire que nous mettons un terme à notre recherche. Reprenons notre raisonnement précédent. Lorsque l'on a finalement trouvé le meilleur produit de vaisselle, on arrête, cela va de soit, de le chercher ! Pourquoi ? Parce que l'affirmation suivante est présente en notre esprit : « C'est, tout bien considéré, le meilleur produit ». Le choix du produit témoigne de l'aboutissement de notre recherche, car l'aurait-on acheté si la pensée mûrement réfléchie que nous avons obtenue ne nous l'avait pas présenté comme étant le choix le plus judicieux ?

Maintenant que nous avons vu en quoi consistaient les actes de refus et d'affirmation constitutifs de la pensée, il faut examiner le rapport entre eux. Examiner le rapport entre ces deux attitudes, c'est expliquer le processus qui régit la pensée. Nous allons donc maintenant analyser ce processus.

La pensée consiste, nous l'avons vu tout d'abord, en un refus temporaire qui sert à s'affranchir de toute opinion et ce refus lui permet de passer par un raisonnement salutaire. La pensée peut, nous l'avons vu, partir d'une opinion, mais, ce faisant, elle procède avec distanciation. La distanciation prise, on peut alors trancher, juger, et ainsi se rapprocher du but à atteindre par la pensée en élaborant un jugement juste, solidement établi, à égale distance du refus aveugle et de l’adhésion inconsidérée.

N’est-ce pas ce que Platon, au commencement de la pensée philosophique, s’efforça d’enseigner ? Son maître, Socrate, s’était employé à dépister, dénoncer et terrasser l’opinion, refusant d’émettre lui-même quelque avis que ce soit. Cela l’a conduit à la mort. Platon voulant donner à l’attitude critique de son maître toute chance de survivre a  inventé la dialectique, l’art de s’élever de pensées partielles, unilatérales, et relatives à des idées  adéquates à leur objet, claires et distinctes dira plus tard Descartes. Descartes à son tour passera par un doute radical, mais dont la découverte de la pensée à l’œuvre en son sein lui permettra de définir les conditions de validité d’une pensée vraie. Ainsi semble-t-il donc devoir y aller de toute pensée digne de ce nom. Nietzsche lui-même décrira, au seuil de son Zarathoustra, le cheminement de l’esprit en le comparant aux métamorphoses qui ferait d’un chameau, symbole de l’adhésion première, irréfléchie, un lion, déchirant à belles dents les certitudes immédiates, avant se de transformer lui-même en enfant, capable d’un oui supérieur à la vie.

 

Nous avons vu ce qu'était globalement la pensée. Pour répondre à la question de savoir si penser c’était refuser les préjugés, nous avons cerné ce qui, dans la pensée, requérait la négation, autrement dit le refus premier de toute affirmation. Alors nous sont apparus le caractère provisoire du refus ainsi que l'aspect décisif et final de l'affirmation, dans laquelle réside la caractéristique même de la pensée qui m'amènent à dire ceci : si penser est dire non, dans une certaine mesure, penser est en dernier lieu un acte d'affirmation, qui n'existe en fait essentiellement qu’en tant que tel.

Néanmoins, en nous appuyant une nouvelle et dernière fois sur les propos d'Alain : « Le doute est partout ; un doute actif et fort, par quoi tout se tient debout. De là vient la puissance d'attaque, et disons d'offense, de ces terribles pensées ; même quand elles posent, elles déposent déjà. Chacune va toujours au-delà d'elle-même. » (14 juillet 1923), comment ne pas nous demander, finalement, si nos jugements peuvent être définitifs, s’il ne doivent pas au contraire faire l'objet d'un examen critique permanent, sans cesse renouvelé, dans la grande tradition socratique ? Sans cela ne finiraient-ils pas par retomber eux-mêmes dans le domaine de l'opinion ?

 

14 septembre 2002,

Nicolas Simon, élève en Terminale L au Lycée  Saint Pierre Chanel de Thionville

relu, corrigé et complété par M. Pérignon

 

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