Étude de la

PREMIÈRE MÉDITATION
de Descartes

par

Michel PÉRIGNON

 

 

 

A. Vue d'ensemble - plan

 

 

1. Abrégé et titre

 

a) Abrégé

 

Il met l'accent sur les raisons d'être du doute qui sera mis en oeuvre dans la méditation:

"Je mets en avant les raisons pour lesquelles nous pouvons généralement douter de toutes choses..." en l'absence de fondements assurés.

Il en expose brièvement la fonction

- il nous délivre de nos préjugés;
- il accoutume notre esprit à se détacher des sens;
- il rend possible une inébranlable certitude.

 

b) Le titre

Il met l'accent sur l'objet du doute : "Des choses que l'on peut révoquer en doute"

 

c) En fait, abrégé et titre disent la même chose en déplaçant l'accent

[(abrégé) raisons de douter] [des choses que l'on peut révoquer en doute (titre)]

La première méditation expose conjointement les raisons de douter et les choses dont on peut douter.

 

 2. Méditation

 

a) Forme :

à la fois "mémoires" et exposé rationnel. Descartes expose sa pensée telle qu'il l'aurait pensée. Unité de la démarche personnelle et conceptuelle. D'où le titre de Méditation, réflexion en acte.

 

b) Contenu-plan

 

B. Analyse - commentaire

 

1. Abrégé

 

a) Raisons de douter de toutes choses ....

N.B. Doute cartésien, doute total et raisonné.

Raisons (arguments) et choses (objet):

- Réalités matérielles

• Les sens nous trompent -> doute portant sur les apparences
• En songe, nous sommes illusionnés sur la réalité de ce dont nous rêvons -> doute sur réalité du monde

- Réalités rationnelles

• Il y a un Dieu tout puissant qui peut faire que je croie à ce qui n'est pas
-> doute sur réalité des essences mathématiques et sur raisonnement.
• Je suis enclin à retomber dans la crédulité -> argument du malin génie
==> doute sur tout.

 

b) ... en l'absence de fondement assuré.

Cf. Discours I: Descartes déçu par ce qu'on lui a enseigné, tissu de vraisemblances.

Descartes dépassera le cap du doute, sera à nouveau assuré de l'existence du monde extérieur (Méditation 6 ), mais seulement quand celui-ci pourra être l'objet d'une connaissance certaine; ce qui ne sera possible qu'en traversant la solitude du doute et du cogito (phase idéaliste).

Et la certitude à laquelle l'esprit reviendra, quand il sera assuré de fondements fermes, sera davantage celle qu'apporte la connaissance scientifique du monde que celle d'une assurance concernant sa réalité sensible; ou, plutôt, la réalité du monde se réduira essentiellement à ce que la science peut en dire.

Kant parlera d'idéalisme "problématique" pour désigner la démarche cartésienne qui réduit un moment le monde à n'être que ma représentation. En fait l'idéalisme cartésien n'est pas si problématique que cela : Descartes le "déchaîne dans le monde " (Beaufret): cf. morceau de cire (Méditation. II fin): de la réalité du monde ne reste que ce que l'esprit en conçoit.

 

c) Utilité du doute (qui n'apparaît pas immédiatement)

- Vaincre les préjugés (même fonction que l'ironie socratique)
Préjugés : essentiellement ceux qui viennent de notre enfance et de notre éducation (sur lesquels se sont développées nos opinions ultérieures) par les effets conjugués du dogmatisme naïf de la connaissance sensible et de l'autorité des précepteurs, qui enseignent par exemple la physique scolastique avec ses qualités "occultes" ou non...

= Préjugés qui barrent la route de la vérité.

- Nous détacher des sens

Ici encore, parenté avec Platon: cf. allégorie de la caverne (fonction impartie à la dialectique); même idée chez Bachelard: cf. Psychanalyse de la connaissance, Cf. Objections 3 p.399 1.

Ceci est essentiel.

N.B. Détachement: condition même de la certitude.

Car dans la connaissance sensible se mélange inextricablement:

1° ce qui vient des corps extérieurs
2° ce qui vient de nos sensations
3° ce qui vient d'un jugement qui prolonge ces impressions, nous poussant à affirmer que les choses sont comme nous les voyons et sentons (ainsi la couleur, la saveur, la chaleur, la pesanteur... sont elles mises par nous dans le corps lui-même, cf. morceau de cire).

La connaissance sensible, essentiellement impure anime ce qui est corporel, "corporifie" ce qui est spirituel. S'en détacher par le doute, c'est déjà préparer la physique mathématique pour laquelle le corps se réduira à une pure étendue géométrique inerte et surtout c'est permettre la connaissance métaphysique qui portera sur les réalités intelligibles

Cf. Rep. 2 p.368 l.9-12; p.392 l.6-10

- permettre de découvrir des certitudes véritables.

Troisième rôle du doute: permettre une certitude inébranlable conquise de la haute lutte - cf. "chevalier français parti d'un si bon pas " - dont la force sera à la mesure du doute qui la précède.

 

2. Texte

 

I. La décision de douter

 

a. Origine (§1a)

 

(1) Analyse
Descartes expose sa décision de se "défaire de ses anciennes opinions, de commencer tout de nouveau dès les fondements". Décision qu'il met à exécution (sens du verbe "agir" ) exécution dont la première méditation nous donne le compte-rendu.

Il en expose
  - l'origine
  - l'intention.

Il explique
  - pourquoi il l'a différée
  - pourquoi il la met maintenant à exécution

 

(2) Intérêt philosophique du passage. Suggestions

 

- intérêt épistémologique :

La recherche de la vérité, à laquelle s'adonnent philosophes et savants, passe par la ruine préalable de l'opinion. Il y va de la "fermeté et de la solidité" de la pensée. Le rejet de l'opinion est la condition première et sine qua non de l'instauration de la pensée en même temps qu'il en est la démarche primordiale. L'opinion est l'ennemi numéro un (de la pensée) à abattre.

Socrate, le Père de la philosophie, l'avait bien compris, lui qui se faisait un devoir de débusquer les faux monnayeurs de la pensée, lui qui faisait de l'ironie sa méthode philosophique. Plus près de nous, Bachelard commence son ouvrage sur "la formation de l'esprit scientifique" en disant : " Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le problème de la connaissance scientifique. La science dans son besoin d'achèvement comme dans son principe s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort..." p. 13-14

- intérêt "existentiel"

En donnant aux premières lignes de son ouvrage un caractère biographique, Descartes nous présente à travers son propre itinéraire l'image du philosophe aux prises avec sa vocation philosophique. L'homme et la philosophie se rejoignent dans un même portrait.

- intérêt "moral"

Déjà souligné. La liberté est l’assomption du devoir être. On naît (est) à être. Assumation "sérieuse", ascétique, chevaleresque.

 

 

b- Dispositions : modalités du doute : §1b

 

 

Textes parallèles au passage énonçant la première condition p. 267 l.21-22; p.268 l. 1-7.

Discours IV p. 147 l. 10-16 : "Pour ce que je désirais vaquer (seulement) à la recherche de la vérité, je pensai qu'il fallait que (je fisse tout le contraire, et que) je rejetasse comme absolument faux ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable"

Principes II. p. 571 : ... "il n'y a point d'apparence que nous puissions nous délivrer (de nos préjugés), si nous n'entreprenons de douter une fois en notre vie de toutes les choses où nous trouvons le moindre soupçon d'incertitude "... "Il sera même fort utile que nous rejetions comme fausses toutes celles où nous pourrons imaginer le moindre doute, afin que si nous en découvrons quelques-unes qui, nonobstant cette précaution, nous semblent manifestement vraies, nous fassions état qu'elles sont aussi très certaines et les plus aisées qu'il est de connaître".

Cinquièmes objections.

- résumé des objections contre la cinquième méditation p. 470 Gassendi : "Il suffirait de tenir les connaissances seulement pour incertaines et de mettre ensuite à part celles qui seraient reconnues vraies; au lieu de les regarder comme fausses, ce qui est un nouveau préjugé"

- Réponse de Descartes p. 475-476 l. 21 s. Descartes répond : une telle objection n'a pas de poids philosophique. Elle serait le fait d'une philosophie, s'il montrait ce disant qu' " une telle supposition nous peut induire en erreur". Ce qui n'est pas le cas : mais ce qui est plus intéressant, c'est que Descartes compare sa supposition à un artifice dont la fonction est d'éclairer davantage la vérité. (p. 476 l. 32-42)

 

Dispositif du doute:

. Il est double :
1) Il suffira à Descartes, pour rejeter ses "anciennes opinions", pour "s'empêcher de leur donner créance", de la plus légère incertitude et non d'une fausseté évidente : Défiance de principe généralisée.

2) La ruine des principes entraînera la ruine de leurs conséquences.

. Avant de s'attacher "à détruire généralement toutes ses anciennes opinions " (cf. infra. p. 19 l. 20-21) Descartes élabore sa stratégie. Ce que nous appelons les "dispositifs du doute ", ce sont les principes de cette stratégie, de ce plan d'action destructrice.

- Prise en son ensemble, cette stratégie se caractérise par son souci d'économie des moyens : pour détruire généralement ses anciennes opinions, Descartes se contentera d'y trouver quelque raison de douter et il ne s'attaquera pas à toutes mais seulement aux principes sur lesquels les autres reposent. Ces dispositions, méthodiques (stratégie : méthode) sont nécessitées par la quantité des opinions dont il faut se défaire : les examiner chacune en particulier serait "un travail infini". Démontrer leur fausseté serait une entreprise dont on "ne viendrait peut-être jamais à bout" ; il faut trouver un moyen, plus simple mais aussi efficace, qui permette aisément de les rejeter toutes : au lieu de démontrer la fausseté de chacune de ses opinions, Descartes n'examinera que leurs principes et s'autorisera de quelque raison de douter qu'il y pourra rencontrer pour les rejeter.

- Descartes justifie son choix de ce double raccourci :

Premier raccourci : en matière d'incertitude il n'y a pas de différence entre l'évidement faux et le pas entièrement certain. Dans l'un et l'autre cas, la pensée doit refuser aussi soigneusement son assentiment (créance).

Deuxième raccourci : la solidité d'un édifice reposant sur celle de ses fondements, c'est de la solidité des fondements qu'il faut d'abord s'assurer. Il en va de la solidité des opinions comme de celle d'un édifice : elle repose sur celle de leurs principes. C'est donc eux qu'il convient de tester en premier.

. Remarque au sujet du premier élément du dispositif retenu.

- En conséquence de cette condition, les raisons spontanées qu'aura Descartes de douter seront de plus en plus minces à mesure qu'on passera des connaissances sensibles au savoir rationnel, et son doute devra être de plus en plus volontaire et forcé jusqu'au moment où il évoquera l'hypothèse du "Malin Génie", dernier recours pour maintenir le doute.

- Décision de rejeter simplement douteux : transposition du premier précepte de la méthode (Discours p. 131)

. Remarque au sujet du second élément.

Il faut prendre garde au terme employé par Descartes pour désigner le fondement de ses opinions : il parle de "principes". Ces principes sont moins eux-mêmes des opinions que la source des opinions. Or les philosophes ont tous distingué jusqu'à Descartes deux sources de la connaissance humaine : 1° Les sens; 2° La raison. C'est au sujet de ces deux sources qu'il va falloir se demander si l'on a pas quelque raison de refuser sa créance aux propositions qui reposent sur leur témoignage.

N.B. Décision de s'attaquer aux principes : accentuation du 3ème précepte de la méthode, cf. Discours II p. 138

. N.B. Nature du rejet des opinions : douteux = faux?

Dans le passage des Méditations qui concerne la mise en oeuvre du doute, notre passage, Descartes ne parle que de "rejeter", de "détruire" ses anciennes opinions, de leur refuser sa créance. Il ne précise pas davantage le sort qu'il leur réserve. Par contre dans le Discours et les Principes de la philosophie (cf. textes parallèles) il parle de les rejeter comme (absolument) fausses. La différence mérite d'être relevée. Hypothèse : Descartes aurait-il été sensible à l'objection de Gassendi ?

 

Déploiement du doute

 

I. Le doute raisonnable (§ 3 à §7)
- doute sur la connaissance sensible. Raison de douter : erreur des sens.

- doute sur l'existence des choses sensibles. Raison de douter : indistinction du rêve et de la veille.

 

• Doute sur la connaissance sensible :

"Tout ce que j'ai reçu... je me réglais sur leurs exemples" §2-3 (L'argument des erreurs de perception)

 

- textes parallèles

Discours IV p. 147 l. 16-19 : "... à cause que nos sens nous trompent quelquefois. Je voulus supposer qu'il n'y avait aucune chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer"

Principes I § 4 p. 572 l. 3-10 : "... nous douterons en premier lieu si, de toutes les choses qui sont tombées sous nos sens ou que nous n'avons jamais imaginées, il y en a quelques-unes qui soient véritablement dans le monde, tant à cause que nous savons par expérience que nos sens nous ont trompé en plusieurs rencontres et qu'il y aurait de l'imprudence de nous trop fier à ceux qui nous ont trompé, quand même ce n'aurait été qu'une fois comme aussi à cause que nous songeons presque toujours en dormant..."

Recherche de la vérité p. 888-889

Poliandre : Y a-t-il quelqu'un qui puisse douter que les choses sensibles, j'entends celles qui se voient et se touchent, ne soient beaucoup plus assurées que les autres...?
Eudoxe : ... je trouve étrange que les hommes soient si crédules, que d'appuyer leur science sur la certitude des sens, puisque personne n'ignore qu'ils trompent quelque fois et que nous avons juste raison de nous défier toujours de ceux qui nous une fois trompé.
Poliandre : Je sais bien que les sens trompent quelque fois, s'ils sont mal disposés, comme lorsque toutes les viandes semblent amères à un malade ; ou bien trop éloignés, comme quand nous regardons dans les étoiles, qui ne nous paraissent jamais si grandes qu'elles sont; ou généralement, lorsqu'ils n'agissent pas en liberté selon la constitution de leur nature.
Mais tous leurs défauts sont fort aisés à connaître, et ils n'empêchent pas que je sois maintenant fort assuré, que je vous vois, que nous nous promenons en ce jardin, que le soleil nous éclaire, et bref que tout ce qui paraît communément à mes sens est véritable.
Eudoxe : Puisqu'il ne suffit pas de nous dire que les sens nous trompent en certaines occasions, où vous l'apercevez, pour vous faire craindre qu'ils ne le fassent aussi en d'autres, sans que vous le puissiez reconnaître : je veux passer outre, pour savoir si vous n'avez pas vu de ces mélancoliques, qui peuvent être cruches ou bien avoir quelque partie du corps énorme; il jugerait qu'ils le voient et qu'ils le touchent ainsi qu'ils imaginent. Il est vrai que ce serait offenser un honnête homme que de lui dire, qu'il ne peut avoir plus de raison qu'eux pour assurer sa créance, puisqu'il s'en rapporte comme eux, à ce que ses sens et son imagination lui représentent. Mais vous ne sauriez trouver mauvais que je vous demande si vous n'êtes pas sujet au sommeil..."

Méditations VI p. 322 § 2 "... plusieurs expériences ont peu à peu ruiné toute la créance que j'avais ajoutée aux sens, car j'ai observé plusieurs fois que des tours, qui de loin m'avaient semblé rondes, me paraissaient de près être carrées, et que les colonnes, élevées sur les plus hauts sommets de ces tours, (qui de loin m'avaient semblé rondes) me paraissaient de petites statues à les regarder d'en bas: et ainsi dans une infinité d'autres rencontres, j'ai trouvé de l'erreur dans les jugements fondés sur les sens extérieurs... (et pas seulement sur les sens extérieurs, mais même sur les intérieurs...)

(Et à ces raisons de douter j'en ai encore ajouté depuis peu 2 autres fort générales... (rêve. Dieu trompeur)).

. Nous l'avons constaté en analysant le passage qui expose ce que nous avons appelé "les conditions du doute" : Descartes s'est assigné pour tâche de "s'attaquer d'abord aux principes sur lesquels toutes ses anciennes opinions étaient appuyées", et il s'est fait un devoir de rejeter tout ce à quoi il trouverait le moindre sujet de douter.

. Ce sont ces dispositions qui sont mises en oeuvre dans le § 2 que nous commentons. Or sur quoi "appuyait"-il ses opinions les plus assurées? (cf. Rech. de la Vérité, Eudoxe) - sur la "certitude des sens" : "Tout ce que j'ai reçu jusqu'à présent pour le plus vrai et le plus assuré, je l'ai appris des sens, ou par les sens" (Méditations).

. Aussi est-ce sur la valeur du témoignage des sens, de la connaissance sensible, que Descartes va d'abord s'interroger (à sa façon, c'est-à-dire) en y cherchant quelque raison de douter.

. Quelle raison invoque-t-il pour rejeter ses anciennes opinions qui reposent sur la connaissance sensible?
- Le fait que nos sens nous trompent quelque fois ! De ce fait, Descartes ne donne aucun exemple dans la première Méditation. Le lecteur a facile de faire appel à sa propre expérience. Toutefois il suffit de se rapporter à la sixième Méditation et A la recherche de la vérité pour en découvrir quelques-uns mentionnés par Descartes lui-même (cf. t. parallèles) : Tour carrée perçue ronde : statues colossales petites en apparence etc...
- Mais ce fait n'est pas encore en soi une "raison " suffisante de douter : de ce que les sens nous ont trompé quelquefois, "en plusieurs rencontres" (principe 4), nous ne sommes pas fondés à conclure qu'ils sont, par nature, trompeurs (cf. réplique de Poliandre dans les Recherches de la Vérité)
- N'attendons pas toutefois de Descartes qu'il nous "prouve" que les sens sont trompeurs, essentiellement. Ce serait contraire au parti qu'il a pris de se résoudre à rejeter tout ce en quoi il découvrirait la moindre raison de douter. (Ne concluons pas non plus d'une raison légère à la légèreté de la raison invoquée : Descartes aurait pu démontrer l'inaptitude de la connaissance sensible à procurer la vérité (sens = avertisseurs biologiques cf. Méditation 6 ); il adjoindra au fait des erreurs perceptives l'argument du rêve (et celui du Dieu trompeur !), qu'il réunit dans les Principes)
Descartes fonde en "droit" ce que le seul "fait" des erreurs des sens ne saurait autoriser ; et c'est à ce niveau qu'intervient le second temps de l'argumentation (passé sous silence dans le Discours ) : "Il est de la prudence de ne se jamais fier entièrement à ceux qui nous ont une fois trompée". Point n'est besoin d'invoquer une multitude de "rencontres " dans lesquelles les sens nous ont trompé : qu'ils nous aient trompé une seule fois suffit car cette seule rencontre prouve qu'ils peuvent nous tromper et qu'en conséquence il est raisonnable de s'en méfier : celui qui veut "établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences" (p.267 l.9-10), bâtir non sur du sable mais du roc (Discours ) il convient d'être prudent c'est-à-dire ici méfiant.
Mais la méfiance n'a-t-elle pas des limites qu'elle ne saurait dépasser sans devenir maladive ? S'il est sage (raisonnable-règle de la prudence) de refuser sa confiance à qui est susceptible de nous tromper, n'est-il pas en revanche insensé, déraisonnable, de se méfier de qui est à l'abri de tout soupçon ? (
§ 3)
N'est-ce pas s'engager sur la voie de la folie, n'est-ce pas imiter ces "insensés" ("mélancoliques")... que de douter de ce dont on ne peut raisonnablement douter ? N'est-ce pas tomber dans l'extravagance des fous-hystériques, paranoïaques, dirions-nous aujourd'hui (cf. Schopenhauer: sceptique solipsiste: fou enfermé dans un blockhaus ) que de douter de ce qui s'offre à nos sens avec toute l'intensité de la réalité: (choses proches et massives) ex... Méditations..... Recherche de la Vérité.

. Somme toute, la prudence ne fait pas le poids.
La croyance spontanée au témoignage des sens (le réalisme naïf) revient en force avec de solides arguments (Et Descartes se fait l'espace d'un paragraphe l'avocat du diable : il plaide la cause
réaliste).
N.B. La Méditation va avoir dès lors constamment ce mouvement d'aller et retour (1. aller: doute ; 2. retour: retour en force de la croyance spontanée)
D'où la nécessité de rendre le doute de plus en plus volontaire, lié à la liberté la plus tendue de l'intellect - liberté sur laquelle insistaient les 1ers § de la Méditation ainsi que l'abrégé. Ici la croyance spontanée va objecter que s'il est possible que les sens nous trompent, concernant des objets éloignés, cela n'est plus valable à propos des choses proches et massives.

. C'est alors que pour maintenir le doute va surgir l'argument du rêve:
= seconde raison fondamentale de douter de la connaissance sensible, nettement reliée à la 1ère dans les Principes : "tant à cause que... comme aussi à cause que"...

 

• Doute sur l'existence des choses sensibles :

"Toutefois... fausseté ou d'incertitude" §59 (L'argument du rêve)

 

- Textes parallèles

Discours IV p. 147 l. 25-30 "Et enfin" (dans le Discours : dernier argument.

Dans Méditations : 2°, à l'appui du 1er partant : choses sensibles) "considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu'il y en ai aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes choses qui étaient jamais entrées en mon esprit n'étaient non plus vraies que l'illusion de mes songes"

Principes I § 4 p. 572 "... Nous douterons... si de toutes les choses qui sont tombées sous nos sens ou que nous avons jamais imaginées il y en a quelques-unes qui soient véritablement dans le monde, tant à cause que nous savons par expérience que nos sens nous ont trompés... comme aussi à cause que nous songeons presque toujours en dormant, et que pour lors il nous semble que nous sentons vivement et que nous imaginons clairement une infinité de choses qui ne sont point ailleurs et que lorsqu'on est ainsi résolu à douter de tout, il ne reste plus de marque par où l'on puisse savoir si les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres".

Recherche de la vérité p. 820 Poliandre : "Je veux donc bien, à notre persuasion, me représenter ces difficultés les plus fortes qu'il sera possible, et employer mon attention à douter si je n'ai point rêvé toute ma vie, et si toutes les idées que je pensais ne pouvoir entrer en mon esprit que par la porte des sens, ne s'y sont point formées d'elles-mêmes, ainsi qu'il s'en forme de pareilles à toutes les fois que je dors, et lorsque je sais bien que mes yeux sont fermés, mes oreilles bouchées, et bref qu'aucun de mes sens n'y contribue. Et par conséquent, je serai non seulement incertain si vous êtes au monde, s'il y a une terre, s'il y a un soleil: mais encore, si j'ai des yeux, si j'ai des oreilles, si j'ai un corps, et même si je vous parle, si vous me parlez, et bref de toutes choses..."

Le mot "toutefois" marque une nouvelle reprise du doute.

- La croyance spontanée aux données sensorielles était revenue en force, invoquant la certitude des choses proches et massives, "desquelles on ne peut raisonnablement douter ", à moins de se régler sur l'exemple des "insensés ".

- Il s'agit à présent pour Descartes de déjouer cette croyance spontanée (de s'en prémunir), qui se donne pour raisonnable, renvoyant le doute à son sujet dans la folie.

- Il invoque, à cet effet, les songes, ce que l'on appellerait aujourd'hui, dans le jargon de la psychanalyse, les productions oniriques.

Son argumentation est la suivante :

Je puis douter aussi raisonnablement de la réalité des choses proches et massives que de la réalité des choses "lointaines et peu sensibles", car ces choses, je les vois également en rêve et je les vois alors vraies. Quoi de plus naturel, de plus normal (de plus humain) que de rêver. Or cela même qui me paraissait indéniable (à savoir que j'étais assis ici auprès du feu, vêtu d'une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains) je l'ai rêvé à maintes reprises "alors que j'étais tout nu dedans mon lit " !

Rien ne sert de faire appel à l'impression que j'ai de ne pas rêver actuellement à ces mêmes choses, cette impression n'est pas décisive; les arguments (ex: clarté et distinction supérieures des pensées éveillées) qui permettent de distinguer la veille du sommeil ne sont pas décisifs : quand je dors, quelle que soit l'indistinction de mes idées, je crois à leur réalité ! Aussi, n'étant pas sûr de pouvoir bien distinguer la veille du sommeil, à preuve: "je suis presque capable de me persuader que je dors". Il y a soupçon de doute. Ce qui suffit, d'après la première condition du doute, pour que je considère comme fausses ou plutôt pour que je rejette toutes mes anciennes opinions qui me sont venues "des sens ou par les sens"; ce qui suffit pour que je sois en droit de supposer (de "feindre ") que je suis endormi (cf. Recherche de la Vérité ) et que rien n'existe de ce que je crois percevoir, du moins tel que je crois le voir.

Somme toute: l'argument du rêve fait vaciller la croyance en la réalité du monde, et par là même va beaucoup plus loin que la première critique concernant les erreurs des sens.

N.B. Précédent de la critique cartésienne de la connaissance sensible : Platon, Théétète 158 a-d : argument du rêve, faisant suite à argument des erreurs sensorielles.

 

"Toutefois il faut au moins avouer que..."

Nouveau retour de la croyance spontanée s'appuyant sur l'imagination du rêve : les images du rêve ne viennent-elles pas cependant de "modèles généraux " préexistants, et dont je ne puis douter?

N.B. A. France, dans un langage analogue à celui de Descartes ici, écrira : "Le poète a inventé la nymphe mais la nature avait déjà créé l'océan, le nuage et la femme".

- En quoi consiste l'imagination du rêve? Descartes la compare à la création artistique du peintre.

. Elle est productrice du composé. Et c'est en quoi elle nous trompe. Le "mélange" et la "composition " nous induisent en erreur parce qu'ils sont capricieux.

. Mais comment douter de la réalité des éléments mis en oeuvre par la composition? Considérons les éléments de ces compositions: "des yeux, une tête, des mains, et tout le reste du corps, ne sont pas des choses imaginaires, mais vraies et existantes ". A la limite, même en admettant un pouvoir d'invention extrême, dont la fiction passerait la réalité, il resterait toujours que "les couleurs doivent être véritables " (couleurs: symbole de l'élément irréductible). En outre, même si l'élément ainsi isolé se révélait à son tour composé, "il faut toutefois avouer qu'il y a des choses encore plus simples et plus universelles, qui sont vraies et existantes".

- Ces choses "simples" et "universelles", Descartes les appelle, dans un sens disparu de nos jours, "natures simples" cf. Regulae XII  p. 80s. Par "natures simples " Descartes entend les qualités indécomposables au moyen desquelles il estime que toutes les autres sont composées. D'où l'appellation, également usitée, de "notions communes".

- Ces "natures simples" qui servent à former le fantastique ou le réel sont, en ce qui les concerne, indubitables. Elles ont un caractère bien plus rationnel que sensible. Le doute à leur sujet va donc devenir plus difficile - et sera en même temps plus grave s'il est maintenu, car c'est du pouvoir même de notre raison que nous serons alors amenés à douter : on s'achemine ainsi vers l'hypothèse finale du "Dieu trompeur " qui implique que notre raison elle-même est pervertie.

- Ces éléments, qui entraînent dans la composition opérée ici par l'imagination, sont : l'étendue, la figure, la grandeur, le nombre, le temps, etc. (il conviendra de se souvenir de ceci quand on analysera le passage sur le morceau de cire, Méditation II fin)
N.B. Le temps: Descartes distingue dans les Principes (I 55 et Pléiade p. 596 l. 4-7) le "temps" comme convention arbitraire de mesure de la véritable "durée" des choses qui n'est distinguée de celles-ci (de leur substance) qu'en pensée.

- La mise en évidence de ces éléments simples a pour conséquence de dépasser le faux dilemme entre le réel et l'idéal, puisqu'ils peuvent intervenir et dans les choses composées, qui sont "feintes et fantastiques", et dans celles qui sont "vraies et réelles".

- Ainsi, même si les sciences de la nature, telles la physique, l'astronomie ou la médecine, qui "dépendent de la considération des choses composées" sont douteuses, il reste que les vérités mathématiques, appuyées sur la simplicité des éléments, sont (de ce fait: leur appui) indubitables : (c'est du moins ce qui ressort de la seule considération des "natures simples"...) "Que je veille ou que je dorme", 2 + 3 = 5: carré: 4 côtés. Il ne me semble pas possible que des vérités aussi apparentes puissent être soupçonnées d'aucune fausseté ou incertitude.

- Poursuivant l'élan précédent, Descartes se demande maintenant s'il est vraiment possible de douter des certitudes mathématiques qui sont ici comme l'âme de la raison et qui sont l'armature des "natures simples" évoquées il y a un instant.
Si l'on peut aussi en douter, la croyance aux "natures simples " sera aussi rejetée du même coup et la pensée semblera, d'autre part, n'avoir plus aucun recours. La deuxième phase du doute qui va maintenant intervenir pour s'attaquer même aux certitudes les plus rationnelles est l'argument du "Dieu trompeur " (doute hyperbolique).

N.B. "Doute hyperbolique": nom donné par Descartes au doute méthodique, radical dont les raisons vont être exposées à la fin de cette 1ère méditation. Il entend par là que ce doute est poussé à l'extrême, qu'il n'est que théorique et provisoire. cf. réponse à la 7ème objection; "il ne s'agissait là que de ce doute extrême qui est hyperbolique (métaphysique) et ne doit aucunement être transporté dans la vie réelle". Cf. 6ème méditation avant dernier paragraphe p. 334 l. Principes I 30 p. 584 l. 9

 

 

III. Le doute hyperbolique

 

(A) Doute sur les essences mathématiques et sur le raisonnement mathématique - argument du Dieu trompeur-:

 

"Toutefois il y a longtemps... si je désire trouver quelque chose d'assuré et de constant dans les sciences" §8 - §9

 

Jusqu'ici les connaissances que Descartes a toujours tenues pour les plus certaines (cf. Discours, Principes infra) à savoir les notions, les propositions (et les raisonnements) mathématiques, ont résisté aux attaques destructrices du doute. Elles ont échappé au naufrage des certitudes sensibles par la découverte des "natures simples", à l'abri de tout soupçon (et qui sont à l'homme de sciences ce que sont les couleurs au peintre).

Pourtant la certitude mathématique (prototype de la certitude rationnelle) si elle est bien supérieure à la certitude sensible, ne satisfait pas pleinement Descartes. L'expérience lui montre qu'on peut se méprendre en raisonnant, qu'on peut commettre des paralogismes.

Aussi veut-il faire porter son doute sur "les démonstrations (mathématiques) et sur les notions mathématiques elles-mêmes" (les principes de la mathématique). Ces notions et démonstrations ne résisteront pas à cet ultime assaut ! Tant et si bien que de ses anciennes opinions, aucune ne subsistera.

. Descartes doute successivement des essences mathématiques (natures simples) et des liaisons logiques (démonstrations). Ce faisant il introduit le doute au coeur même de la raison. (Après les sens, c'est autour de la seconde source reconnue traditionnellement à la connaissance).

. Au nom de quoi la raison est-elle convaincue d'impuissance à saisir la vérité ? Au nom des erreurs auxquelles elle est sujette ? Le texte du Discours pourrait le laisser croire. Mais le texte des Principes indique clairement que ce n'est pas là que se trouve la principale raison de douter, tandis que celui des Méditations n'accorde plus à ces erreurs qu'une place secondaire : dans ces deux textes "le fait qu'il y a des hommes qui se méprennent " n'est plus que l'indice qui met sur la voie de la suspicion, il ne rend pas compte du rejet des notions et opérations mathématiques. - Je serais porté à croire que "l'argument" des erreurs de démonstration est tout au plus à la raison de douter des mathématiques ce que les erreurs des sens sont à l'argument du rêve.

. En fait, Descartes rejette les connaissances rationnelles au nom d'un principe universel de fausseté, sous la dépendance duquel serait notre pensée toute entière, de part en part, et que manifesteraient les paralogismes auxquels se laissent aller certains. Ce principe de fausseté qui est sensé présider à l'exercice de la pensée en lui donnant le sentiment illusoire que ce qu'elle conçoit est réel et qui fait qu'elle se trompe en raisonnant, Descartes le présente sous les traits créationnistes d'un Dieu tout puissant, créateur de notre être.
Retour de la croyance. Qu'un tel Dieu ne soit pas radicalement trompeur, voir même qu'il n'existe pas, n'infirme en rien la supposition d'irrationalité qu'il figure ; c'est ce qui signifient les deux "peut-être " qui viennent préciser, nuancer l'idée du Dieu trompeur. Somme toute, Descartes s'autorise du fait que nous nous trompons quelque fois pour supposer qu'il y a à l'origine de notre être une source de fausseté, que notre raison est impuissante et livrée à l'erreur.

. Ainsi donc même les certitudes mathématiques se trouvent finalement rejetées. Il convient de bien saisir la signification de ce rejet  : il signifie qu'une certitude plus haute (et qui sera métaphysique) devra être trouvée. La certitude mathématique a besoin d'être fondée ( et avec elle, la science ) et c'est le sens même des Méditations. cf. M. III p. 286 l. 9-11 - rôle du cogito et de Dieu -.

 

La destruction de ses anciennes opinions à laquelle Descartes s'est livré atteint son terme avec le rejet des certitudes rationnelles. Des deux sources traditionnellement reconnues à la connaissance, aucune n'a résisté au doute que Descartes a fait peser sur elles. (Doute dont il souligne ici le caractère volontaire et méthodique). Aussi conclut-il "(qu'il est nécessaire que je m'arrête et suspende désormais mon jugement (époché sceptique) sur ces pensées et que je ne leur donne pas plus de créance, que je ferais à des choses qui me paraîtraient évidemment fausses, si je désire trouver quelque chose de constant et d'assuré dans les sciences". Conclusion qui nous renvoie à la résolution de départ dont la mise en oeuvre du doute a été l'exécution

A noter: ne pas faire dire à Descartes (comme certains l'ont fait) ce qu'il ne dit pas. Descartes ne dit pas qu'il considère ses anciennes opinions comme fausses, mais qu'il n'y croit pas plus que si elles l'étaient. Descartes suspend son jugement !

 

 

 

(B) Le Malin Génie

 

"Mais il ne suffit pas d'avoir fait ses remarques... difficultés qui viennent d'être agitées" §9 - §11

 

Descartes est maintenant parvenu au terme de son entreprise de destruction : de toutes ses anciennes opinions, aucune n'a résisté au doute.

Dès lors il ne lui reste plus qu'à suspendre son jugement (Époché) s'il veut trouver quelque chose d'assuré et de constant dans les sciences.

 

Mais la suspension du jugement n'est pas aisée à maintenir.

- La croyance spontanée, ayant à la fois pour elle la force de la vie et une plus grande probabilité, tend à reprendre le dessus. D'autre part la faillibilité de la mémoire (et l'affaiblissement que le souvenir implique toujours) va rendre précaires les raisons de douter jusque là évoquées.

- Descartes, soucieux de ne pas se laisser aller à ses anciennes opinions, va donc devoir trouver un moyen de leur résister.
C'est le sens du "parti contraire", réclamé par la prudence d'une pensée usant de sa liberté pour ne pas se laisser prendre au piège du vraisemblable, de l'opinable. Il s'agit pour Descartes d'assurer la suspension de son jugement, de faire en sorte qu'il ne penche pas plus d'un côté que de l'autre (plateaux de la balance : crédulité, défiance).
Étant donné qu'il a tendance à pencher du côté de la crédulité, Descartes se trouve dans l'obligation de leur opposer un contrepoids : d'accentuer sa défiance. Comment ? En "feignant" que toutes ses pensées sont fausses et imaginaires et non seulement douteuses ou simplement vraisemblables. Autrement dit en radicalisant son doute.

- Ce coup de force de la pensée, signe de sa liberté, n'est-il pas risqué? Il le serait, nous dit Descartes, s'il s'agissait d'agir : l'action ne souffre pas de délais, elle requiert la détermination, l'assurance, le parti pris ; c'est le sens de la 3ème partie du Discours de la Méthode, des trois règles de la Morale provisoire. Mais il s'agit maintenant de "méditer et de connaître ", dit Descartes. Or, en ce domaine, qui est celui de la recherche de la vérité, le refus radical du vraisemblable est la condition même de la vérité ! Descartes n'a rien à perdre, il a tout à gagner.

 

Descartes vient de décider en toute lucidité qu'il lui fallait feindre que toutes ses anciennes opinions étaient fausses et imaginaires. Il lui reste à donner corps à cette fiction, qui est en même temps une ruse de la pensée : "Je supposerai donc qu'il y a... un certain Malin Génie... qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que..."

Alors que l'argument du Dieu trompeur avait pour but de nous amener à douter même des essences mathématiques et des liaisons logiques de la pensée rationnelle, l'argument du malin génie sert, ne l'oublions pas, à maintenir psychologiquement le doute, à permettre de prendre toujours le "parti contraire" (comme on courbe en l'autre sens un bâton tordu pour le rendre droit, 5ème Obj. p. 476 l. 34-35) de la croyance naïve à qui le probable suffit et tient lieu de vérité.

N.B. Le malin génie signifie aussi (Hamelin) l'irrationalité possible de tout (à ce stade des Méditations).

 

Descartes s'attarde un instant à peser le bénéfice retiré de la fiction du malin génie : "si, par ce moyen... jugement ".

Ainsi, d'un côté, le non savoir absolu. De l'autre l'absolue liberté de la pensée. - De cette situation va surgir le cogito, 1ère certitude.

 

La première Méditation s'achève sur un passage de la plus haute importance : "Mais ce dernier est pénible..."

 

- Il nous montre un Descartes inquiet, sur le qui-vive, tenté d'abdiquer, de retomber dans ses anciennes opinions, redoutant de voir sa liberté conquise de haute lutte, impuissante à le sortir de son incertitude.

- Mais l'intérêt du passage n'est pas essentiellement biographique. "J'appréhende, dit Descartes, de me réveiller de cet assoupissement  " : Par delà l'anecdote, la vie du philosophe, il y va de la vérité, de la philosophie elle-même : La croyance spontanée au réel, le dogmatisme naïf du "bon sens" est en fait une sorte de rêve éveillé dont la philosophie doit nous tirer pour nous mener laborieusement à la vraie réalité. Ce texte a des résonances platoniciennes. Il évoque la fameuse allégorie de la caverne où les prisonniers croient à des ombres qu'ils sont accoutumés de voir plus réelles et plus vraies que les choses véritables qui les "éblouissent si on les leur montre tout à coup " (Rep. VII ).

 

 

 

Réflexion d'ensemble

 

Nous voici parvenu au terme de notre analyse de la première Méditation. Il convient à présent de nous interroger sur la signification et l'originalité de sa démarche en portant sur elle un regard d'ensemble.

Quelle est cette démarche? Qu'est-ce qui y est entrepris ?

Sa démarche est celle d'un esprit qui se défait de ses préjugés en les soumettant à un doute radical. Aussi est-ce sur la signification de ce doute qu'il importe de se pencher.

Comme les sceptiques, appelés Pyrrhoniens (du nom du philosophe grec du IVème siècle avant Jésus-Christ, cf. Pascal) ou encore, Académiciens, appelés tels par Ciceron qui faisait de ce terme l'équivalent de Pyrrhoniens dans l'ignorance du mot sceptique, Descartes doute de tout, son doute est absolu : il porte sur le témoignage des sens (argument: des erreurs percepteurs et du rêve) ; il porte sur les vérités mathématiques et les liaisons logiques (argument du Dieu trompeur).

Mais son doute s'oppose radicalement au doute sceptique. Il est

Provisoire : il procède d'une intention constructive, préalable obligé de la connaissance (hygiène de la croyance).

Volontaire : point de départ : déception (Descartes nous dit dans le Discours qu'au sortir de la sujétion de ses percepteurs, il prit la résolution d'abandonner les lettres) assumé en décision de sortir du doute.

Méthodique : doute : chemin qui mène à la vérité.

Optimiste et "héroïque" (Hegel) confiant, tendu vers la découverte d'un seul assuré.

 

Descartes ne se contente pas de remâcher les arguments des sceptiques roulés par la tradition (illusion des sens, rêves, diversité des opinions etc.) ce qui le dégoûte plutôt : cf. seconde réponse p. 367 "encore que j'eusse vu... Méditation toute entière".

Il les refond librement dans une révolte intérieure, dont la philosophie même est la fructueuse récompense. Pour Montaigne "la profession des Pyrrhoniens est de branler, douter, enquérir, ne s'assurer de rien, de rien ne se répondre... ils se servent de leur raison pour conquérir et se débattre, mais non pas pour arrêter et choisir" etc. (Essais II 12)

Descartes veut, au contraire, épuiser le pyrrhonisme
Cf "d'être toujours irrésolus, car, au contraire, tout mon dessein ne tendait qu'à m'assurer et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc et l'argile" (p. 145 l. 6-10)

Douter n'est pas chez Descartes le geste las d'un vieillard (de 44 ans), un geste de fatigue; c'est l'aspiration secrète, et finalement triomphante, à une plus-value de la pensée au sein de ses déceptions. (Déceptions, dont Descartes nous fournit le compte-rendu dans le Discours). Elles ont eu pour effet de renvoyer le chercheur déçu qu'il était à son effort personnel, seul capable d'aboutir : une entreprise autonome, avec ses joies et ses peines, ses précautions et ses risques...

 

- Le cartésianisme pointe dès que Descartes se persuade que la certitude espérée n'est pas reçue, mais conquise, qu'il faut la trouver soi-même avant de l'offrir aux autres. Son entreprise: une entreprise qui se doit d'être d'abord destructrice c'est-à-dire libératrice, destructrice des opinions, libératrice de la pensée.

N.B. C'est dire que le doute cartésien est un doute méthodique. La méthode n'est pas extérieure à la pensée. Elle en est l'âme. Régie par le doute (cf. 1er précepte, Discours 2) elle appartient intrinsèquement à la pensée, elle est son droit chemin. Le chemin n'est autre que la pensée, il n'est pas ce qui mène à la pensée comme résultat : il est déjà la pensée elle-même. Dans la Vème Méditation, en effet, le doute "nous prépare, dit l'abrégé, un chemin très facile pour accommoder notre esprit à se détacher des sens..." Mais cet acte est en lui-même, et précisément en tant que chemin, l'instauration de la pensée philosophique.

 

Pourquoi Descartes n'accepte-t-il aucune opinion?

Parce que l'opinion se nourrit de ce que la pensée rejette : le vraisemblable. Parce que la pensée veut la vérité; sa recherche est celle "du roc et de l'argile" ; elle ne saurait, comme l'opinion, construire sur le sable de la vraisemblance, du vrai en gros et en vrac.

 

A la fin de la première Méditation, le doute est total et, dit Descartes, "Si par ce moyen il n'est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d'aucune vérité, à tout le moins il est encore puissance de suspendre mon jugement ". Derrière cette phrase nous pouvons voir se profiler la thèse cartésienne de la liberté (l'homme est libre d'adhérer ou non à une proposition) . Le doute chez Descartes n'est pas un doute de faiblesse, un doute contraint, le doute d'un esprit incapable de démêler l'écheveau des opinions bariolées. Le doute cartésien est libre et volontaire. Il est la marque que "l'esprit use de sa propre liberté" (abrégé). C'est à travers la distinction qu'il établit entre la volonté et l'entendement (4ème Méditation) que Descartes, dans une lettre de 1643 adressée à un hollandais nommé Buitendigck, précise sa conception du doute. A son correspondant qui lui avait demandé "s'il était permis de douter de l'existence de Dieu " Descartes répond : "Il faut, ce me semble, distinguer dans le doute ce qui revient à l'entendement, on ne doit pas chercher si quelque chose lui est permis ou non, puisqu'il n'est pas une faculté de choisir, mais seulement si cela lui est possible. Et il est certain que nombreux sont ceux dont l'entendement peut douter de Dieu : parmi eux tous ceux qui sont incapables de démontrer avec évidence son existence, quoique par ailleurs ils aient une foi véritable : la foi en effet est du ressort de la volonté ; celle-ci ôtée, le fidèle peut examiner par la raison naturelle s'il y a un Dieu et ainsi douter de Dieu. Mais en ce qui concerne la volonté, il faut faire une nouvelle distinction : entre le doute qui porte sur la fin et celui qui porte sur les moyens. Si quelqu'un se donne pour objet de douter de Dieu, de façon à persister dans ce doute, il commet un grave péché, en voulant rester dans le doute sur une chose d'une telle importance. Mais si quelqu'un se propose le doute comme moyen pour atteindre une connaissance plus claire de la vérité, il fait une chose toute pieuse et honnête".

 

Nous pouvons retenir de ce texte que ce n'est pas tant du côté de l'entendement que de celui de la volonté que le doute fait problème. Au niveau de la volonté en effet, Descartes distingue deux aspects du doute. Nous trouvons d'une part le doute qui persiste dans le doute (celui qui porte sur la fin) et d'autre part, le doute qui cherche à atteindre la vérité et qui n'est qu'un moyen pour parvenir à une connaissance indubitable. Sur caractère volontaire du doute, cf. Alain Idées p. 123-124

Tel est le doute cartésien : un doute volontaire mais méthodique, expression de l'exigence de vérité, au service de cette vérité, un doute de force "héroïque" et non un doute de faiblesse entêtée, un doute confiant enfin.

 

© M. Pérignon

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Notes

1. Les pages indiquées sont celles de l'édition de l'oeuvre de Descartes dans la Pléiade