Le sujet

    Le terme de sujet a d’abord été une catégorie du discours. Il désigne primitivement, chez Aristote, ce dont on parle. Ainsi, lorsque l’on analyse la proposition selon laquelle « le ciel est bleu », on reconnaît au « ciel » la nature de sujet que l’on qualifie en lui attribuant la couleur « bleue ». Aristote est, ainsi, conduit à tenir le ciel pour une réalité objective, à en faire une substance, dont la caractéristique serait d’être bleue. Le terme sujet en vient ainsi à désigner un être réel et singulier.

    Il faudra attendre Descartes pour que son usage soit réservé au seul sujet de la connaissance et reçoive ainsi la signification qui est encore aujourd’hui la sienne en philosophie. Lorsque Descartes découvre le sujet pensant, c’est au terme d’une recherche d’un fondement assuré de la connaissance. Après avoir, dans ce but, douté de tout ce qu’il tenait jusqu’alors pour assuré, Descartes découvre qu’il ne saurait toutefois douter d’exister lui-même comme sujet pensant: « je pense, donc je suis », telle est l’évidence première sur le fondement de laquelle il va s’efforcer désormais d’accéder au savoir. Le « je » conscient (cf. cours sur la conscience)  se voit ainsi promu au rang de principe sur lequel non seulement la connaissance mais aussi la morale et le droit vont  pouvoir se fonder. Être sujet, c'est être en mesure de rendre raison des choses et de soi-même, de s'affirmer comme être libre et responsable.

    En intronisant ainsi le sujet, la pensée classique présupposait qu’il était maître de ses pensées et de ses actes. Mais était-ce toujours le cas ? Comment comprendre alors les nombreuses situations affectivesoù le sujet est comme subjugué (cf. cours sur le désir et cours sur autrui)? Comment expliquer la folie qui le prive de toute maîtrise de soi ?  Comment rendre compte des mille et un conditionnements sociaux qui déterminent ses choix à son insu ? Aussi, à partir du XIX e siècle, ceux que Paul Ricœur appellera les « maîtres du soupçon », Marx, Nietzsche et Freud, s’emploieront à montrer que le prétendu sujet n’est pas en fait, selon l’expression de Freud, « maître dans sa propre maison ». Loin d’être à l’origine de ses pensées et de ses actes, le sujet serait selon Marx le produit des rapports sociaux, selon Nietzsche l’expression de la volonté de puissance et selon Freud la résultante de processus inconscients (cf. cours sur l'inconscient).

    Contre tous ces metteurs à mal du sujet, renouant ainsi avec Descartes, Sartre rétablira le sujet dans sa dignité d’acteur de son destin en affirmant sa radicale et inaliénable liberté. Il n’est pas ce que l’on a fait de lui, affirme Sartre, mais ce qu’il fait de ce que l’on a fait de lui. En lui « l’existence précède l’essence » : il existe d’abord et se définit ensuite !


    La philosophie du sujet de Sartre sera mise à mal par tout un courant qui réactualisera la pensée des dénégateurs de la subjectivité du XIXe  siècle, le courant structuraliste. Claude Lévi-Strauss montrera que les véritables ressorts de nos choix individuels se cachent dans les structures qui donnent forme et vie aux productions culturelles. Louis Althusser réactualisera le matérialisme historique de Marx  et expliquera les positions de chacun par sa place dans le système économique. Jacques Lacan montrera que la loi de l'ordre symbolique s'impose au sujet, qui n'est donc plus l'instance explicative du discours ni de l'agir humain (« L'inconscient est structuré comme un langage», dira-t-il). Michel Foucault, pour sa part, s'efforcera de mettre à jour les structures latentes - ou conditions de possibilité - de nos pratiques sociales comme de nos discours rationnels, ou prétendus tels. Quant à Jacques Derrida, il s’en prendra à la catégorie de subjectivité (conçue comme présence transparente de soi à soi), et lui opposera la dislocation des identités.

    Il reviendra, à la fin du XXe  siècle, à Paul Ricœur de mettre à plat, en dehors de tout parti pris, la question du sujet en consacrant dix études magistrales à son identité dans « Soi-même comme une autre ». Il y cherchera pour le sujet un statut qui lui évite aussi bien l’exaltation que l’humiliation.



© Michel PÉRIGNON